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Les Protocoles des Sages de Sion, le célèbre faux fabriqué contre les juifs, ont été rédigés en France au début du siècle par un intrigant russe. L’auteur est enfin identifié. Les ravages, eux, continuent
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Le « fabricant des Protocoles » Mathieu Golovinski, à Paris, en 1907.
C’est la plus célèbre — et la plus tragique — des falsifications du XXe siècle, à la base du mythe antisémite du « complot juif mondial ». Le texte des Protocoles des Sages de Sion vient de livrer son dernier mystère: un historien russe, Mikhail Lépekhine, a établi l’identité de son auteur, grâce aux archives soviétiques. Elle permet de comprendre pourquoi il a fallu attendre si longtemps pour connaître cet épilogue: le faussaire, Mathieu Golovinski, qui a effectué sa besogne à Paris, au début du siècle, pour le représentant en France de la police politique du tsar, était devenu, après la révolution russe de 1917, un notable bolchevique... La découverte de ce sinistre pied de nez historique permet de combler les dernières lacunes dans l’histoire d’une imposture qui, après avoir fait beaucoup de ravages en Europe, connaît un destin encore florissant dans beaucoup de régions du monde.
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Serge Alexandrovitch Nilus, écrivain mystique et orthodoxe, premier éditeur des Protocoles.
Historien de la littérature russe, Mikhail Lépekhine est l’un des meilleurs connaisseurs des « publicistes » de la fin du XIXe siècle, ces personnages à la fois écrivains, journalistes et essayistes politiques qui interviennent sous forme de libelles, d’articles et de livres dans les convulsions de la vie publique russe de l’époque. Sa spécialité: les années charnières du règne d’Alexandre III (1881-1894) et du début du règne de Nicolas II (1894-1902), période agitée qui précède les turbulences révolutionnaires. Ancien conservateur des archives de l’Institut de littérature russe et chercheur en histoire des imprimés de la bibliothèque de l’Académie des sciences de Russie à Saint-Pétersbourg, Mikhail Lépekhine étudie la vie et l’œuvre de tous ces individus, y compris ceux de deuxième et troisième ordre, pour la plupart réunis dans le monumental Dictionnaire biographique russe en 33 volumes, dont il dirige l’édition.
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Pierre Ratchkovski (à dr.), responsable de la police politique russe à Paris et commanditaire des Protocoles.
C’est en travaillant sur l’un de ces publicistes, Mathieu Golovinski, fils d’aristocrate, avocat radié pour détournement de fonds, journaliste à scandale et intriguant dans les milieux politiques russes de Saint-Pétersbourg et de Paris, qu’il a plongé dans l’histoire des Protocoles, qui, jusqu’alors, ne constituaient pas pour lui un sujet de préoccupation. Dépouillant tous les fonds documentaires concernant Golovinski, il a trouvé dans des archives françaises conservées à Moscou depuis quatre-vingts ans la trace de son rôle dans la fabrication du célèbre faux. Mikhail Lépekhine mesure vite l’importance de sa découverte en faisant le bilan des connaissances actuelles sur l’histoire des Protocoles, dont un chercheur français, Pïerre-André Taguieff, a récemment publié la synthèse la plus complète1. Il vient de trouver le chaînon manquant — l’identité du faussaire — au croisement de deux longues histoires: celle d’un petit arriviste dont ce « travail » ne fut qu’un bref moment de sa vie agitée et trouble et celle d’un faux infâme pour lequel Mathieu Golovinski ne fut qu’un exécutant technique.
Les Protocoles des Sages de Sion, parfois surtitrés Programme juif de conquête du monde, sont un texte connu sous deux versions proches, éditées en Russie, d’abord partiellement, en 1903, dans le journal Znamia, puis, dans une version complète, en 1905 et en 1906. Ils se présentent comme le compte rendu détaillé d’une vingtaine de réunions judéo-maçonniques secrètes au cours desquelles un « Sage de Sion » s’adresse aux chefs du peuple juif pour leur exposer un plan de domination de l’humanité. Leur objectif: devenir «maîtres du monde» après la destruction des monarchies et de la civilisation chrétienne. Ce plan machiavélique prévoit d’utiliser la violence, la ruse, les guerres, les révolutions, la modernisation industrielle et le capitalisme pour mettre à bas l’ordre existant, sur les ruines duquel s’installera le pouvoir juif.
Ce « document secret » est rapidement mis en doute par le comte Alexandre du Chayla, un aristocrate français converti à l’orthodoxie et qui luttera plus tard au sein de l’armée blanche contre les bolcheviques: il avait rencontré en 1909 le premier éditeur des Protocoles, Serge Nilus, pape du mysticisme russe, qui lui avait montré l’ « original ». Pas du tout convaincu, le comte racontera par la suite avoir eu l’impression de rencontrer un illuminé pour qui la question de l’authenticité du texte importait peu. « Admettons que les Protocoles soient faux, lui a déclaré Nilus. Mais est-ce que Dieu ne peut pas s’en servir pour découvrir l’iniquité de ce qui se prépare? Est-ce que Dieu, en considération de notre foi, ne peut pas transformer des os de chien en reliques miraculeuses? Il peut donc mettre dans une bouche de mensonge l’annonciation de la vérité! »
© A.Demianchuk/Reuters pour L’Express
Mikhail Lépekhine, chez lui. Dans ses mains, la première édition parisienne en russe des Protocoles.
Les Protocoles sont en fait « lancés » dans le grand public par le Times de Londres du 8 mai 1920, dont un éditorial intitulé « Le Péril juif, un pamphlet dérangeant. Demande d’enquête» évoque ce « singulier petit livre », auquel il semble accorder du crédit. Le Times se rattrape un an plus tard, en août 1921, en titrant « La fin des Protocoles » et en publiant la preuve du faux. Le correspondant à Istanbul du quotidien britannique avait été contacté par un Russe blanc réfugié en Turquie qui, visiblement bien informé, lui avait révélé que le texte des Protocoles était le décalque d’un pamphlet français contre Napoléon III. Une vérification rapide avait prouvé la falsification: les Protocoles reprenaient effectivement le texte du Dialogue aux Enfers entre Machiavel et Montesquieu, publié à Bruxelles en 1864 par Maurice Joly, un avocat antibonapartiste qui voulait montrer que l’empereur et ses proches complotaient pour s’emparer de tous les pouvoirs de la société française. Utilisant ce texte oublié qui avait valu deux ans de prison à Maurice Joly, le faussaire des Protocoles avait remplacé « la France » par « le monde » et « Napoléon III » par « les juifs ». La supercherie, grossière, éclatait par simple comparaison ligne à ligne des deux textes. Le faux était dévoilé, mais le mystère de son origine demeurait. On savait simplement que le texte original était rédigé en français et l’on supposait qu’il avait pu être fabriqué au tout début du siècle, à Paris, dans les milieux de la police politique russe.
C’est dans les archives du Français Henri Bint, agent des services russes à Paris pendant trente-sept ans, que Mikhail Lépekhine a vérifié que Mathieu Golovinski était le mystérieux auteur du faux. Recevant en 1917 à Paris Serge Svatikov, l’envoyé du nouveau gouvernement russe de Kerenski chargé de démanteler les services secrets tsaristes et de « débriefer » — et parfois retourner — ses agents, Henri Bint lui explique que Mathieu Golovinski était l’auteur des Protocoles et que lui-même a notamment été chargé de la rémunération du faussaire. Le dernier ambassadeur du tsar, Basile Maklakov, étant parti avec les archives de l’ambassade, qu’il donnera en 1925 à la fondation américaine Hoover, Serge Svatikov achète à Henri Bint ses archives personnelles. Rompant ensuite avec les nouveaux dirigeants bolcheviques, Svatikov dépose les archives Bint à Prague, dans le fonds privé des « Archives russes à l’étranger ». En 1946, les Soviétiques mettent la main sur ce fonds qui rejoint à Moscou les archives d’Etat de la Fédération de Russie.
Une petite ruse de l’Histoire
Le secret de Golovinski est donc préservé jusqu’à l’effondrement du communisme et l’ouverture générale des archives, en 1992. Le faussaire antisémite étant en effet devenu « compagnon de route » des bolcheviques dès 1917, les Soviétiques n’ont eu aucune envie de révéler cette petite ruse de l’Histoire, qui semble encore gênante aujourd’hui, puisque la découverte de Mikhail Lépekhine, révélée en août dernier par Victor Loupan dans Le Figaro Magazine, n’a suscité aucun intérêt dans la grande presse française.
Mer 30 Aoû - 1:14 par mihou