" Israël n'établit aucune distinction entre les civils et les objectifs militaires " (Le Monde 6-8-06)
ENTRETIEN AVEC PETER BOUCKAERT, COORDINATEUR DES ENQUÊTES DE HUMAN RIGHTS
WATCH AU LIBAN
" Israël n'établit aucune distinction entre les civils et les objectifs
militaires "
Une équipe d'enquêteurs de l'organisation de défense des droits de l'homme
Human Rights Watch (HRW) a parcouru le Liban depuis le début de la guerre.
Quelles sont vos constatations ?
Nous sommes allés à Tyr, Srifa et Cana. Nous avons interrogé de nombreux
témoins et survivants d'attaques, établi de bons contacts avec les équipes
médicales et de secours et les travailleurs humanitaires. Nos conclusions sont
très claires : Israël n'établit aucune distinction entre les civils et les
objectifs militaires. C'est une violation grave des lois de la guerre. Le
principe de la distinction entre les populations civiles et des objectifs
militaires est au fondement même de ces lois et c'est pourquoi les Conventions
de Genève ont été établies. Chacun sait que le Hezbollah tire des roquettes avec
l'intention de tuer des civils. Cela ne donne pas pour autant à Israël le droit
de recourir à n'importe quels moyens pour riposter.
Les autorités israéliennes disent systématiquement que le Hezbollah se
cache derrière les populations civiles. Il est malheureux que les médias
occidentaux, en particulier américains, prennent les déclarations de l'armée
israélienne pour argent comptant et ne les mettent pas à l'épreuve des faits.
Parce qu'ils veulent paraître équilibrés, ils font état des victimes civiles et
s'empressent d'ajouter dans le paragraphe suivant la déclaration de l'armée
israélienne, qui dispose d'une liberté de manoeuvre telle dans ce conflit qu'une
mythologie s'est créée selon laquelle le Hezbollah est présent dans chaque
maison du Liban sud et que c'est la raison pour laquelle les gens meurent. Ce
qui n'est pas vrai.
Comment expliquer les attaques délibérées contre les civils ?
Je ne pense pas qu'Israël cherche délibérément à tuer des civils au Liban
sud, mais il ne fait délibérément pas de distinction entre les civils et les
objectifs militaires. Chacun sait que le Hezbollah est un ennemi dur à
combattre, une guérilla qu'il est impossible de détruire par des bombardements
aériens. Ils n'ont ni chars ni véhicules militaires, sont disciplinés et très
sophistiqués, agissent par petites équipes, ont un très bon système de
communication.
Quid alors des cibles civiles visées loin de la ligne de front ?
Human Rights Watch en distingue trois types.
Il y a les bombardements d'objectifs civils. Cana où vingt-huit personnes
ont été tuées, neuf blessées et treize autres portées disparues après le
bombardement du bâtiment dans lequel elles avaient trouvé refuge est un exemple
parfait. Les Israéliens ont d'abord dit que les combattants du Hezbollah étaient
à l'intérieur du bâtiment bombardé et que des roquettes ont été tirées. Puis
qu'il y a eu une erreur de tirs de 300 mètres. Puis ils ont renoncé à ces
explications dans leur déclaration finale. Pourquoi ? Parce qu'ils mentaient dès
le début, comme ils le font toujours. Etant dans l'incapacité de fournir à leurs
propres journalistes les preuves que ces derniers demandaient, ils ont fait
machine arrière.
Pourquoi met-on en doute les récits de civils libanais et prend-on les
déclarations de l'armée israélienne pour argent comptant ? Nous avons sillonné
le village. Il n'y avait strictement rien qui prouve que des missiles ont été
tirés. Cana n'est qu'un exemple parmi plusieurs autres de tirs sur des maisons
abritant des familles, dont certaines ont été décimées.
Il y a, d'autre part, les attaques de voitures sur les routes. Israël
lance un avertissement aux civils pour qu'ils partent et dans le même temps
attaque les véhicules circulant sur les routes. Des voitures particulières, des
ambulances, des convois humanitaires ont été visés. Résultat, les gens ont peur
de partir. Pour les habitants de nombreux villages, cela reviendrait trop cher,
jusqu'à 1 000 dollars par voiture. Certains de mes collègues sont allés à Bint
Jbeil et Aïtaroun il y a deux jours. Dès leur arrivée, ils ont été débordés par
des centaines d'habitants, pour la plupart des vieillards, qui sortaient des
décombres de leurs maisons et qui voulaient partir. Il y avait des morts dans
ces deux villes. La situation dans le sud du pays est vraiment désespérée.
Il y a enfin la destruction des infrastructures civiles. Quel est
l'objectif militaire d'une attaque contre l'usine Liban-lait, ou l'aéroport ?
Israël croit-il pouvoir convaincre le monde qu'en pleine guerre le Hezbollah
allait acheminer des armes par avion ? Chacun sait que le Hezbollah se procure
des armes par la contrebande terrestre.
Aucun habitant ne s'est plaint du Hezbollah auprès de vous ?
Le Hezbollah doit bien tirer ses missiles de quelque part et rien ne
l'oblige à le faire en pleins champs, à la merci des tirs des avions israéliens.
D'après les informations recueillies auprès des gens que nous avons interrogés,
le Hezbollah a au moins fait des efforts dans certains cas pour demeurer à
l'extérieur des villages. Dans d'autres, des roquettes ont été tirées de
l'intérieur de localités, en violation de son obligation de protéger ses propres
populations. Mais la mythologie israélienne selon laquelle le Hezbollah
prendrait les civils pour boucliers humains n'est absolument pas prouvée dans
les faits.
Le Hezbollah affirme qu'en bombardant les villes il ne fait que réagir aux
attaques israéliennes de cibles civiles.
Je ne veux pas savoir qui a commencé cette guerre. Les deux parties
doivent respecter les lois de la guerre. Les attaques du Hezbollah visent à tuer
des civils, alors qu'elles auraient dû se concentrer contre des cibles
militaires, comme c'est le cas depuis que les combats terrestres ont commencé.
Le ministre israélien de la justice dit que tous les Libanais restés au Liban
sud sont " des terroristes " et le Hezbollah considère les villes du nord
d'Israël, qu'il appelle " des colonies ", comme des bases militaires.
Des armes prohibées ont-elles été utilisées ? L'une de vos équipes a
observé auprès d'une unité israélienne des bombes à fragmentation.
Ces bombes sont parmi les armes les plus épouvantables. Non seulement
elles tuent de nombreux civils durant un conflit mais toutes celles qui ne sont
pas explosées constituent un champ de mines. Nous avons des preuves de leur
utilisation dans le village frontalier de Blida. Elles sont faites pour être
dirigées contre des concentrations de troupes afin d'en tuer le plus grand
nombre. Où sont les concentrations de troupes au Liban ? Israël doit expliquer
pourquoi il utilise ce genre d'armes dans des régions peuplées. Il cherche à
rendre non viable toute une région dans le sud du pays.
Il a été dit que des bombes au phosphore ont été utilisées. Pour le
moment, je suis sceptique, mais il faudra mener une enquête. En réalité, presque
toutes les victimes ont été tuées par des bombes de précision que les Etats-Unis
continuent de fournir à Israël.
Propos recueillis par M. Na.