Les historiens ont leur mot à dire face à une classe politique et des médias qui, plus que jamais, font référence à l'Histoire ; c'est la raison de ces pages qui invitent à réfléchir sur le présent et l'avenir à la lumière du passé
Octobre 2006 :
Il y a dix mois, une pétition dénonçait la mainmise du Parlement sur l'Histoire à travers une série de lois «mémorielles» mettant en cause la liberté d'expression.
Voilà que les députés français ont récidivé en votant en première lecture le jeudi 12 octobre 2006 une loi qui punit jusqu'à un an de prison toute personne qui douterait que les massacres d'Arméniens de 1915 relèvent du concept de génocide.
Ce vote a été ressenti par les Turcs et leur gouvernement comme une insulte à leur honneur sans équivalent dans le monde civilisé.
Rappelons que la République turque ne nie pas la réalité des massacres mais réfute leur assimilation à un génocide. Cette interprétation est contestée par la plupart des historiens mais elle n'est en rien comparable à celle des «négationnistes» qui nient purement et simplement que les nazis aient massacré les Juifs en 1941-1945.
Champ de ruines
Le vote du 12 octobre apparaît d'ores et déjà comme un énorme gâchis. Il porte atteinte à la liberté d'expression, à l'image internationale de la France et discrédite un peu plus la classe politique...
– Coup dur pour la liberté d'expression
Conséquence la plus évidente de la loi du 12 octobre : les chercheurs qui analysent les documents relatifs au massacre des Arméniens de 1915 sont avertis qu'ils doivent de toute façon aboutir à la conclusion que ledit massacre relève de la catégorie très étroite des génocides sous peine de sanctions pénales (amende et/ou prison).
Plus généralement, la loi porte atteinte au droit de débattre de l'Histoire. Ce droit, comme le droit de débattre des sciences, d'art, de cuisine ou de politique, appartient à tout le monde, ce qui signifie d'accepter toutes les opinions, même les plus stupides. Viendrait-il au Parlement français l'idée d'emprisonner les gens qui contestent le darwinisme ou le réchauffement climatique ?...
Plus gravement, la loi jette le discrédit sur la démocratie en posant des limites arbitraires à la liberté d'expression. Si l'on peut en France punir d'un an de prison quelqu'un qui douterait que les massacres de 1915 rentrent dans la catégorie des génocides, alors, du point de vue islamiste, on peut bien menacer de mort un prétendu philosophe qui, dans un quotidien à grand tirage, insulte le prophète vénéré par un milliard de musulmans (voir la chronique d'un certain Redeker complaisamment publiée par Le Figaro, le 19 septembre 2006).
La liberté d'expression est comme la peine de mort. On est pour ou contre ce principe. On ne peut pas être pour «avec des réserves».
– Les communautés contre la Nation
Comme pour prouver a contrario les bienfaits de la liberté d'expression, la loi du 12 octobre risque d'avoir sur la cohésion nationale des effets exactement contraires à ceux escomptés.
L'immigration turque a déjà été stigmatisée par la loi mémorielle de 2001 officialisant le génocide arménien et la nouvelle loi ne va rien arranger. D'ores et déjà, des Turcs ont annoncé leur intention de se rendre en France et de contester pour la forme le génocide arménien. Parmi eux le Prix Nobel de littérature 2006 qui a été sanctionné dans son propre pays pour avoir réclamé un débat public sur le massacre des Arméniens !
Rien ne dit que la cause arménienne sorte gagnante de l'affaire. Par esprit de contradiction, beaucoup de Français (notamment musulmans) seront tentés de prêter une oreille plus attentive aux arguments d'Ankara sur les événements de 1915.
Plus gravement, on voit mal maintenant comment éviter le débordement de revendications communautaristes et mémorielles. Des Antillais, fils métissés d'esclaves et de planteurs, aux descendants d'Africains en passant par les Kurdes..., chacun va y aller de sa revendication.
Si les députés ont bradé la liberté d'expression à un lobby arménien qui représente au grand maximum 500.000 personnes, comment pourront-ils refuser la même chose aux représentants de ces groupes... sans parler des juifs, protestants, descendants de cathares, Chouans et autres Camisards ?
– L'art de se faire des ennemis
Blessée dans sa fierté par la loi française du 12 octobre, la République turque, fondée en 1923 par Moustafa Kémal sur des bases ultranationalistes, peut moins que jamais se reconnaître coupable d'un génocide commis en 1915 sauf à s'humilier.
Le comportement de la France, qui n'a pas d'équivalent dans le monde, relève pour elle du casus belli. On peut craindre des représailles de caractère diplomatique ou économique, qui s'ajouteraient aux récents échecs de la diplomatie française (perte des Jeux Olympiques de 2012, perte d'un contrat juteux en Arabie séoudite,...).
Le président Jacques Chirac peut ainsi se flatter d'avoir rompu cinq siècles d'amitié franco-turque (beau résultat qui s'ajoute aux brouilles avec les États-Unis, la Grande-Bretagne, la Côte d'Ivoire, la Pologne, l'Espagne,...).
On apprécie au passage l'incohérence, pour ne pas dire plus, de nos hommes politiques qui ont presque tous plaidé pour l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne malgré ses positions à l'opposé des valeurs occidentales contemporaines (pénalisation de l'athéisme et de la liberté sexuelle, nationalisme farouche,...).
Dans le même temps, ils se la mettent à dos pour une affaire qui ne devrait relever que des historiens comme le rappelle avec bon sens le président du Parlement turc. Et celui-ci de préciser que la France, «qui joue un rôle éminent pour étendre les droits de l'homme dans le monde», ne devrait pas voter une loi «limitant la liberté de pensée».
Calculs électoralistes
Pourquoi la France, seule au monde, se montre-t-elle si soucieuse d'un drame qui remonte à près d'un siècle ? La raison, quoi qu'en disent les députés, est purement électoraliste. Elle tient à ce que la France compte près d'un demi-million de descendants d'Arméniens rescapés du génocide. C'est de loin la plus importante «communauté» arménienne hors d'Arménie.
Nos élus ont la faiblesse de croire que cette «communauté» ne détermine son vote qu'en fonction de leur prise de position sur le drame de 1915. C'est ainsi qu'ils ont voté en 2001 une loi qui officialise le génocide arménien. Cette loi ayant suscité l'ire de quelques Turcs et débouché sur la profanation de mémoriaux arméniens, le Parti socialiste a surenchéri et déposé un nouveau texte pour sanctionner ces actes...
Les rapporteurs de ce projet de loi se sont justifiés en arguant de la loi Gayssot de 1990 qui réprime la négation d'un «génocide» et la loi de 2001 qui officialise le génocide arménien. L'argumentation est imparable si ce n'est qu'elle démontre qu'on ne peut condamner une loi liberticide sans les condamner toutes, à commencer par la loi Gayssot.
Inopportune et malsaine, la loi pénalisant la non-reconnaissance du génocide arménien porte un nouveau coup à une classe politique qui a été déjà gravement secouée par le scrutin présidentiel du 21 avril 2002 (arrivée en deuxième du candidat d'extrême-droite) et le référendum du 29 mai 2005. Tandis que les députés avaient approuvé le projet de Constitution européenne à 90% (record européen), celui-ci a été rejeté par le peuple à 55%, ce qui pose la question de la légitimité du Parlement actuel.
Notons que la loi du 12 octobre a été approuvée sans ambiguïté par les favoris des élections présidentielles d'avril 2007, la socialiste Ségolène Royal et le leader de la droite Nicolas Sarkozy !
André Larané
http://www.herodote.net/editorial0610.htm
Lun 16 Oct - 11:32 par mihou