LE PROFIT CONTRE LA SANTÉ
Hold-up sur le médicament
La panique suscitée en mars et avril 2003 par l’émergence, en Chine, du syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) n’a pas d’équivalent historique. Mais, si l’humanité craint les nouvelles épidémies, les dizaines de millions de morts, évitables, du sida ou de maladies plus communes ne mobilisent guère. Au moment où les regards étaient braqués sur la crise du SRAS, Haïti connaissait, dans la plus parfaite indifférence de la presse internationale, la plus grave crise sanitaire, résultat des jeux douteux de l’administration américaine sur l’octroi de prêts destinés aux infrastructures de santé et d’eau potable. Le renforcement mondial du système des brevets, censés financer la recherche pharmaceutique, aboutit de fait à interdire l’accès aux médicaments des pauvres, ceux qui en auraient le plus besoin... L’inégalité face à la santé est probablement la plus insupportable des injustices. Car, si ce monde sait partager les maladies, il ne partage toujours pas les traitements.
Par GERMÁN VELÁSQUEZ
Coordinateur du Programme d’action sur l’accès aux médicaments des pays en développement au sein de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), à Genève. Les opinions exprimées par l’auteur dans cet article n’engagent pas l’OMS.
Le problème du coût des médicaments, d’une acuité urgente pour les pays en voie de développement, risque d’affecter toute la planète au cours des dix à vingt prochaines années. Même les pays industrialisés, où les populations, habituées depuis presque cinquante ans à accéder systématiquement et gratuitement aux médicaments nécessaires, pourraient voir ce droit se réduire comme peau de chagrin.
Jusqu’à quel point, en effet, les systèmes de santé des pays industrialisés pourront-ils continuer à supporter l’augmentation des coûts de remboursement face à l’arrivée, par exemple, de nouveaux médicaments contre les maladies cardio-vasculaires ou le cancer ? Sans même parler des traitements qui seront développés et brevetés sur la base de la recherche sur le génome humain - pourtant menée grâce à des fonds publics (1) - ni des thérapies liées au vieillissement...
Aux Etats-Unis, les experts des programmes publics de soins aux personnes âgées (Medicare) et aux démunis (Medicaid) estiment que les dépenses nationales de santé passeront de 1 400 milliards de dollars en 2001 à 2 800 milliards de dollars en 2011 (2).
Au cours de la même période, les dépenses en produits pharmaceutiques devraient tripler, pour atteindre 414 milliards de dollars en 2011. En conséquence, les sociétés d’assurances privées devront choisir entre la réduction des prestations ou l’augmentation des primes. L’écart ira croissant entre les assurés qui pourront financer leur santé et ceux qui n’auront plus qu’une couverture médicale réduite.
En Europe, de nombreux pays consacrent déjà aux médicaments un pourcentage plus élevé de leurs dépenses de santé qu’aux Etats-Unis, où il atteint 10 % : 17 % en France (3), 16,3 % en Belgique, 17,1 % en Grèce et 12,8 % en Allemagne. La tendance est la même dans l’ensemble des pays riches : au Canada, par exemple, les médicaments représentaient en 2000 15,2 % du budget de la santé, contre 11,4 % dix ans auparavant (4). Et le Japon suit les mêmes courbes.
Depuis la naissance, en 1995, de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), le prix des médicaments est de plus en plus soumis aux contraintes de l’Adpic - un accord commercial portant « sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce ». Pourtant, il aura fallu trois ans avant que le secteur de la santé ne « se réveille » - l’Organisation mondiale de la santé (OMS) publie alors un rapport indiquant les possibles conséquences de cet accord sur l’accès aux médicaments (5). A ce travail et aux inquiétudes exprimées par de nombreux pays en voie de développement s’ajoutent rapidement les campagnes de mobilisation menées, notamment, par Médecins sans frontières (MSF) et Oxfam.
Quand, au cours de l’année 2000, 39 firmes pharmaceutiques attaquent en justice le gouvernement de la République sud-africaine, dans le but de contrer une loi sur les médicaments inspirée par les recommandations de l’OMS, l’opinion publique s’indigne. Après une intense campagne internationale d’appui à la position de Pretoria, et de fortes mobilisations de la société civile sud-africaine - notamment à travers la Campagne pour l’accès aux traitements (TAC) (6) -, le sujet fait enfin irruption à l’OMC, le 20 juin 2001, à l’initiative d’un groupe de pays africains. S’ensuivent de longues discussions, qui débouchent, en novembre 2001, sur la Déclaration de Doha par laquelle les membres de l’OMC affirment : l’accord sur les Adpic « peut et devrait être interprété et mis en oeuvre d’une manière qui appuie le droit des membres de l’OMC de protéger la santé publique et, en particulier, de promouvoir l’accès de tous aux médicaments ». Phrase d’une évidence telle qu’un enfant en âge de raison aurait pu la formuler.
La logique du système - si l’on peut appeler logique ce cercle sans issue - veut que la généralisation du système des brevets (d’une durée minimum de vingt ans) imposée par l’accord sur les Adpic soit indispensable pour permettre aux sociétés pharmaceutiques privées de continuer à faire de la recherche. L’argument est le suivant : la recherche coûte cher, mais elle sera financée par les brevets qui, en assurant un monopole aux firmes pharmaceutiques, leur permet de maintenir des prix élevés.
Or ces prix empêchent la plupart des personnes qui en ont besoin de se procurer ces nouveaux produits ! S’il faut préserver la recherche et le développement de nouveaux médicaments, il est tout aussi essentiel que ceux-ci puissent sauver des vies dès le moment de leur découverte, et pas vingt ans après... sauf à perpétuer l’absurde situation actuelle, où des millions de personnes meurent par manque de médicaments, qui pourtant existent et que la société pourrait mettre à la portée de tous.
En grande partie entre les mains du secteur privé, la recherche et le développement de nouveaux traitements dépendent du marché potentiel du produit, et non des besoins de santé des populations les plus démunies. Au cours des vingt dernières années, il n’y a donc pour ainsi dire pas eu de recherche sur ces fléaux qui affectent des millions de personnes dans les pays en développement, comme la maladie de Chagas, la leishmaniose, la schistosomiase ou encore la maladie du sommeil...
Alors qu’il semblait que la catastrophe annoncée du sida allait accélérer les choses, l’accès aux médicaments n’en finit plus de piétiner, comme si nous n’avions rien appris depuis les débuts de l’épidémie. En 1986, le directeur de l’OMS, M. Halfdan Mahler, reconnaissait avoir perdu presque quatre ans parce qu’il ne s’était « pas rendu compte » de la gravité de la situation.
Confronté à des jeux et à des intrigues politiques complexes, son successeur, le docteur Hiroshi Nakajima, se voit contraint de démanteler le programme mondial de lutte contre le sida (GPA) mis sur pied par Jonathan Mann. Tout ce qui a été fait est alors « jeté par la fenêtre », selon le mot d’un participant. Quelques années plus tard, le docteur Peter Piot, responsable d’Onusida, le programme des Nations unies pour la lutte contre le sida, déclare que la transition entre l’OMS et Onusida a de nouveau fait perdre quatre ou cinq ans...
Des millions de morts évitables
Cette lenteur demeure un élément indissociable du problème ; presque dix ans après l’apparition sur le marché des premiers traitements antirétroviraux, 99 % des personnes y ayant accès se trouvent toujours dans les pays développés.
A Doha, en novembre 2001, la réunion ministérielle de l’OMC a donné un an à son Conseil sur les Adpic pour trouver une solution à ce qui a été appelé le « paragraphe 6 » : étudier comment les pays qui n’ont pas une capacité suffisante de production de médicaments peuvent faire usage des « licences obligatoires », ces mécanismes juridiques prévus par l’accord, qui permettent dans certains cas de contourner le monopole que confèrent les brevets.
Ce fut une année de dialogues de sourds, sans résultat concret... sinon la démonstration que les négociateurs ont perdu la conscience de la gravité des enjeux (7). Nous le savons bien, cet article 6 n’était pas la réponse aux maux de l’humanité, et le problème des prix n’est pas la seule difficulté... La sélection rationnelle des médicaments autorisés à la vente dans un pays déterminé, l’existence des mécanismes de financement, le maintien et le développement de systèmes et d’infrastructures de santé fiables sont également des facteurs déterminants. Mais ils ne peuvent se concevoir sans que soit réglée la question des prix.
Accord le plus important des dernières années pour la réduction des prix des antirétroviraux dans les pays en voie de développement, l’Initiative pour accélérer l’accès (IAA) a permis de faire passer ceux-ci d’un coût annuel par patient de 12 000 dollars en 2000 à... 420 dollars en 2003. Lancée en mai 2000 par Onusida, en partenariat avec plusieurs agences des Nations unies et cinq entreprises pharmaceutiques (Boehringer Ingelheim, Bristol-Myers Squibb, Glaxo SmithKline, Merck & Co et Hoffmann-La Roche), cette montagne a accouché d’une souris : en trois ans, 80 pays ont exprimé leur intérêt ; parmi ces 80 pays, 39 ont développé des plans d’action, dont moins de la moitié (19) ont finalement permis de conclure des accords avec des entreprises - le nombre de patients qui reçoivent des antirétroviraux dans ces 19 pays est inférieur à 1 %. Au total, cela concerne 27 000 personnes en Afrique, alors que le continent compte 30 millions de séropositifs (
!
Créé en avril 2001 à l’initiative du secrétaire général des Nations unies, M. Kofi Annan, le Fonds global de lutte contre le sida, le paludisme et la tuberculose n’a reçu à ce jour que 20 % des sommes nécessaires... En Chine, où les autorités estiment qu’un million de citoyens sont infectés par le virus de l’immunodéficience humaine (VIH), une entreprise pharmaceutique occidentale a offert, à grands renforts de publicité, des antirétroviraux gratuits pour une période de huit ans. Las : la « donation » ne concernait que... 200 patients !
Toutes ces initiatives, même si elles pouvaient surmonter leurs insuffisances, ne forment toutefois pas une solution à long terme, ni pour les pays en voie de développement ni pour les pays développés. Comment, en effet, imaginer que le coût des médicaments puisse conserver durablement une croissance exponentielle excédant largement celle du reste de l’économie ?
Il faut espérer que l’initiative internationale pour un vaccin contre le sida (IAVI) - qui réunit des entreprises pharmaceutiques (parmi lesquelles se trouvent les principaux grands laboratoires), des laboratoires publics et des organisations non gouvernementales - aboutisse rapidement. Le vaccin devra alors être mis à la disposition du plus grand nombre au prix le plus bas possible, et dans les délais les plus brefs : cela, évidemment, ne pourra passer que par une solution externe au système actuel des brevets.
« A qui appartient une lettre ? A son expéditeur ou au destinataire - ou alors au facteur, du moins pendant son parcours ? » Ainsi débute El Dueño de la herida, le dernier roman d’Antonio Gala (9). Un habitant de la planète sur trois n’a pas régulièrement accès aux médicaments, et les trois quarts vivent dans des pays en voie de développement dans lesquels ne sont consommées que 8 % des ventes mondiales des produits pharmaceutiques. Pourtant, la capacité technique et financière pour fabriquer ces médicaments existe. Des 10 millions d’enfants de moins de cinq ans qui meurent, chaque année, 80 % pourraient être sauvés s’ils avaient accès aux médicaments essentiels. Le seul point positif de l’échec du « processus de Doha » a été de mettre fin aux arguties juridiques sur les règles internationales du commerce, pour replacer le débat sur le plan éthique. Dans les différents milieux concernés, la question qui importe désormais est celle d’Antonio Gala : à qui appartient un médicament vital - à celui qui l’a inventé, au patient qui en a besoin, ou à l’intermédiaire qui l’achète et le revend ?
Une société malade
Pendant deux ans, le processus de Doha a opposé la santé au commerce ; il s’agissait de déterminer lequel venait en premier, et quelles exceptions sanitaires il fallait concéder. On s’aperçoit maintenant que le droit à la santé est une chose, et l’expansion du commerce une autre. La promotion du droit à la santé implique que soient garantis le droit à bénéficier des avancées technologiques et la reconnaissance de la valeur suprême de la dignité humaine, principes proclamés dans de nombreux traités internationaux et acceptés par l’immense majorité des Etats. Les règles du commerce, comme celles de l’économie en général, doivent contribuer au bien-être de la société. Elles ne peuvent en aucun cas constituer un obstacle à ce qu’une partie importante de cette société ne puisse pas bénéficier de la richesse et de la prospérité que le commerce est, en principe, censé apporter. L’accès au système de soins, perçu comme un droit fondamental, doit être protégé de façon active par les pouvoirs publics. Ne pas le faire, c’est accepter une société malade. Il est désormais clair, après Doha, que si les médicaments sont considérés comme de simples marchandises, la santé ne sera jamais autre chose qu’une extension du marché - où les cures et les traitements ne seront abordables que par ceux qui disposent d’un pouvoir d’achat suffisant.
Il faut, dès à présent, considérer le médicament essentiel comme un bien public à échelle mondiale. Ce changement de perspective impliquera des modifications substantielles à plusieurs niveaux, et de différentes natures, auxquelles la communauté internationale et les pouvoirs publics devront trouver des réponses. Se pourrait-il qu’un bien public à échelle mondiale soit brevetable, c’est-à-dire qu’il puisse y avoir un monopole de quelques-uns au détriment direct de millions de personnes ? L’objet (médicament) qui rend possible l’exercice de l’un des droits fondamentaux peut-il être soumis à des règles qui font obstacle à l’accès de tous... pour une durée de vingt ans ? Sous quelle forme s’organiseront la recherche et le développement de nouveaux produits pharmaceutiques, de façon que ceux-ci soient disponibles et immédiatement accessibles à tous ceux qui en ont besoin ? Comment réorienter l’industrie pharmaceutique vers des objectifs compatibles avec l’amélioration de la santé et la qualité de vie plutôt qu’avec la seule expansion économique et le profit ? Comment la société de demain assurera-t-elle la production, à l’échelle mondiale, de ces médicaments ? Ces questions, nous aurons à y répondre dans les dix ans qui viennent - la meilleure façon de s’y préparer est d’essayer de les exprimer clairement dès maintenant.