Vif débat en Israël sur la " faillite " de la guerre au Liban (Le Monde 17-8-06)
ISRAËL
Vif débat en Israël sur la " faillite " de la guerre au Liban
L'écrivain David Grossman a lu devant la dépouille de son fils Uri, tué
peu avant l'entrée en vigueur du cessez-le-feu, lundi 14 août, au Liban, un
texte déchirant, empreint d'une émotion contenue. Il s'est " refusé à parler de
la guerre. Nous, notre famille, avons déjà perdu dans cette guerre. L'Etat
d'Israël, lui, fera son bilan ". Mais le frère aîné du défunt, Yonathan, n'a pas
eu ces préventions : " C'est moi qui ai voulu qu'Uri serve dans une unité de
Merkava-4. On disait que c'était le char le plus sûr au monde. Mais lorsqu'on
vous envoie à la mort dans une mission suicidaire, imbécile et sans espoir, même
le Merkava-4 ne sert à rien. "
L'heure, en Israël, est au bilan et aux règlements de comptes. La création
d'une commission d'enquête parlementaire a été annoncée, mercredi 16 août. Selon
un sondage publié par le journal Yediot Aharonot, seuls 30 % des Israéliens
estiment que leur pays a gagné cette guerre. La démission du ministre de la
défense, le travailliste Amir Péretz, est souhaitée par 57 % des sondés, et
celle du chef d'état-major, le général Dan Haloutz, par 42 %.
Encore ce sondage a-t-il été mené avant l'affaire qui secoue le pays : la
vente par le chef de l'armée d'un portefeuille d'actions quelques heures avant
l'offensive. " Entre une réunion d'état-major d'urgence où il a promis de
"ramener le Liban vingt ans en arrière'', et une consultation avec le ministre
de la défense où il a recommandé l'entrée en guerre, - Dan Haloutz - a eu le
temps d'appeler son conseil financier. Ce 12 juillet, à midi, le colonel Chen
Livni et ses hommes tentaient de récupérer les cadavres de quatre soldats d'un
char en flammes. Le chef d'état-major, lui, parlait avec son banquier ", écrit
le chroniqueur militaire du quotidien Haaretz. " Les réservistes appelés
d'urgence à monter au front, dont certains ne sont pas revenus, ont-ils eu le
temps, eux, pour de tels arrangements ? ", ajoute-t-il, résumant la stupéfaction
de la population.
DES SOLDATS " À L'ABANDON "
De hauts gradés expriment - anonymement - de sévères critiques contre leur
chef. Mercredi, Haaretz titrait son éditorial : " D'abord, Haloutz doit partir
". l'après-midi, le chef d'état-major allumait un contre-feu. il accusait "
l'échelon politique " d'avoir retardé de quarante-huit heures l'engagement des
troupes au sol, et d'avoir ainsi conduit à une intervention précipitée. le
gouvernement porterait donc, selon lui, une responsabilité dans les dégâts
humains des dernières heures de la guerre.
Dans le pays se multiplient les récits de réservistes racontant comment
ils ont été laissés " à l'abandon ", parfois dans une désorganisation
incompatible avec l'image de Tsahal. Au-delà des mises en cause personnelles, un
sentiment d'échec domine.
Les questions fusent. Quels étaient les objectifs de cette guerre ?
Etaient-ils réalistes ? Pourquoi, malgré les rodomontades constantes de
l'état-major, le Hezbollah a-t-il pu tirer plus de 100 roquettes par jour en
moyenne, et ce, jusqu'à la fin ? Pourquoi avoir lancé une offensive au sol dans
les heures précédant un cessez-le-feu que l'on savait acquis ? Celle-ci n'avait
aucune chance d'atteindre son objectif (contrôler les rives du fleuve Litani) et
s'est avérée la plus coûteuse en vies israéliennes de toute la guerre. Enfin,
pourquoi, à l'arrière, la défense passive était-elle si mal préparée ?
" L'opinion est légitimement frustrée, estime Dan Yatom, un ancien chef du
Mossad. On lui a annoncé des objectifs virtuels, et elle y a cru. Israël allait
"changer la carte politique du Liban'', "éradiquer le Hezbollah'', ce que nous
n'étions pas parvenus à faire en dix-huit ans d'occupation - du Liban sud,
1982-2000 - ".
Aujourd'hui député (travailliste), il tire le bilan suivant : " Les
objectifs étaient erronés, la méthode aussi. Face à des organisations
terroristes ancrées dans la population comme le Hezbollah ou le Hamas, l'idée de
"rétablir notre capacité de dissuasion'' est un non-sens. Ces guerres-là sont
asymétriques. Il aurait fallu effectuer des frappes aériennes durant deux ou
trois jours seulement, mais beaucoup plus puissantes : sur les réseaux
électriques et aquifères, les communications, pour amener le gouvernement
libanais à demander un cessez-le-feu. Ensuite négocier sérieusement la
libération de nos otages et la limitation des capacités du Hezbollah. Quant à
envoyer des troupes au sol, j'étais contre. Mais quitte à le faire, alors
pourquoi si tardivement, et si faiblement ? Toutes les priorités stratégiques de
Tsahal sont à revoir. "
" UN PUTSCH VOLONTAIRE "
Autre son de cloche chez le général Uri Saguy, ex-chef des renseignements
militaires. " Cette guerre, espère-t-il, devrait amener nos dirigeants à
comprendre les limites de la force et la nécessité de rechercher un accord
politique régional. Ceux qui ont une vision binaire, qui divisent le monde entre
bons et méchants, ne savent que semer la guerre et la déstabilisation dans la
région. " Visant " la conception du monde " du général Haloutz, il estime qu'il
sera " le premier et le dernier chef d'état-major issu de l'aviation en Israël.
Au Proche-Orient, les guerres se mènent sur le terrain ".
Yaguil Lévy, un sociologue spécialiste de Tsahal, pronostique de " très
fortes tensions à venir entre militaires et politiques ". Cette guerre, selon
lui, a été le résultat d'un " putsch volontaire " : " L'état-major a proposé des
objectifs irréalistes sans les moyens d'y parvenir, ni scénario de sortie de
guerre. Le problème est qu'il n'a pas eu besoin de faire pression sur le
gouvernement : ce dernier a accepté avec enthousiasme. L'armée s'est habituée à
bénéficier chez nous d'un crédit illimité. Maintenant, les militaires seront
beaucoup plus suspicieux, ils exigeront des politiques la garantie d'être
couverts. Mais le gouvernement demandera de contrôler l'armée de beaucoup plus
près. "
" Nous vivons un séisme. L'opinion a perdu confiance dans la capacité des
dirigeants à définir leurs objectifs ; pire, à prendre les bonnes décisions ",
déclarait, mercredi, l'amiral Ami Ayalon, ex-chef des services de renseignements
intérieurs (Shin Beth).
En Israël, les débats et leur cortège d'accusations tous azimuts sur les
responsabilités dans la " faillite " de la nouvelle guerre au Liban ne font que
commencer.
Sylvain Cypel