La République au défi de l’ethnicité
mardi 15 août 2006
par Bruno Guigue,
paru dans la revue Etudes,
avril 2006
Jamais le débat public, en France, ne s’était autant focalisé sur la question de la diversité ethnique et, mieux encore, sur la question de ses origines. Comme si après l’ère du silence, celle de la parole venait de commencer. Comme si, enfouie dans les replis de l’inconscient collectif, la mémoire de la colonisation avait subitement fait surface. Il a sans doute fallu, pour précipiter cet affleurement mémoriel, l’irruption d’une crise aigue de la société française, illustrée par des violences urbaines sans précédent. Il a fallu cette coïncidence entre l’éveil d’une mémoire meurtrie et la révolte d’une jeunesse en mal de repères pour que l’ethnicité devienne chez nous, en terre républicaine, une pierre d’achoppement.
L’immigration, comme un serpent de mer
L’immigration, certes, ne figure pas au registre des questions inédites. Elle a occupé une place grandissante voire obsessionnelle, depuis deux décennies, dans la vie publique française. Mais elle était perçue du point de vue de la société vouée à l’accueillir, souvent de mauvaise grâce, et qui en redoutait les dangers réels ou imaginaires. Le discours xénophobe du Front national, dès les années 80, sembla donner le ton des débats sur l’immigration, doublement conforté par la passivité de la société civile et par les manœuvres de la classe politique. Tout au plus a-t-il généré un antidote imparfait, l’antiracisme, qui eut du moins le mérite d’exister sous une forme populaire et dénuée d’arrière-pensées communautaires.
Le débat sur l’immigration, à l’évidence, n’est pas nouveau : c’est un véritable serpent de mer qui vient régulièrement tarauder la bonne conscience de la société française. Mais la crise actuelle a quelque chose d’inédit, qui tient à l’inversion des rôles visée par le mouvement revendicatif apparu au cours de l’année 2005 : il s’agit pour lui, en effet, de faire voir l’immigration du point de vue des immigrés, de juger la société française sur sa capacité à accepter l’altérité et non l’inverse, de répliquer en bref au discours xénophobe en inversant spectaculairement les termes du débat.
Contrairement à l’antiracisme généreux des années 80, ce mouvement a pris la forme d’un lobbying communautaire. Trois épisodes à peu près simultanés ont marqué cette sorte de contre-offensive symbolique, où se sont mêlés la résonance du conflit israélo-palestinien, le débat sur le racisme et l’antisémitisme, l’hostilité que suscite l’islamisme réel ou supposé lorsqu’il s’exprime au nom des droits de l’homme, c’est-à-dire en se prévalant de ce qu’il est censé combattre.
Affrontement symbolique
Islamologue plus que philosophe, en proie à des critiques acerbes dans le champ médiatique français, M. Tariq Ramadan a ainsi qualifié de « communautaires » un certain nombre d’intellectuels français : immédiate, leur réplique virulente a eu pour principal effet de confirmer ce dernier dans le rôle de l’intellectuel musulman par excellence, bouclant ainsi la boucle d’un affrontement symbolique entre communautés artificiellement érigées pour les besoins de la cause. Les détracteurs de M. Ramadan, en s’engageant maladroitement sur son terrain, n’ont pas perçu une asymétrie objective qui leur est défavorable : il est, lui, un intellectuel ouvertement communautaire, alors que ses adversaires le sont aussi pour beaucoup, mais honteusement. En cédant à l’invective, ils ont trahi leur faiblesse sur le fond, d’ailleurs non dépourvue de duplicité.
Un autre épisode significatif, en dépit de son apparence triviale, ce fut « l’affaire Dieudonné ». L’humoriste antillais ayant caricaturé la figure du colon juif en Palestine, l’accusation d’antisémitisme a fusé aussitôt et M. Dieudonné s’est vu interdire de spectacle. Le retentissement de l’affaire était disproportionné, et il a donné aux partisans de l’humoriste une tribune extraordinairement efficace. C’est ainsi que fut lancé l’appel des « indigènes de la République » aux « fils et filles de colonisés et d’immigrés », invités à prendre part aux « luttes contre l’oppression et les discriminations produites par la République post-coloniale ». Le climat qui a sévi tout au long de l’année 2005, et notamment le débat sur la « discrimination positive », a ensuite favorisé l’émergence du Conseil représentatif des associations noires (CRAN). S’inscrivant dans un registre franchement communautaire au nom de la « question noire », il dénonce « un véritable apartheid ethno-racial qui existe de fait, en se cachant derrière les grands principes républicains pour ne pas agir ». Un véritable procès en discrimination raciale était désormais intenté à la société française, et la République renvoyée à l’opprobre de son passé colonial n’y échapperait pas.
Débat sur la colonisation
Naturellement, la machine infernale de la « concurrence des victimes » a joué à fond : mais pouvait-on seulement l’éviter ? Orchestrée au sommet de l’Etat en vue de purger la France de son passé antisémite, la repentance officielle a nourri les frustrations de tous ceux qui s’estiment à tort ou à raison les victimes lointaines du régime colonial. Animée des meilleures intentions, la reconnaissance des crimes perpétrés sous Vichy n’en a pas moins créé le soupçon d’une inégalité de traitement entre les enfants de la République. Si la France, comme le dit en substance le discours officiel, doit exalter les pages glorieuses de son histoire tout en scrutant ses zones d’ombre, si elle a le devoir de faire toute la lumière sur son passé, qu’en est-il, alors, des victimes de la colonisation ? Des Algériens, des Vietnamiens, des Malgaches massacrés par la troupe coloniale, notamment dans la décennie qui suivit la Seconde Guerre mondiale ? Y aurait-il de bonnes et de mauvaises victimes ? Et si l’on veut conjurer la surenchère dans la victimisation, la meilleure façon d’y parvenir n’est-elle pas de rendre à chacun son dû ? De proscrire la règle non écrite du « deux poids, deux mesures » qui semble avoir prévalu jusque-là ?
C’est dans ce contexte passionnel qu’a surgi le débat sur la loi du 23 février 2005, et notamment sur son article 4. Là encore, la logique du lobbying parait l’avoir emporté sur la logique tout court : fruit d’un amendement à la sauvette, l’article incriminé enjoignait aux programmes scolaires de « reconnaître le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord ». Concession de la majorité parlementaire à un groupe de pression désireux de flatter l’électorat rapatrié, ce texte d’abord passé inaperçu a fait l’effet d’un pavé dans la mare. D’apparence anodine, l’article aujourd’hui abrogé pèche surtout par omission : il occulte le côté également négatif de la colonisation. Qui plus est, il fixe aux historiens l’étalon d’une sorte d’histoire officielle en leur suggérant ce qu’il faut enseigner. Il fait fi, simultanément, de l’exigence d’objectivité inhérente au travail d’historien et de la reconnaissance officielle des pages sombres de l’histoire nationale. Non seulement il proscrit toute repentance puisqu’il est sous-entendu qu’il n’y a pas eu crime, mais il interdit toute reconnaissance des faits en lui substituant une histoire déjà écrite, celle dont rêve les yeux ouverts un lobby de nostalgiques.
Du coup, le débat sur ce texte a ouvert un second front, celui de l’historiographie, à un moment où les travaux sur la colonisation et l’esclavage connaissent en France une diffusion sans précédent. Passé et présent se mêlèrent ainsi sous nos yeux dans la plus grande confusion, l’explosion des banlieues fournissant l’arrière-plan incendiaire d’un débat où la société française sembla prise de vertige. Le télescopage du débat historiographique par la crise urbaine, par exemple, a nourri d’étranges accusations à propos des émeutes, lesquelles seraient « l’expression d’une révolte ethno-religieuse ». Si l’auteur de ces assertions avait voulu jeter de l’huile sur le feu, on doit admettre qu’il ne s’y serait pas pris différemment. Et il est vrai qu’il reçut, à l’occasion, les compliments empressés d’une autre sorte de pyromane. A vrai dire, le rôle du religieux dans la crise de novembre 2005 parait s’être limité, si l’on en croit plusieurs enquêtes de terrain, à l’intervention pacifique de certains imams de quartier manifestement désireux d’encourager le retour au calme.
L’irruption de la crise urbaine
Quelle est, alors, l’origine de cette crise ? Elle est assurément l’expression d’un profond malaise, mais il est clair que les jeunes des cités n’ont pas incendié des voitures pour se venger de la colonisation. Cette crise est l’expression confuse d’un sentiment d’injustice qui tient pour l’essentiel à des données objectives : le chômage est massif dans ces quartiers et la politique de la ville n’y a rien changé. Au contraire, son impuissance a aggravé la situation en donnant l’impression que les pouvoirs publics faisaient semblant de faire quelque chose. Le sentiment d’injustice s’alimente donc de jour en jour, au gré des échecs répétés d’une intervention publique qui a perdu toute légitimité.
Fondé sur le « remords de l’architecte », le développement social urbain s’est obstiné à modifier la physionomie des cités alors qu’il fallait casser les ghettos. Cette politique a échoué faute d’avoir pris à bras-le-corps le principal problème des banlieues : le sous-emploi chronique de ses habitants. Il fallait engager un plan massif de remise au travail par dissémination des demandeurs d’emploi sur des bassins d’emploi extérieurs. Au lieu de leur offrir un avenir par diffusion dans l’espace, on a enfermé les jeunes dans l’espace clos d’une zone sans avenir. Au lieu de leur offrir la mobilité, on les a condamnés au surplace. Faut-il s’étonner que certains d’entre eux s’adonnent au culte d’une identité close, artificiellement verrouillée par du religieux radicalisé ?
Parmi les jeunes des cités, nombreux sont ceux issus de l’immigration : cette ségrégation ethnique est le corollaire d’une ségrégation sociale et spatiale qui a vu les quartiers d’habitat social, depuis le milieu des années 70, se dégrader de façon spectaculaire. Frappée de plein fouet par la crise issue du premier choc pétrolier, une génération entière de travailleurs immigrés s’est vue reléguée dans des cités HLM que la paupérisation de leurs locataires a condamnées au délabrement. Les générations suivantes ne connaîtront que ces ghettos où elles sont nées. La deuxième génération s’était illustrée lors du « rodéo des Minguettes » en 1981, la génération suivante est celle des jeunes incendiaires de 2005 : mêmes causes, mêmes effets.
Rien n’est plus pernicieux, par conséquent, qu’une grille de lecture ethnique de cette crise sociale permanente qui affecte les périphéries urbaines depuis vingt-cinq ans. Aucun déterminisme biologique ne conduit les jeunes des cités à s’adonner à la violence, aucun tropisme religieux ne les voue à s’enfermer dans une identité irrémédiablement close. Mais la clôture du ghetto légitime à leurs yeux une violence qu’ils considèrent comme la réplique à la violence sociale dont ils s’estiment victimes. Ce faisant, ils s’emmurent volontairement dans une situation sans issue, et leur incivilité justifie à son tour la malveillance que leur manifeste le reste de la société.
Un double écueil
On voit bien, à cet égard, le double écueil sur lequel l’ethnicisation de la question sociale risque de nous précipiter. Le premier est celui du racisme ordinaire, justifié en l’occurrence par le constat apparemment objectif que ces minorités visibles sont décidément inassimilables, tant elles sont imperméables aux règles élémentaires du vivre-ensemble. D’une résistance au temps assez phénoménale, cette conviction est largement répandue dans la société française même si sa formulation explicite est plutôt rare. Elle est confortée chez certains par le souvenir amer d’une décolonisation qui fut synonyme de défaite, d’exil et d’humiliation. On s’aveugle, en l’adoptant, aux données objectives d’une crise sociale qui a lentement mûri dans notre société et dont il se trouve que les enfants de l’immigration font aujourd’hui les frais. Car on ne veut voir, précisément, que ce qu’il y a de plus visible dans son évidence immédiate : la couleur de la peau, le nom exotique, le comportement hétérodoxe.
Le deuxième écueil est à l’opposé du précédent, mais il risque d’entraîner les mêmes conséquences : c’est le procès intenté hic et nunc à la République en regard de son passé colonial. La confusion entre le passé et le présent, ici, n’est ni fortuite ni anodine. Que la République ait été colonisatrice est une évidence. Elle s’est drapée dans les plis de l’antiesclavagisme, dès 1848, pour mieux justifier ses entreprises de conquête. Elle s’est affublée d’une mission civilisatrice, au temps de Jules Ferry, pour se tailler un empire colonial dont elle tirera gloire jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Elle s’est livrée à une répression féroce, dès 1945 à Sétif, contre les tentatives d’émancipation de ses sujets coloniaux. Elle ne consentira à leur libération qu’au terme de luttes sanglantes qui l’ont vue vaciller, tant les atrocités dont elle s’est rendue coupable violaient ses propres principes, ceux dont les colonisés en révolte, précisément, se réclamèrent.
Mais la République d’aujourd’hui n’est pas plus colonialiste que l’Allemagne contemporaine n’est nazie. Elle n’est pas sans défauts, ni sans équivoques dans ses relations avec ses anciennes colonies devenues indépendantes. Mais l’inverse est également vrai : désormais l’influence politique et économique se monnaye, et les dirigeants des nouveaux Etats en ont largement bénéficié. Quant à la « politique de la canonnière », elle a connu ses derniers feux à Suez en 1956. Admettons pour le moins, quarante ans après la fin de la décolonisation, que les responsabilités sont partagées en ce qui concerne la situation présente.
Passe encore qu’on instruise le procès de la République pour les crimes coloniaux perpétrés il y a un demi-siècle : la reconnaissance des faits ne doit souffrir aucune exception, même si l’on attribue parfois abusivement à l’universalisme républicain les turpitudes commises en son nom. De même, la « loi Taubira » qualifiant la traite esclavagiste de « crime contre l’humanité », puis le choix du 10 mai pour la commémoration nationale de l’abolition de l’esclavage, représentent une avancée symbolique non négligeable : cette double initiative a brisé un mur du silence qui n’est pas étranger, en effet, aux frustrations contemporaines.
Mer 16 Aoû - 21:37 par mihou