Concurrence inter-impérialiste
C’est aussi une opération maladroite du gouvernement malien, organisateur du XXIIIème Sommet Afrique-France. Surtout en une période caractérisée par la poussée états-unienne sur le continent dans le secteur pétrolier en particulier et bien d’autres, dans le cadre de l’AGOA [29]. Le 4ème Forum Afrique-États-Unis (juillet 2005 à Dakar ) a été, entre autres, une phase de l’avancée des États-Unis sur le continent. Le Secrétaire américain à l’Agriculture, Mike Johanns, y a même prêché la communauté d’intérêts qui existerait entre les États-Unis d’Amérique et l’Afrique subsaharienne à l’OMC, contre l’Europe : « nous devrions serrer nos rangs pour dire aux Européens et aux autres qu’il est temps d’ouvrir leurs marchés à nos produits ». La promotion des OGM aussi s’inscrit dans le cadre de cette cause commune contre l’Europe, aussi peu soucieuse que les États-Unis du sort des pauvres et affamés d’Afrique subsaharienne [30]. Des délégations africaines du pré carré français y ont été sensibles. Déjà dans son discours d’ouverture, le chef de l’État sénégalais, l’économiste libéral Abdoulaye Wade, avait affirmé avec assurance : « L’AGOA symbolise une nouvelle vision des relations internationales () le chemin qui conduit l’Afrique vers la mondialisation » [31].
Sans qu’il soit déjà question de remise en cause du « partenariat » privilégié avec la métropole néocoloniale, le Mali et le Niger, font partie de ces pays sensibles à la poussée états-unienne [32]. Futurs producteurs de pétrole, ils entrent de ce fait dans ce qui est considéré à Washington comme le champ de la sécurité nationale des États-Unis. Ainsi, le gouvernement américain les a-t-il intégrés, à travers par exemple « l’Opération Flintock 2005 » [33] dans son programme de « lutte contre le terrorisme ». Toutefois ces différents aspects de la « coopération » états-unienne demeurent basés sur le respect des préceptes du néolibéralisme par les États « partenaires » africains. La soumission au Consensus de Washington demeure la condition cardinale.
Résistances
La reproduction de la pauvreté n’est pas une fatalité. L’année qui s’achève a été aussi une année de résistance à l’ordre qu’imposent aux peuples les maîtres de la mondialisation néolibérale et leurs relais locaux. Dans l’indifférence générale de l’opinion publique internationale, certaines organisations de la société civile nigérienne se sont alliées pour mobiliser, malgré les intimidations et la répression, contre la vie chère symbolisée par l’instauration d’une TVA de 19 % sur les denrées de première nécessité. Une mesure antisociale inscrite dans le cadre de l’intégration régionale de l’Afrique de l’Ouest. Si l’actuel président en exercice de l’Union Africaine, le chef de l’État nigérien, le Général Olosegun Obasanjo, n’a pas la cynique franchise de son collègue sénégalais Abdoulaye Wade exprimant son adhésion aux valeurs du capital états-unien [34], il n’en est pas moins un partisan. Ce qu’il ne cesse de prouver non seulement en confiant le département de l’Économie et des Finances à une technocrate de la Banque Mondiale, mais aussi en persévérant dans le projet de hausse du prix de l’essence et du pétrole lampant. Ce, malgré le succès à répétition des appels à la mobilisation, lancés par certaines centrales syndicales alliées au mouvement démocratique [35], contre cette mesure résultant d’une aliénation des ressources pétrolières au profit des multinationales et de quelques capitaux privés nigérians et qui ne ferait qu’aggraver la pauvreté de la majorité de la population nigériane. Quant à Thabo Mbeki, sa réélection en 2004 n’a pas empêché la contestation populaire de sa politique sociale, y compris par la centrale syndicale Cosatu, allié de l’ANC. Contre les revendications sociales dans les townships il a même envisagé d’envoyer la police. Ce qui n’aurait pas manqué de rappeler un passé récent. Ainsi, derrière son discours nationaliste sur la « Renaissance Africaine » se révèle plutôt un projet d’intégration d’une partie de l’élite noire dans les circuits du capital néolibéral [36].
Les élites gouvernantes africaines appliquent les préceptes du néolibéralisme aussi pour leurs intérêts privés. Elles préparent l’asphyxie de la petite paysannerie en articulant réformes foncières néolibérales et introduction des semences génétiquement modifiées. Ce que les associations paysannes présentes au Forum des Peuples à Fana, sommet alternatif au G7 (juin, Mali) ont vigoureusement dénoncé [37]. Malheureusement, la présence des associations paysannes d’autres régions d’Afrique, au-delà de l’Afrique de l’Ouest, a été faible. Il en a été autant des syndicats africains et d’autres composantes du Forum Social Africain, dont est pourtant membre le Forum des Peuples. Alors qu’il s’agit d’une occasion particulière : un forum à vocation continentale qui se tient toujours en zone rurale, qui permet aux paysans et paysannes de la localité choisie d’être présents plutôt que représentés, d’échanger avec ceux et celles d’ailleurs. Le voisinage du Mali et du Niger devrait être mis à profit pour consolider les solidarités permanentes, encore embryonnaires, à étendre dans la sous-région, pour commencer, où sévissent parfois les mêmes multinationales de distribution d’eau, d’électricité, d’exploitation minière, de vente des OGM. Ainsi, par exemple, entre cheminots du Mali et du Sénégal contre leurs États et les acquéreurs privés des chemins de fer nationaux. A l’instar des syndicats africains des dockers, de l’Afrique du Sud au Nigeria, se coordonnant pour la lutte contre les pavillons de complaisance.
L’organisation au Mali d’un sommet alternatif au 23ème Sommet France-Afrique est une initiative qui devrait se poursuivre. Non seulement contre la Françafrique, mais aussi contre les autres messes d’organisation de la paupérisation des peuples. Contre l’opinion favorable que semble avoir l’AGOA dans certains milieux, que semble illustrer le dialogue de la confédération des ONG du Sénégal (Congad) avec l’AGOA, il faut aussi rappeler la nature du capital états-unien, qui n’est ni moins impérialiste ni moins criminel socialement que le capital français. Pour mémoire, la récente intervention des États-Unis au Libéria, contre le régime oligarchique du seigneur de guerre Charles Taylor qui bénéficiait du soutien du capital français a favorisé l’exploitation par Firestone, en toute impunité, « de manière quasi-esclavagiste la main-d’oeuvre employée dans sa plantation d’hévéas au Liberia », dont dix mille enfants [38] .
C’est donc contre les différentes facettes de cet ordre qu’il faut s’organiser. Pour un autre monde possible débarrassé de l’exploitation des êtres humains par d’autres, de toutes les oppressions, il faut construire des solidarités permanentes, surtout avec les plus pauvres, pour une alternative radicale. Une radicalité altermondialiste africaine en solidarité avec les radicalités extra-africaines, sans les hiérarchies héritées des passés esclavagiste et colonial. Mais aussi sans négrisme, car l’alternative au racisme ne peut être un racialisme. Ainsi, un projet tel celui de l’African People’s Socialist Party, appelant à une Internationale Socialiste Africaine nous semble encore très marqué par le panégrisme de Marcus Garvey et risque de nourrir le racialisme, plutôt que le socialisme comme alternative démocratique à l’ordre multidimensionnel du Capital [39].
L’organisation du Forum social mondial polycentrique à Bamako, par la proximité géographique, est une opportunité à saisir, pour organiser la discussion collective et démocratique sur la solidarité permanente, pour une alternative africaine radicalement altermondialiste.
Jean Nanga, correspondant d’Inprecor pour l’Afrique subsaharienne.
- Source : www.inprecor.org, N° 511/512, novembre-décembre 2005.