Inprecor, novembre-décembre 2005.
L’une des caractéristiques de l’année qui s’achève est qu’elle a été riche de promesses concernant l’avenir de l’Afrique. Les grandes institutions des métropoles capitalistes ont presque rivalisé d’intentions généreuses à son égard, de la Commission pour l’Afrique de Tony Blair à la Société du Compte du Millénaire de G.W. Bush, de la Banque Mondiale sous la direction de Paul Wolfovitz au G8 réuni à Gleneagles, des Objectifs du Millénaire pour le Développement onusiens à l’engagement japonais lors du Sommet sur les Affaires Asie-Afrique (avril 2005, Djakarta). La manifestation la plus médiatisée de cette générosité a été l’annonce de l’effacement de 40 milliards de dollars de dette multilatérale, de 18 pays parmi les plus pauvres, presque tous africains.
Cependant toute cette générosité semble être sans effet sur la réalité. L’Afrique subsaharienne demeure soumise aux mécanismes ravageurs de la mondialisation néolibérale, que nous présentons à partir des cas du Niger et du Mali, deux pays des plus pauvres de la planète, selon le Programme des Nations Unies pour le Développement, dont les peuples ne font pas preuve de résignation.
Niger, pays le plus pauvre
Pendant le premier semestre 2005, trois millions de personnes de tous âges ont été exposées à la famine et abandonnées à leur sort au Niger. Des centaines de victimes surtout parmi les enfants qui mourraient au rythme d’une dizaine par jour de la sécheresse et de l’invasion des criquets ayant détruit les champs. Situation que le gouvernement de ce pays sahélien n’a pu contrecarrer par quelque dispositif préventif, hésitant même d’en accepter la réalité. Quant à la « communauté internationale », elle a attendu des mois et des morts, avant de se mobiliser, malgré l’alarme lancée par des associations locales et par maints observateurs [1] .
L’invasion des criquets et la sécheresse de l’année n’ont fait qu’aggraver une situation déjà déplorable due aux politiques économico-sociales exécutées par les différents régimes néocoloniaux qui se sont succédés depuis l’indépendance. Le passage du néocolonialisme classique des trois premières décennies à la néolibéralisation présentée comme solution n’a nullement produit l’effet promis [2] . Bien au contraire, malgré sa mise sous tutelle des institutions de Bretton Woods, sous forme de Programme d’ajustement structurel, depuis 1981, le Niger est ainsi, de nos jours, le pays le plus pauvre de la planète, selon les Indicateurs du développement humain (IDH) du PNUD : 63 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté , environ 83 % sont analphabètes, la mortalité infantile atteint 121,69.
Le fardeau de la dette publique extérieure, dont l’encours en 2005 s’élève à 832,1 milliards de Francs CFA (1,27 milliard d’euros), soit 66,3 % du PIB nominal est l’une des raisons de l’incapacité de l’État nigérien d’éviter ou de parer à cette catastrophe sociale. S’il était objectivement impossible d’agir sur la pluviométrie, au moins la lutte contre l’invasion des acridiens aurait été menée avec quelque efficacité, si l’État nigérien n’avait pour priorité le respect de l’échéancier du service de la dette publique extérieure, qui représentait 22,4 % des recettes budgétaires en 2004. Embarqué dans l’Initiative pays pauvre très endetté (PPTE), censée réduire le fardeau de la dette, l’État nigérien ne connaît, ces dernières années (à l’exception de l’an 2001), aucun arriéré de paiement du service de la dette. Ceci au détriment des secteurs sociaux, comme la santé et l’éducation dans lesquels l’économie des coûts a, par exemple, conduit au recrutement massif des volontaires sans formation et faiblement rémunérés, en remplacement d’une grande partie du personnel formé, qualifié [3]. Même pour répondre à l’urgence sociale d’éviter ou réduire l’impact de la crise alimentaire, il ne pouvait y avoir dérogation à l’exigence du « renforcement de la gestion publique pour aider à bien cibler et hiérarchiser les dépenses » [4] du programme de facilité pour la réduction de la pauvreté et pour la croissance, dont l’État nigérien est « bénéficiaire ».
Humanisme néolibéral
Les victimes de cette famine ne correspondaient pas, sans doute, au profil du pauvre dessiné par le FMI et la Banque Mondiale. Ainsi, a-t-il fallu attendre la mise en spectacle médiatique du drame pour que soit, en partie, entendue la revendication de la distribution gratuite des vivres aux affamés. Une revendication de bon sens qui semblait une énormité pour le gouvernement et ses partenaires de la « communauté internationale » (États-Unis Union européenne), car leurs options c’était la vente des vivres à prix « modérés » aux affamés ou l’échange des vivres contre du travail.
Les familles qui avaient encore quelques têtes de bétail, décharnées, les vendaient à des prix on ne peut plus dérisoires. D’autres arrivaient à s’endetter, à défaut d’avoir la force de travailler. « Trade, not aid » [5], tel est le principe de la politique de « coopération » du gouvernement des États-Unis sur lequel veillait USAID, soutenu par l’Union Européenne et le Programme alimentaire mondial. Ce drame a été l’occasion de consolider les rapports marchands dans la société et l’individualisme qui les accompagne, amplifiés à l’époque néolibérale.
Il va de soi que cet humanisme néolibéral et spectaculaire ne pouvait que réduire l’ampleur du désastre, non lui apporter une solution radicale. Le projet de la « communauté internationale » tant répété est la « réduction de la pauvreté » à long terme, non pas son éradication, pourtant objectivement possible. Ainsi la crise alimentaire perdure : « Les prix sont toujours très élevés sur les marchés, ce qui empêche de nombreuses familles d’acheter la nourriture, à cause de la décapitalisation subie pendant la crise : pour rembourser les dettes contractées, les familles empiètent sur la récolte d’octobre, alors que seulement 2/3 de la terre ont pu être cultivés par manque de semences et de main-d’oeuvre, ce qui accroît leur vulnérabilité et le risque de malnutrition. Les effets de la crise vont se prolonger pendant l’année 2006 » [6]. Dans certaines régions, la situation des enfants s’est même aggravée. La « communauté internationale » manque de volonté pour réunir les 80 millions de dollars qu’exige la situation : seulement 16 millions de dollars ont été réunis au premier semestre 2005, alors que « les guerres d’Irak et d’Afghanistan coûtent aujourd’hui 5,6 millions de dollars par mois, soit, à quelques décimales près, l’équivalent du produit intérieur brut du Niger en un an. Et une rallonge de 202 milliards (pour les six prochaines années) vient d’être accordée au Département de la sécurité intérieure, chargé de protéger le territoire et les intérêts américains » [7] .
On est tenté de parler de « famine néolibérale » comme Mike Davis parle de « famines coloniales » [8]. Car, une famine déclarée c’est pour les généreux « donateurs » un futur marché possible. De façon classique, il s’agissait de faire changer les habitudes alimentaires des sinistrés. Par exemple, à une population traditionnellement consommatrice de mil, les « donateurs » offraient plutôt du maïs ou du riz qui deviendrait ainsi, subséquemment, un produit de consommation courante à importer.
Mais, de nos jours, il s’agit plus d’une opportunité à saisir pour faire accepter les produits génétiquement modifiés. Ainsi, la position du gouvernement nigérien en la matière a connu une évolution assez rapide depuis la reconnaissance officielle de la crise alimentaire. Alors que le Cadre national de biosécurité, élaboré en 2005, exprime une certaine prudence, en novembre 2005, Niamey, la capitale du Niger, est le lieu choisi pour organiser un séminaire régional sur « La couverture médiatique de la biotechnologie agricole - Contraintes et opportunités pour la presse en Afrique de l’Ouest ». Un séminaire organisé par l’Institut international de recherche sur les cultures en zones tropicales et semi-arides (ICRISAT), l’International Service for Acquisition of Agribiotech Applications (ISAAA) et l’UNESCO. L’ISAAA est un organisme qui a pour vocation la lutte contre la faim et la pauvreté dans les pays dits en développement, surtout par la promotion des cultures transgéniques. Ses principaux financiers sont Cargill, Dow AgroSciences, Monsanto, Pionneer Hi-Bred, Syngenta qui sont aussi les principales multinationales des OGM. A l’occasion de cette opération de consolidation de l’endoctrinement des journalistes [9] , a été ôté le cache-sexe sur l’expérimentation des céréales génétiquement modifiées dans la station de recherche de l’ICRISAT, à quelques kilomètres de Niamey, visitée par les séminaristes. A quelque chose malheur est bon pour les marchands d’OGM. Ainsi, cette crise alimentaire va légitimer un processus de mise en dépendance agricole accentuée, en matière de semences, de la paysannerie nigérienne, voire de disparition des plus pauvres, en tant que petits agriculteurs et petites agricultrices indépendants qui iront grossir les rangs du lumpen-prolétariat.
Vu qu’il s’agissait d’une ancienne colonie française, restée dans le giron de la Françafrique [10], il y avait une générosité très intéressée. Celle de la Compagnie générale des matières nucléaires (Cogema, du groupe Areva) [11]. Celle-ci est en grande partie redevable à l’uranium nigérien, pillé de façon jalousement monopolistique pendant longtemps. Mais les forfaits de la Cogema-Areva sont désormais exposés publiquement, grâce à la relative « ouverture démocratique » locale et au développement de la conscience antinucléaire, par l’ONG locale Agherin’man (bouclier de l’âme), la Commission de recherche et d’information indépendante sur la radioactivité (CRIIRAD, France) et l’Association Sherpa (des juristes contre l’impunité dont jouissent les multinationales en matière de violation des droits des travailleurs en particulier, des droits humains et de l’écologie en général) [12]. Cette mise à nu des conditions de travail dans les mines (faible rémunération, exposition des travailleurs à la radioactivité sans véritable système de protection et de contrôle médical), de la pollution de l’environnement aux conséquences fâcheuses sur les populations voisines et l’environnement risque d’aboutir à une réduction des profits en cas de conformité aux normes internationales.
La néolibéralisation s’est en grande partie déroulée dans le respect des rapports françafricains. C’est par exemple Vivendi qui a pris le contrôle de la distribution d’eau [13]. Cependant, la privatisation des télécommunications du Niger a plutôt bénéficié à la firme chinoise ZTE en progression sur le marché africain. Ce malgré l’appartenance du Niger à la zone monétaire du Franc CFA. Cette concurrence parfois défavorable risque de se reproduire concernant l’exploitation à venir de l’or, des phosphates et du pétrole. C’est sans doute pour maintenir les relations privilégiées, quelque peu érodées, que l’État français semble accorder une grande importance à la bonne organisation des 5ème Jeux de la Francophonie (7-17 décembre, Niamey ). Alors que 2 millions de Nigériens risquent de manquer de « pain » pendant le déroulement des jeux [14] . La Francophonie, sauf pour les gogos, est en fait la vitrine culturelle d’une affaire plutôt politico-économique, pour l’État du capital français. Mais, avant ces jeux et pendant le calvaire des enfants et adultes malnutris, les projecteurs de l’actualité françafricaine vont être tournés sur le pays voisin, aussi bien géographiquement que dans le classement en matière sociale ou d’indifférence de la part d’une grande partie de l’humanité, comme le dit cet animateur d’Action contre la faim : « Le Mali et le Niger sont des pays oubliés par la Communauté internationale, qui réagit aux crises de manière ponctuelle et non sur le long terme. » [15]
Privatisations au Mali
Le Mali a été moins affecté par l’invasion acridienne et la faible pluviométrie dans la région. Toutefois, il partage avec le Niger presque les mêmes Indicateurs du développement humain, qui font de lui le 174ème pays sur 177 [16] respectant aussi scrupuleusement l’échéancier, autrement dit sans arriérés de paiement. Ainsi, la mauvaise fiche sociale est aussi la conséquence de la politique de l’État malien pendant la phase néocoloniale précédente, l’ayant placé sous la coupe du FMI et de la Banque Mondiale. Une décennie de « démocratie » n’a nullement amélioré la situation sociale héritée de la période dite non-démocratique. Bien au contraire. La succession des gouvernements élus c’est aussi la continuité de l’État en matière d’Ajustement structurel néolibéral, malgré la différence des rythmes en ce qui concerne aussi bien la privatisation que la libéralisation des marchés et autres préceptes néolibéraux de la Banque Mondiale et du FMI. L’actuelle équipe gouvernante, dirigée par le général Amadou Toumani Touré, semble plus déterminée que la précédente à satisfaire les institutions gestionnaires de la néolibéralisation, malgré des conséquences sociales dramatiques. Ce au profit des investisseurs dits stratégiques qui prennent le contrôle des secteurs les plus rentables de l’économie dite malienne.
C’est en effet dans le cadre de cette néolibéralisation qu’a eu lieu la privatisation de la Régie des Chemins de Fer du Mali (RCFM). L’actionnaire majoritaire de la nouvelle entreprise Transrail SA est au départ un consortium canado-français Canac-Getma [17]. Une privatisation qui est assez caractéristique des rapports de domination impérialistes : la RCFM évaluée à 105 milliards de FCFA (160 millions d’euros) a été octroyée à 5 milliards (7,622 millions d’euros). La nouvelle entreprise ayant fait le choix du plus grand taux de profit, priorité a été accordée au transport des marchandises, sur celui des voyageurs [18]. Ce qui a entraîné la suppression de deux-tiers des gares (26 sur 36) alors que pendant un siècle la vie s’était organisée autour de ces 36 gares (qui sont aussi des villages). Les habitants sont ainsi désemparés : les voyageurs et les familles des cheminots constituaient la clientèle pour leurs produits. Transrail a ainsi contribué au développement de la pauvreté en milieu rural. De plus, 612 cheminots ont été licenciés et certains acquis sociaux des cheminots, par exemple les pensions de retraite versées aux veuves, ont été soit revus à la baisse soit supprimés. Ce qui a suscité l’indignation et une résistance citoyenne pour le retour à la régie du rail malien. Un Collectif citoyen pour la restitution et le développement intégré du rail malien (Cocidirail) a vu le jour. Mais la répression n’a pas tardé à s’abattre sur lui. Son principal animateur, un ingénieur, ancien directeur adjoint de l’École Supérieure Africaine des Chemins de Fer, Tiécoura Traoré, a été purement et simplement licencié, en violation flagrante de la législation du travail. Le Cocidirail ne s’est pas pour autant démobilisé.
Contre-réforme agraire
D’autres secteurs importants de l’économie malienne sont victimes de cette restructuration néolibérale, avec des graves conséquences sur la vie des populations paysannes. C’est le cas de l’Office du Niger [19], productrice de riz depuis la période coloniale, nationalisée après « l’indépendance », soumise à une privatisation rampante depuis 1984, sous l’égide de la Banque Mondiale, avec à la clef la libéralisation de la commercialisation du paddy dès 1985, et une compression des effectifs de 70 %.