Le Monde
Analyses, vendredi 21 juillet 2006, p. 2
EDITORIAL & ANALYSES
EUROPE CHRONIQUE
Un nouveau regard sur l'immigration
THOMAS FERENCZI
L'Union européenne ne peut à la fois se présenter fièrement comme la championne des droits de l'homme dans le monde et se montrer insensible à la détresse des immigrés qui se pressent à ses portes ou qui ont clandestinement franchi ses frontières. Elle ne saurait, au nom des valeurs dont elle se réclame, se contenter de refouler ceux qui tentent d'entrer sur son territoire ou d'expulser ceux qui y sont entrés illégalement.
Les drames des sans-papiers, qui risquent leur vie par dizaines de milliers pour gagner les rivages de l'Europe et qui sont condamnés au travail au noir, à la précarité, à des conditions de vie et de logement souvent indignes lorsqu'ils parviennent à leurs fins, exacerbent la contradiction entre les idéaux de l'Union et la réalité à laquelle elle doit faire face.
Les dirigeants européens ont fini par prendre conscience de ce décalage inacceptable et de la nécessité d'apporter à la question des flux migratoires une réponse « humanitaire », et non plus seulement « sécuritaire », comme le dit Patrick Gaubert, député européen et président de la Licra (Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme), qui appelle inlassablement à une nouvelle politique de l'immigration. Cette politique devrait passer, chacun en convient désormais, non seulement par une plus grande ouverture à l'immigration légale mais aussi par l'accroissement de l'aide économique destinée au développement des pays dont sont issus les immigrés. « Si on ne veut pas qu'ils viennent chez nous, il faut qu'ils soient bien chez eux », note Patrick Gaubert.
Depuis quelques années, les autorités européennes affirment leur volonté de renforcer leur coopération avec les Etats d'où viennent ces populations, en particulier ceux du continent africain. Une stratégie pour l'Afrique a même été adoptée. Comme l'a souligné Jacques Chirac au cours de son entretien du 14 juillet, sans mentionner la dimension européenne de l'action en faveur du développement, si l'Afrique ne se développe pas, « ces gens inonderont le monde ». Mais les efforts restent fragmentaires et les actes tardent souvent à suivre les déclarations d'intentions.
La conférence euro-africaine de Rabat, les 10 et 11 juillet, a peut-être marqué le début du vaste partenariat revendiqué de part et d'autre. Certes les méfiances demeurent et les engagements pris demandent à être concrétisés. Les vieux réflexes ont la vie dure. Les Européens, tout en reconnaissant qu'ils auront besoin de plus de main-d'oeuvre étrangère, continuent de mettre l'accent sur la lutte contre l'immigration clandestine. Les Africains s'inquiètent de la fuite des cerveaux que risque d'entraîner la politique d'immigration « choisie » défendue notamment par Nicolas Sarkozy, en les privant d'une partie de leurs élites. Mais au moins un dialogue s'est-il ouvert entre toutes les parties intéressées.
On peut juger cette avancée bien modeste, parler, comme le font certains, d'une occasion manquée, considérer que le volume de l'aide européenne n'est pas à la hauteur des enjeux, regretter, avec le ministre belge de la coopération, Armand De Decker, que la question de la corruption en Afrique n'ait pas été franchement abordée ou encore redouter que le plan adopté au terme de la conférence ne soit qu'un catalogue de voeux pieux ou, au mieux, de mesures sans portée réelle. Il n'empêche : un premier pas a été fait, qui en appelle d'autres. « Nous avons un plan, et des moyens existent pour le mettre en oeuvre », a déclaré Catherine Colonna, la ministre française déléguée aux affaires européennes.
La question est aujourd'hui de savoir si les Etats européens seront enfin capables de s'entendre pour offrir au monde une autre image de l'Europe que celle des tristes camps de réfugiés dans lesquels s'entassent des hommes et des femmes à la recherche d'une vie meilleure.