Le Figaro, no. 19347
Le Figaro Entreprises & emplois, lundi 16 octobre 2006, p. 6, 7, 8, 9
ENQUETE
Quand les talents détalent...
EXPATRIATION Plus de deux millions de Français vivent à l'étranger. La moitié de ceux qui sont installés hors d'Europe est constituée de cadres et d'entrepreneurs.
Anne JOUAN
«JE SUIS un Irlandais, c'est-à-dire un Noir de l'Europe. Je suis né en Irlande, pays du tiers-monde », disait le héros des Commitments, le film d'Alan Parker. C'était en 1991. Il y a encore quelques années, l'Irlande était effectivement plus considérée comme un pays agricole, pauvre et sale que comme une terre d'accueil de cerveaux français. Les temps ont bien changé. Approach People est une agence créée en 2000 et spécialisée dans le placement des Français en Irlande. Cette année, elle fêtera son 1 000e expatrié inséré. « Etant donnée la difficulté pour les jeunes de trouver un premier emploi en France, ils viennent chercher et trouver du travail ici », analyse Laurent Girard-Claudon, le fondateur et PDG.
En majorité diplômés bac + 5 ou bac + 8, ils sont ingénieurs en informatique, comptables ou vendeurs de haut niveau. Nombre d'entreprises, en particulier américaines installées en Irlande, sont demandeuses de personnel français puisque certains de leurs services sont entièrement gérés par des Français sur place. C'est le cas d'IBM, Bell, Microsoft, Apple ou Hertz. Bilan : en dix ans, la population française en Irlande a plus que quadruplé.
« Diaspora d'ingénieurs »
De 1995 à 2005, le nombre de Français recensés par nos consulats à l'étranger a augmenté de 40,5 %. Hélène Charveriat, délégué général de l'Union des Français de l'étranger, estime, ellee, le nombre de Français expatriés à plus de deux millions. Elle note aussi que plus de la moitié des immatriculés hors Union européenne sont des cadres ou des entrepreneurs. Pour être comptabilisé, un expatrié doit s'inscrire au consulat. Or, seule la moitié s'y inscrirait. « Il est difficile de parler de fuite des cerveaux étant donné que les statistiques ne nous informent pas sur le retour des expatriés en France et que la moitié des Français de l'étranger sont des bi-nationaux », observe Bernard Gentil, du ministère des Affaires étrangères.
Le rapport d'information du Sénat de Jean-François Poncet sur l'expatriation des jeunes Français, publié en juin 2000, s'inquiétait pourtant déjà d'une « diaspora d'ingénieurs ou d'entrepreneurs français installés à l'étranger ». Il ajoutait : « Loin de contribuer au rayonnement de la France à l'étranger, leur départ est le signe visible d'une moindre compétitivité du territoire national ».
Yannick Vallée, président de l'université Grenoble-I Joseph-Fourier, et premier vice-président de la Conférence, des présidents d'université constate une fuite des cerveaux non négligeable vers les Etats-Unis, notamment pour les chercheurs en biologie. « Car il est difficile de trouver du travail en France quand on est biologiste. Le mouvement Sauvons la recherche en 2003 est d'ailleurs parti de cette spécialité », note-t-il.
Le Conseil national des ingénieurs et scientifiques de France (Cnisf) note pour sa part que deux fois plus d'ingénieurs français sont partis travailler à l'étranger par rapport à il y a dix ans. Fin 2005, 13,2 % des ingénieurs travaillaient hors de France, soit 74 000 personnes dans quatre principales zones d'emploi (les États-Unis, la Suisse, l'Allemagne et la Grande-Bretagne). Parmi ceux qui sont partis, 30 % l'ont fait à la demande de leur employeur. Ce qui signifie que 70 % l'ont fait de leur propre initiative.
Pourtant, Daniel Ameline, délégué général du Cnisf, se refuse à y voir une fuite des cerveaux : « On en fait tout un battage mais pour nous il s'agit d'un mouvement mineur. En fait, il s'agit d'exportation de matière grise et de personnes qui vont revenir. » Et d'ajouter, le plus sérieusement du monde, qu'il faudrait qu'il y ait plus de Français qui partent « pour le bien de notre économie ».
« Ils vendent la France »
Hélène Charveriat, délégué général de l'Union des Français de l'étranger, partage ce point de vue : ceux qui ne reviennent pas « vendent la France » à l'étranger. « Avant on ne quittait pas son pré carré mais depuis dix ans les mentalités ont changé : on s'ouvre et on quitte le cocon familial. Ce qui constitue un signe très positif pour nous : on s'ouvre à d'autres cultures. » Pour Jacky Chatelain, directeur général de l'Apec (Association pour l'emploi des cadres), il n'est pas non plus question de fuite des cerveaux : « Quand Siemens embauche un Français pour travailler aux Etats-Unis, il est toujours dans une entreprise européenne. »
N'y aurait-il pas un fossé générationnel entre la réalité telle qu'elle est perçue par les élites dirigeantes et la façon dont elle est vécue par les plus jeunes ? Le site Internet EuropUSA : vivre, travailler, étudier ou voyager aux Etats-Unis analyse la situation de la façon suivante : « La France forme les jeunes, qui ne trouvant pas de boulot, doivent partir travailler ailleurs. (...) Ne vaut-il pas mieux avancer, expérimenter de nouvelles méthodes pour sortir de l'impasse plutôt que de faire du sur place ? »
Si les jeunes chercheurs partent creuser leur trou ailleurs, ce n'est pas toujours de gaieté de coeur. « La majorité part par obligation, estime Fabienne Godfarb, 30 ans, maître de conférence à Orsay. Car si on veut un poste stable, il faut partir. En sciences dures, il est nécessaire de passer par la case post-doc, de préférence à l'étranger. » Ce qui, reconnaît-elle, n'est pas complètement vrai : on fait miroiter aux jeunes chercheurs un poste pour après mais les laboratoires ne paient pas de billet retour. La faute de l'exil des chercheurs reviendrait au « manque d'attraction de la fonction recherche à cause du mandarinat français et l'absence de politique de recherche », juge Jacky Chatelain. « Il n'y a pas de fuite des cerveaux pour les chercheurs. Comme ces derniers n'intéressent personne ici, ils partent là où on les trouve intéressants. »
Encadré(s) :
A Londres, les Français sont jeunes et diplômés
LE NOMBRE de Français installés au Royaume-Uni a triplé entre 1985 et 2005. Et les femmes sont plus nombreuses que les hommes (56 %). En ce qui concerne l'âge des Français en Angleterre, un tiers a moins de 25 ans, et 47 % ont entre 25 et 39 ans. Le poids des 40-65 ans est de 17 % contre seulement 4 % des plus de 65 ans. Selon la direction des Français à l'étranger du ministère des Affaires étrangères, « il est vraisemblable que l'expatriation vers le Royaume-Uni se fait pour des raisons professionnelles, pour débuter une carrière. L'expatriation n'est pas définitive et le retour en France se fait après 40 ans ».
Si le niveau de qualification est élevé (35 % ont un niveau supérieur au bac), il n'y a pas que les diplômés de l'enseignement supérieur long qui viennent au Royaume-Uni. 56 % en effet ne possèdent qu'un diplôme d'enseignement supérieur court. Mais l'évolution va vers une qualification élevée.
Enfin, en ce qui concerne le domaine de la recherche, on dénombre 1 600 Français travaillant pour le système universitaire britannique (soit 56 % de plus qu'en 1995). Parmi ces 1 600 universitaires, la moitié fait exclusivement de la recherche. Ils font de la biologie (18 %), de la physique (15 %), des langues (15 %) et des sciences de l'ingénieur (7 %).A. J.
Les dix propositions de Georges Charpak
Pour Le Figaro, le Nobel de physique 1992 livre dix propositions pour stopper l'hémorragie de chercheurs vers l'étranger.
1Restaurer la qualité des universités en sélectionnant les étudiants à l'entrée.
2Imposer un enseignement minimal aux chercheurs.
3Maintenir l'agence de financement sur projet.
4S'assurer que toutes les disciplines sont représentées.
5Évaluer le fonctionnement de l'agence de financement dans la mesure où cette agence est jeune.
6Amplifier le soutien aux jeunes chercheurs sous la forme de contrats très conséquents sur quatre-cinq ans, comme de véritables start-up, évitant ainsi la nécessité de répondre à de multiples appels d'offre modestes.
7Pour les positions permanentes, éviter d'avoir une position dogmatique : l'âge de recrutement varie avec les disciplines (par exemple : la maturité des mathématiciens s'affirme avant celles des biologistes ou des médecins).
8Avoir confiance dans les jeunes chercheurs pour gérer leurs fnances.
9Supprimer le poids de Bercy qui étouffe toute tentative par les organismes de recherche d'alléger leur gestion. Justifier les dépenses a posteriori et non a priori.
10 Augmenter les salaires.
« Tout part de Londres ! »
Élise Gaud, 26 ans, diplômée de l'ESCP-EAP en 2004, analyste chez Goldman Sachs à Londres.
« QUAND on est un jeune diplômé français d'une grande école et que l'on souhaite travailler dans la finance, on va à Londres. Car tout part de là ! Sans compter que les offres y sont beaucoup plus nombreuses qu'en France et les emplois plus diversifiés. C'est pourquoi j'ai choisi le Royaume-Uni pour ma première expérience professionnelle. Mon ami, ingénieur diplômé d'une école française, y travaillait déjà. Lui aussi est dans le secteur de la finance. Mais dans deux ans, mon salaire sera supérieur de 20 %, puis de 50 % et 100 %. Dans l'immédiat, je n'ai pas du tout l'intention de rentrer en France parce que j'y perdrai en terme de carrière. Mais à long terme, pourquoi pas. Pour l'instant, j'observe que beaucoup de jeunes diplômés français de grandes écoles comme l'ESCP, HEC, l'Essec ainsi que des écoles d'ingénieurs, viennent s'installer ici. »A. J.
« Je ne pense pas rentrer »
Charles Plessy, 31 ans, docteur en biologie moléculaire, en post-doc à Tokyo depuis près de trois ans.
« APRÈS ma thèse s'est posée la question du post-doctorat. Savoir qu'en France un post-doc gagne un salaire désastreux, en l'occurrence 1 500 Euro par mois, m'avait refroidi. Puis, un post-doc se faisant généralement à l'étranger, j'ai choisi le Japon. Quitte à déménager, autant aller loin ! Mon labo à Tokyo m'a invité à passer une semaine sur place avant de faire mon choix, ils ont pris en charge mon billet d'avion ainsi que mon hébergement, chose impensable en France. Au Japon, je gagne 3 000 Euro net mensuel. J'ai d'abord été embauché par mon labo en CDI avec pour obligation de trouver un financement extérieur. J'ai mis un an à le trouver à la Japanese society for promotion of science, agence de moyens pour les chercheurs. Après, tout est ouvert, pourquoi ne pas rester au Japon ? Plus le temps passe et moins je pense à rentrer en France. A. J.
« Connaître d'autres cultures »
Bernard Poussot, 54 ans, président et vice-chairman du groupe pharmaceutique américain Wyeth.
« J'ai toujours été content de partir à l'étranger, depuis mes premiers séjours linguistiques en Allemagne à l'âge de dix ans jusqu'à mon départ à Chicago pour Searle en passant par ma coopération au Maroc. J'aurai pu mener une carrière similaire en France, mais j'apprécie tout particulièrement le dynamisme américain en terme de recherche pharmaceutique. On se sent forcément porté, euphorisé par cette appétit pour l'innovation et l'implication des salariés dans l'entreprise. Jamais le salaire n'a été une de mes motivations pour faire carrière aux États-Unis, mais plutôt l'intérêt des découvertes scientifiques, l'envie de connaître d'autres cultures avec ma famille et la passion du voyage. Être français n'a jamais été un frein à ma carrière et je me suis très bien intégré à la société américaine ».
A. L.
Jeu 21 Déc - 3:25 par mihou