Baobab l'arbre à palabre (Toubab du 30 juin 2006)
Patrick LOZES, Président du CRAN (Conseil Représentatif des Associations Noires) et de CapDiv
« C'est bien de lutter contre le racisme mais la lutte contre les discriminations est plus concrète. Comment se fait-il qu'un diplômé Bac+5 n'arrive pas à entrer dans le monde de l'entreprise ? »
Toubab : Monsieur Lozès, existe-t-il une communauté noire ?
Patrick Lozès : Je dirais plutôt qu’il existe des populations noires. Pour pouvoir parler de communauté, il faudrait que ce groupe agisse par rapport à des normes, à des construits, et qu’il réagisse en bloc. Ce qui n’est pas vraiment le cas. Les noirs sont aujourd’hui un groupe extraordinairement divers. Il peut y avoir une communauté et dans ce cas là, c’est une communauté d’intérêts. Il y a plusieurs manières d’être noir : la manière fine et la manière épaisse. La manière fine serait qu’être noir reviendrait à considérer une expérience commune de la discrimination. Alors que pour la manière épaisse, être noir signifierait qu’il existe des cultures et des histoires communes. La définition du CRAN se résume par la maxime de Sartre : « est noir, celui que les autres considèrent noir ».
T : La création du CRAN répond-elle à la nécessité de fédérer autour d’une structure communautaire les populations noires ?
PL : Le CRAN est sur un credo de justice, de solidarité et de valorisation. Nous voulons : lutter contre les discriminations raciales et promouvoir les cultures afro-antillaises.
Les discriminations raciales sont aujourd’hui niées alors qu’elles existent. A qui fera-t-on croire que la couleur de peau n’a pas d’importance quand on va chercher un emploi ou un logement ? Il faut montrer ces discriminations qui, elles, ne sont pas de même ordre que les discriminations sociales ou territoriales (elles aussi doivent être combattues bien sûr).
Il doit avoir une solidarité entre les populations noires, qu’elles viennent d’Afrique ou d’Outre-Mer, parce que justement il y a, en première approximation, cette discrimination liée à la couleur de peau. Si on ne vous laisse pas entrer en boite de nuit, c’est avant tout à cause de votre couleur de peau. Il faut également une solidarité entre les noirs et les métis, tant il est vrai que tous les stéréotypes du noir retombent sur le métis. Enfin, il doit y avoir naturellement une solidarité entre les noirs, les métis et les blancs parce que beaucoup de blancs ne serait ce que parce qu’ils ont des noirs dans leur famille ou qu’ils ont une notion élevée des droits de l’homme.
Juste pour terminer sur cette question, il faut que les populations noires quittent le statut de malheureux. On ne peut pas continuer à ne voir les noirs que du côté des victimes. Il faut que les populations noires montrent ce qu’elles ont apporté au monde en matière de langue, de culture ou de connaissances. Il faut que les populations noires soient fières de leur histoire et ne soient pas uniquement des malheureux en train de tendre la main. On peut être extraordinairement heureux et fier d’être noir.
T : Pensez-vous qu’aujourd’hui les populations noires s’inscrivent encore dans le cadre de la victimisation ?
PL : Non ! Bien au contraire. Il vous suffit de voir ce que fait le CRAN. Aujourd’hui, les noirs prennent leur destin en main et nous n’attendons plus qu’on nous dise ce que avons à faire. Le CRAN ne doit rien à personne et justement elle est une organisation extraordinairement positive. Jusqu’à présent, les populations noires ont été silencieuses à propos des discriminations dont elles étaient victimes, peut- être parce qu’elles ne sentaient pas légitimes dans ce pays. Aujourd’hui les noirs sont résidents ou citoyens, il y a une légitimité. Et c’est justement ce qui fait que les populations noires interrogent la société dans laquelle elles vivent et les discriminations dont elles sont victimes. Ceci est extraordinairement positif.
T : Avoir créé une fédération d’associations basée sur la couleur de peau explique-t-il un échec de la République sur l’intégration des populations noires ?
PL : Je ne crois pas que cela puisse être perçu comme cela. D’abord, je préfère parler d’ « acceptation » que d’ « intégration ». Le terme d’ « intégration » met une distance entre certains qui seraient plus légitimes que d’autres alors que le code de la nationalité ne reconnaît que deux types de statuts : les citoyens et les résidents. Nous, nous parlons plus d’ « acceptation ». Il faut quitter le registre de l’intégration ou de l’immigration.
T : Revenons sur le fond de la question. Le fait de mettre en place une structure qui a pour objectif de valoriser et d’accompagner l’« acceptation» des populations noires ne traduit-il pas un échec de la République qui doit traiter équitablement ces citoyens ?
PL : Non. Ceci traduit plutôt une évolution. Le CRAN veut la justice et l’égalité. L’égalité demeure une idéal et ce sont les luttes sociales qui font que le différentiel entre l’idéal d’égalité et la réalité se réduise. Ce n’est pas un échec de la République mais un échec de ceux que j’appelle les « intégristes » de la République. Le message de la République est un message fort, ce qui va à l’encontre de ceux qui pensent qu’on ne doit pas parler de la couleur de peau. La République n’a pas dit cela. Elle dit plutôt : « Liberté - Egalité – Fraternité ». La République dit qu’il faut plutôt interpréter ce triptyque là. Ce n’est pas un triptyque qui doit nous empêcher d’agir. Bien au contraire. Quand on regarde le message des républicains « Liberté - Egalité – Fraternité », ce sont quand même des mots extraordinairement forts. Maintenant, c’est à nous, de nous poser la question : « avons-nous l’égalité ? Avons-nous la justice aujourd’hui ? » si non, il nous appartient de tout faire pour avoir l’égalité et la fraternité. C’est ça le message des républicains, mais ce message est perverti justement par ceux qui disent que quand dans la piscine républicaine il y en a qui se noient on ne peut que régler la température de l’eau. Ce n’est pas la république qui est cause mais les « républicains intégristes », ceux qui se croient responsables de cette République. Ce sont eux qui on dit jusqu’ici que la couleur de peau ne comptait pas alors que tout le monde voit que la couleur de peau compte.
T : Vous insurgez-vous donc contre les rapports Fauroux et Bébéar qui eux ont mis en lumière l’échec de la République dans sa politique d’intégration ?
PL : Certainement pas. Le CRAN n’est pas là pour distribuer de bons ou de mauvais points à celui-ci ou celui-là. Le message du CRAN c’est de dire qu’il faut passer aujourd’hui de la lutte contre le racisme à la lutte contre les discriminations. C’est bien de lutter contre le racisme mais la lutte contre les discriminations est plus concrète. Comment se fait-il qu’un diplômé BAC+5 n’arrive pas à entrer dans le monde de l’entreprise ? Comment se fait-il qu’à cause de la couleur de peau des jeunes sont exclus de stage ? ça c’est du concret. Il faut aujourd’hui arriver au concret et faire en sorte que la situation change pour les gens. Cela fait 20 ans plan pour plan qu’on nous parle d’immigration ou d’intégration. Nous, nous voulons que les choses changent réellement pour les citoyens noirs de ce pays et que l’on ne s’enferme plus dans des mots ou dans des principes. Il faut que réellement les personnes qui sont dans la rue et qui souffrent aujourd’hui voient que leur situation s’améliore.
T : M. Lozès, Dieudonné a été encore tout récemment diabolisé. La Tribu Ka, elle, est traitée de groupuscule extrémiste et raciste. Comment expliquez-vous l’existence de ce type de mouvement et qu’est-ce qui explique leur émergence dans la République d’aujourd’hui ?
PL : Je crois très clairement que quand on n’écoute pas les modérés et que l’on continue à affirmer que la couleur de peau ne compte pas, on laisse la voie libre aux extrémistes et aux démagogues. Et c’est ce qui est en train de se passer aujourd’hui. Moi je mets clairement en cause les intégristes de la République qui ne veulent pas reconnaître qu’il y a une difficulté, une souffrance des populations noires aujourd’hui. Quand on nie la souffrance de ces populations, elles finissent par regarder vers les extrêmes. C’est ça qui fait que certains se sentent autorisés aujourd’hui à franchir les lignes jaunes. Je pense qu’il faut être extrêmement ferme. Autant la souffrance des populations noires est compréhensible, autant il n’est pas souhaitable, toutefois, que pour défendre les populations noires il faille taper sur qui que ce soit. Moi je ne veux pas, je ne souhaite pas qu’on s’en prenne aux populations noires, alors pour ça, il faut respecter les autres. Si on veut que les autres vous respectent, alors il faut respecter les autres. Pour défendre la cause noire, il n’est pas besoin de taper ou d’insulter qui que ce soit. Le travail est déjà extraordinairement difficile qu’il n’est pas besoin que l’on franchisse la ligne jaune. Vous savez, la vie en commun, la vie en République a des règles extrêmement précises, notamment la prohibition de la violence, le fait de ne pas se faire justice soi-même, ce sont ces bases là qu’il faut respecter. Et quand certains disent que la souffrance des populations noires est unique nous sommes tout à fait d’accord. Dieudonné le dit, je suis tout à fait d’accord. Mais quand on s’en prend à un groupe alors là c’est inacceptable parce qu’aujourd’hui ce sont les juifs, demain ça va être les femmes et après demain les métis, et ainsi de suite. Si on rentre dans cette engrenage on ne s’en sortira pas. On a besoin de défendre les populations noires mais pour cela il n’est pas besoin de taper sur qui que ce soit.
T : On reproche parfois au CRAN de s’enfermer sur une sphère intellectuelle et de ne pas suffisamment prendre en compte des problèmes concrets des populations noires. Comprenez-vous pourquoi ce procès qui vous est fait ?
PL : Je viens de vous dire que nous, ce qui nous intéresse c’est la lutte contre les discriminations, ce qui n’a pas été fait jusqu’à ce jour. Quand vous vous questionnez si la situation des populations noires est bonne… Evidemment que non. Quant vous regardez dans la rue, il y a des millions de noirs, mais ils sont concentrés dans les métiers les plus ingrats. Je vous parle du terrain. Moi je veux que les choses changent pour les plus humbles, ça ce n’est pas du discours. Ça fait 20 ans que beaucoup sont sur ce terrain là mais les choses ne changent pas réellement. Je crois que c’est un procès un peu injuste.
T : Etes-vous pour la régularisation de tous les « sans-papiers » ?
PL : Je ne peux pas dire que je suis pour la régularisation de tous les « sans-papiers ». Je suis pour la régularisation des « sans-papiers » au cas par cas. Ce serait complètement démagogique d’affirmer le contraire. Il faut être extrêmement sérieux sur ce débat là, si on veut que les gens nous respectent. Il ne faut pas être dans les mots lancés comme ça. Non, on peut pas dire qu’il faut régulariser tous les « sans-papiers ». Il y a des situations qui sont extrêmement difficiles et il faut arriver à comprendre comment est-ce que les gens arrivent à être « sans-papiers ». Il y a tellement une diversité justement dans les « sans-papiers » qu’il serait irresponsable de dire qu’il faut régulariser tous les « sans papiers ».
T : La France a-t-elle le droit de choisir souverainement son immigration ou les personnes qui entrent sur son territoire sur les critères qui les siens ?
PL : Je crois qu’il faut être très clair sur cette question. Tous les pays ont le droit de choisir leur immigration. Mais seulement le débat tel qu’il est présenté aujourd’hui, personne n’est dupe des manœuvres de ce gouvernement. A qui fera-t-on croire qu’à un an des élections présidentielles parler encore de l’immigration ce n’est pas l’instrumentaliser ? Evidemment qu’il y a eu une instrumentalisation. Et c’est ça qu’il faut dénoncer. On nous parle aujourd’hui d’ « immigration choisie » « immigration subie ». Franchement, moi quand on parle d’ « immigration choisie », je sais très bien qu’on est en train de désigner les populations noires. Quant on parle d’« immigration choisie » et d’« immigration subie » il faut regarder les choses telles qu’elles sont. Aujourd’hui, la France n’est plus un pays attractif. Il vaut mieux la rendre attractive. Ceux qui doivent choisir un pays ne choisissent pas la France. Ils vont vers les Etats-Unis et le Canada. Entre 79 et aujourd’hui, l’attractivité de la France a complètement baissé. La France par cette expression d’« immigration choisie » et d’« immigration subie » ne pourra plus choisir, qu’elle le veuille ou non, elle subira. Ce qu’il faut maintenant c’est aller à la source et faire un travail avec les pays d’où sont originaires les immigrés. Cela ne peut être autrement. La France fait partie aujourd’hui de l’Europe. A qui veut-on faire croire que la France va régler ce problème d’immigration toute seule ? Ce ne sont que des mots et il ne faut pas se laisser avoir. Tout est instrumentalisation sur cette question.
Ven 30 Juin - 1:42 par mihou