belle analyse de Mahalia Nteby
Franc CFA, aide au développement, dette, mondialisation : Fondements
économiques de l’asservissement de l’Afrique
L’angle politique, militaire ou intellectuel de la recolonisation des pays
africains est de plus en plus souvent abordé dans les médias du continent. Par
contre, on observe une certaine réticence à exposer les rouages économiques
employés pour maintenir l’Afrique sous tutelle, qui sont, il est vrai, beaucoup
plus subtils, autant dans leur principe que dans leur application. Mahalia Nteby
en décrit ici quelques uns.
“L'Afrique n'a certainement pas toujours eu droit aux dirigeants qu'elle
méritait, mais elle n'a pas non plus connu que des dirigeants malhonnêtes,
incompétents et corrompus. Le fait que l'ensemble des états africains soient
aujourd'hui confrontés à des difficultés semblables et que celles-ci persistent
même en cas de changement d'équipe en dit long sur l'importance des facteurs
externes dans le sabotage des économies et des démocraties africaines.” (Aminata
Traoré)
Au commencement, il y avait la monnaie
Au moment d’octroyer l’indépendance aux pays africains, les anciennes puissances
coloniales ont pris soin d’installer à la tête des états concernés des hommes
méticuleusement choisis pour servir leurs intérêts et de leur faire signer des
“accords’’ aliénant durablement le développement de leurs contrées sur le plan
économique. Lesdits dirigeants d’Afrique noire dite francophone ont accepté de
loger les comptes d’opérations de leurs pays respectifs, à travers leurs Banques
Centrales, auprès du Trésor français. Les Banques Centrales évoquées sont la
Banque des Etats de l’Afrique Centrale (BEAC), pour le Cameroun, la
Centrafrique, le Congo, le Gabon, la Guinée Equatoriale et le Tchad ; la Banque
Centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) pour le Bénin, le Burkina
Faso, la Côte d’Ivoire, la Guinée Bissau, le Mali, le Niger, le Sénégal et le
Togo ; et la Banque Centrale des Comores (BCC). Ceci signifie en clair que,
jusqu'à nos jours, tous les avoirs extérieurs des pays
membres de chacune des zones, résultant des opérations d'importation et
d'exportation publiques ou privées réalisées, ainsi que des transferts
financiers des opérateurs, sont centralisés, au moins à hauteur de 65%, dans un
compte ouvert auprès du Trésor français et rémunéré à un taux dérisoire,
aujourd’hui contesté par le seul pays non francophone de la BEAC, la Guinée
Equatoriale. Aucun des pays précédemment cités ne peut donc disposer de ses
propres avoirs sans l’accord préalable de l’Etat français, solidement représenté
au sein des conseils d’administration régissant les organes susmentionnés.
La France peut également imposer unilatéralement une dévaluation du franc CFA –
unité monétaire des pays liés par les accords – comme elle l’a fait en janvier
1994, doublant d’un même coup la valeur des avoirs extérieurs versés par la zone
CFA sur les comptes d’opération du Trésor français et celle de l’aide publique
au développement, sans avoir à débourser un seul franc supplémentaire. A court
terme, les pays africains exportateurs de matières premières cotées en dollars
US vont bénéficier d’une hausse de leurs revenus, pendant que les pays acheteurs
de ces matières premières pourront jouir du double de la quantité pour le même
prix. Malheureusement pour les pays africains, le prix des importations sera
parallèlement multiplié par deux, ce qui créera inévitablement un déficit de la
balance commerciale, ce d’autant plus que la plupart des pays d’Afrique noire
dite francophone, disposant d’un secteur productif inexistant, importent
quasiment tous types de produits,
alimentaires et autres, ainsi que du carburant. A titre d’exemple, en 2004, la
Côte d’Ivoire est le premier pays de la zone à consommer français avec 560
millions d’euros d’importation, devant le Cameroun, 514 millions, le Sénégal 505
millions, le Gabon, 346 millions, le Congo, 220 millions, le Bénin 209 millions.
De quoi contredire tous les hommes politiques français qui s’acharnent à
minimiser l’importance de l’Afrique, et plus spécifiquement de la Côte d’Ivoire,
pour la stabilité économique hexagonale.
“L’aide’’, mécanisme de sous-développement
Non contents de s’approprier la gestion des fonds des Etats relevant de ce
qu’ils considèrent comme leur “pré carré”, l’Occident en général et la France en
particulier ont, d’autre part, décidé de faire – même à leur encontre – le
bonheur des économies africaines en ayant recours à un outil très efficace :
l’aide publique au développement. Au premier abord, il est difficile de voir en
quoi cette “aide’’ constitue un handicap pour le développement des nations
africaines. Au contraire. L’Afrique devrait faire montre d’une reconnaissance
éternelle à l’égard des pays et des institutions financières internationales
(IFI) comme la Banque Africaine de Développement (BAD), la Banque Mondiale (BM)
et le Fonds Monétaire International (FMI) – contrôlées par les anciens
colonisateurs –, qui ont la gentillesse de bien vouloir libérer des ressources
financières à un taux d’intérêt relativement bas pour aider les pays pauvres,
alors que rien ne les y contraint. Mais à y regarder de plus
près, l’on découvre un système d’une perversité raffinée.
Judicieusement conseillés par leurs donneurs d’ordres, les dictateurs imposés
par les puissances impérialistes ont contracté, au nom de leurs peuples, des
emprunts auprès des bailleurs de fonds internationaux. Cet argent, au lieu de
servir à améliorer le niveau et les conditions de vie des Africains, a plutôt
été utilisé à des fins d’enrichissement personnel par les potentats locaux,
eux-mêmes chargés de faire remonter l’essentiel des montants accordés vers leurs
“généreux donateurs’’, à travers la concession des grands marchés et contrats
d’exploitation à des entreprises occidentales désignées par les prêteurs, hors
toute possibilité pour l’emprunteur de choisir l’offre la mieux-disante. De
surcroît, tout Etat africain qui “bénéficie’’ de cette “aide’’ n’a aucune marge
de manœuvre relativement à l’utilisation qu’il projette d’en faire. L’accès aux
capitaux passe obligatoirement par une adhésion totale aux desideratas de
l’Occident. Un pays africain qui souhaite investir
les fonds obtenus dans la construction d’écoles ou d’hôpitaux se verra, par
exemple, opposer une fin de non recevoir. “Les crédits sont utilisés pour
acheter des biens et des services proposés par les pays prêteurs. Et ils visent
l’exécution de projets qui répondent davantage aux impératifs d’exportation de
ces Etats qu’aux besoins des pays emprunteurs. Ces projets, loin de promouvoir
le développement, servent au contraire à remplir les carnets de commandes des
firmes occidentales et à enrichir les élites des pays bénéficiaires” confirme
l’économiste sénégalais Sanou Mbaye.
La dénomination inappropriée de ce système participe également au leurre
généralisé : s’il y a bien une partie qui est aidée, c’est uniquement
l’Occident. L’autre contractant, à savoir l’Afrique, n’y gagne absolument rien,
si ce n’est une dette colossale. On ne peut donc pas désigner ce principe comme
une aide, encore moins au développement : il s’agit purement et simplement de
prêts publics au sous-développement.
Même lorsque les résultats macro-économiques des pays émergents sont bons (pas
d’inflation, baisse des prix, hausse de la production, croissance remarquable),
les organisations financières internationales peinent à prouver que leur
préoccupation principale est l’éradication de la pauvreté dans les pays qui
“bénéficient’’ de leur “assistance’’. Au contraire, elles mettent alors toute
leur énergie dans la prise de mesures qui contribuent à inverser la tendance et
à ne pas perturber l’ordre mondial établi, qui veut que le Sud demeure pauvre
pour que le Nord puisse rester riche. Il suffit de peu de choses pour les
irriter. Qu’un pays majoritairement agricole décide d’investir les fonds obtenus
dans la création de structures de microcrédit pour soutenir son secteur primaire
plutôt que dans l’achat d’armes, ou qu’il ait la mauvaise idée de vouloir
rembourser sa dette plus vite que prévu, et le voilà qui s’expose à des mesures
de rétorsion. Le FMI se distingue particulièrement.
Généralement, il suspend ses prêts, sachant pertinemment que cette décision
sera plus que certainement suivie sur le plan bilatéral par les pays occidentaux
les plus riches.
Une autre méthode consiste à définir ce à quoi même les revenus qui ne résultent
pas de “l’aide’’ étrangère doivent être affectés. C’est ainsi que la Banque
Mondiale a convenu avec le Tchad qu’un certain pourcentage des revenus
pétroliers de l’Etat tchadien devrait être positionné sur des comptes bloqués
“pour les générations futures’’, la raison officielle invoquée étant que sans
cela, les irresponsables qui dirigent le pays utiliseront cet argent à mauvaise
escient, pour acheter des armes, par exemple. Cela en omettant de préciser que
les plus grands vendeurs d’armes de la planète sont les Etats-Unis, la France,
l’Angleterre et la Russie, qui sont, comme par hasard, également membres
permanents du conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies (ONU). Le
but poursuivi est en réalité beaucoup moins social. En exigeant la garantie que
des revenus qui devraient normalement échapper à leur contrôle soient
immobilisés pour une durée indéterminée ou suffisamment longue,
l’Occident s’assure que les Africains n’investiront pas dans les secteurs
vitaux que sont l’éducation, la santé, l’alimentaire, les nouvelles technologies
et la lutte contre la pauvreté et ne travailleront pas à atteindre une balance
de paiement excédentaire en développant la production, donc la consommation et
le pouvoir d’achat des populations locales. On est bien loin de la sauvegarde
des intérêts des générations futures du continent Noir, puisque par ce procédé,
l’on étouffe dans l’œuf la naissance ou la survie desdites générations.
Dette odieuse
Le budget d’un Etat est équilibré lorsque ses revenus couvrent ses dépenses. La
plupart des pays en voie de développement ont deux sources de revenus : les
recettes fiscales et “l’aide’’ étrangère. Parallèlement à l’amoindrissement des
rentrées fiscales, du fait de la fuite des capitaux occasionnée par les
pratiques d’évasion fiscale – facilitée par l'accord de coopération monétaire
entre le franc français (maintenant l’Euro) et le franc CFA, qui implique une
liberté totale des transferts de capitaux entre les deux zones et par extension
le rapatriement massif des fonds vers les maisons-mères des sociétés
transnationales – ; de non déclaration et non paiement des impôts par les
multinationales occidentales, ainsi que du à l’absence d’investissement
étrangers majeurs (hors ceux qui financent l’exploitation de ressources
naturelles devenues rares et chères, comme le pétrole, le gaz et les minerais),
la dépendance des nations africaines à “l’aide’’ étrangère est allée en
augmentant, résultant en une dette qui leur est maintenant fatale.
Aujourd’hui, 80% de la dette des pays très pauvres d’Afrique sont détenus par
les IFI, a contrario de la situation des pays du Tiers Monde qui ont atteint un
certain stade d’industrialisation et qui ont plutôt contracté une dette
extérieure en grande partie auprès d’acteurs privés ou de pays riches. Les
anciennes colonies françaises comme le Cameroun, le Congo, la Côte d’Ivoire ou
le Gabon sont quant à elles dans un schéma hybride, fait d’une dette bilatérale
importante, très souvent contractée auprès de l’ancienne métropole, ainsi que
d’engagements croissants auprès des IFI depuis les années 80. L’on est
aujourd’hui fondé de se poser la question de savoir pourquoi l’Afrique est
encore en train de payer pour une dette dont le principal a déjà été remboursé
depuis belle lurette. En 2004, les sommes acquittées pour le service de la dette
ont dépassé US$ 450 milliards, soit 5,5 fois le montant de l’aide publique au
développement (US$ 79 milliards). Malgré ces chiffres sans
appel, la dette est aujourd’hui utilisée comme moyen de domination et de
chantage par les bailleurs de fonds. Le système est d’une beauté admirable.
Prenons le cas de l’Hexagone. Lorsque la France prête de l’argent au Cameroun ou
à la Côte d’Ivoire, elle utilise des fonds émanant des comptes d’opération
maintenus auprès du Trésor français par les banques centrales de ces mêmes pays.
Ces comptes, nous l’avons signalé plus haut, sont constitués des avoirs
extérieurs des Etats africains. Ainsi, quand la Côte d’Ivoire, strangulée
économiquement, demande “l’aide’’ de la France, ce sont ses propres fonds qui
lui sont resservis, assortis d’un taux d’intérêt en dessous de celui pratiqué
sur le marché, mais toujours trop élevé si l’on considère que l’argent prêté lui
appartient de droit et de fait.
En sus, les fonds prêtés contractuellement à l’Afrique par les IFI ou les Etats
créditeurs n’ont quasiment jamais été utilisés aux fins prétextées, à savoir le
développement des pays et du bien-être des populations locales. Bien au
contraire, les ressources financières mises à disposition sont utilisées comme
outils de dépouillement des peuples concernés. A coup de privatisations
téléguidées, de rapatriement effréné des profits, d’ouvertures de marchés
contraintes, de plans d’ajustement structurel rigides, de gel des salaires des
fonctionnaires africains, les détenteurs de la dette ont la main haute sur le
fonctionnement économique, social et politique des Etats débiteurs. Et ils ne se
privent pas d’en faire usage, portant ainsi des atteintes graves à la
souveraineté de décision et de participation des peuples africains à l’action
démocratique dans leurs pays respectifs. Le contrat n’a donc pas été honoré. Les
individus qui auraient du en principe jouir du système sont
maintenus par tous les moyens dans une vie faite d’austérité et de précarité.
Ce phénomène est qualifié de “doctrine de la dette odieuse’’ par Eric Toussaint,
historien et politologue de formation et président du Comité pour l’Annulation
de la Dette du Tiers Monde (CADTM). La dette est devenue un “instrument de
recolonisation’’.
Mar 12 Déc - 23:40 par mihou