Ce texte beau et fort écrit par Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau à l’occasion de la visite de Sarkozy en Martinique,
bien qu’écrit en décembre 2005, garde malheureusement une actualité désespérante, et nous semble mériter une nouvelle
publication. (NDLR)
DE LOIN, par Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau
mardi 6 décembre 2005
Lettre ouverte au Ministre de l’Intérieur de la République Française, à l’occasion de sa visite en Martinique [1].
M. le Ministre de l’Intérieur,
La Martinique est une vieille terre d’esclavage, de colonisation, et de néo-colonisation. Mais cette interminable douleur est un
maître précieux : elle nous a enseigné l’échange et le partage. Les situations déshumanisantes ont ceci de précieux qu’elles
préservent, au coeur des dominés, la palpitation d’où monte toujours une exigence de dignité. Notre terre en est des plus
avides.
Il n’est pas concevable qu’une Nation se renferme aujourd’hui dans des étroitesses identitaires telles que cette Nation en
soit amenée à ignorer ce qui fait la communauté actuelle du monde : la volonté sereine de partager les vérités de tout passé
commun et la détermination à partager aussi les responsabilités à venir.
La grandeur d’une Nation ne tient pas à sa puissance, économique ou militaire (qui ne peut être qu’un des garants de sa
liberté), mais à sa capacité d’estimer la marche du monde, de se porter aux points où les idées de générosité et de solidarité
sont menacées ou faiblissent, de ménager toujours, à court et à long terme, un avenir vraiment commun à tous les peuples,
puissants ou non. Il n’est pas concevable qu’une telle Nation ait proposé par une loi (ou imposé) des orientations
d’enseignement dans ses établissements scolaires, comme aurait fait le premier régime autoritaire venu, et que ces
orientations visent tout simplement à masquer ses responsabilités dans une entreprise (la colonisation) qui lui a profité en
tout, et qui est de toutes manières irrévocablement condamnable.
Les problèmes des immigrations sont mondiaux : les pays pauvres, d’où viennent les immigrants, sont de plus en plus pauvres,
et les pays riches, qui accueillaient ces immigrants, qui parfois organisaient leur venue pour les besoins de leurs marchés du
travail et, disons-le, en pratiquaient comme une sorte de traite, atteignent peut-être aujourd’hui un seuil de saturation et
s’orientent maintenant vers une traite sélective. Mais les richesses créées par ces exploitations ont généré un peu partout
d’infinies pauvretés, lesquelles suscitent alors de nouveaux flux humains : le monde est un ensemble où l’abondance et le
manque ne peuvent plus s’ignorer, surtout si l’une provient de l’autre. Les solutions proposées ne sont donc pas à la hauteur de
la situation. Une politique d’intégration (en France) ou une politique communautariste (en Angleterre), voilà les deux
orientations générales qu’adoptent les gouvernements intéressés. Mais dans les deux cas, les communautés d’immigrants,
abandonnées sans ressources dans des ghettos invivables, ne disposent d’aucun moyen réel de participer à la vie de leur pays
d’accueil, et ne peuvent participer de leurs cultures d’origine que de manière tronquée, méfiante, passive : ces cultures
deviennent en certains cas des cultures du retirement. Aucun des choix gouvernementaux ne propose une véritable politique
de la Relation : l’acceptation franche des différences, sans que la différence de l’immigrant soit à porter au compte d’un
communautarisme quelconque ; la mise en oeuvre de moyens globaux et spécifiques, sociaux et financiers, sans que cela
entraîne une partition d’un nouveau genre ; la reconnaissance d’une interpénétration des cultures, sans qu’il y aille d’une
dilution ou d’une déperdition des diverses populations ainsi mises en contact : réussir à se situer dans ces points d’équilibre
serait vivre réellement l’une des beautés du monde, sans pour autant perdre de vue les paysages de ses horreurs.
Si chaque nation n’est pas habitée de ces principes essentiels, les nominations exemplaires sur la base d’une apparence
physique, les discriminations vertueuses, les quotas déculpabilisants, les financements de cultes par une laïcité forcée d’aller
plus loin, et toutes les aides versées aux humanités du Sud encore victimes des vieilles dominations, ne font qu’effleurer le
monde sans pour autant s’y confronter. Ces mesures laissent d’ailleurs fleurir autour d’elles les charters quotidiens, les
centres de rétention, les primes aux raideurs policières, les scores triomphants des expulsions annuelles : autant de réponses
théâtrales à des menaces que l’on s’invente ou que l’on agite comme des épouvantails, autant d’échecs d’une démarche restée
insensible au réel.
Aucune situation sociale, même la plus dégradée, et même surtout celle-là, ne peut justifier d’un traitement de récurage. Face
à une existence, même brouillée par le plus accablant des pedigrees judiciaires, il y a d’abord l’informulable d’une détresse :
c’est toujours de l’humain qu’il s’agit, le plus souvent broyé par les logiques économiques. Une République qui offre un titre
de séjour, ouvre en fait sa porte à une dignité humaine à laquelle demeure le droit de penser, de commettre des erreurs, de
réussir ou d’échouer comme peut le faire tout être vivant, et cette République peut alors punir selon ses lois mais en aucun
cas retirer ce qui avait été donné. Le don qui chosifie, l’accueil qui suppose la tête baissée et le silence, sont plus proches de
la désintégration que de l’intégration, et sont toujours très loin des humanités.
Le monde nous a ouvert à ses complexités. Chacun est désormais un individu, riche de plusieurs appartenances, sans pouvoir
se réduire à l’une d’elles, et aucune République ne pourra s’épanouir sans harmoniser les expressions de ces
multi-appartenances. De telles identités-relationnelles ont encore du mal à trouver leur place dans les Républiques
archaïques, mais ce qu’elles suscitent comme imprécations sont souvent le désir de participation à une alter-République. Les
Républiques « unes et indivisibles » doivent laisser la place aux entités complexes des Républiques unies qui sont à même de
pouvoir vivre le monde dans ses diversités. Nous croyons à un pacte républicain, comme à un pacte mondial, où des nations
naturelles (des nations encore sans État comme la nôtre) pourront placer leur voix, et exprimer leur souveraineté. Aucune
mémoire ne peut endiguer seule les retours de la barbarie : la mémoire de la Shoah a besoin de celle de l’esclavage, comme
de toutes les autres, et la pensée qui s’y dérobe insulte la pensée. Le moindre génocide minoré nous regarde fixement et
menace d’autant les sociétés multi-trans-culturelles. Les grands héros des histoires nationales doivent maintenant assumer
leur juste part de vertu et d’horreur, car les mémoires sont aujourd’hui en face des vérités du monde, et le vivre-ensemble se
situe maintenant dans les équilibres des vérités du monde. Les cultures contemporaines sont des cultures de la présence au
monde. Les cultures contemporaines ne valent que par leur degré de concentration des chaleurs culturelles du monde. Les
identités sont ouvertes, et fluides, et s’épanouissent par leur capacité à se « changer en échangeant » dans l’énergie du
monde. Mille immigrations clandestines, mille mariages arrangés, mille regroupements familiaux factices, ne sauraient
décourager la juste posture, accueillante et ouverte. Aucune crainte terroriste ne saurait incliner à l’abandon des principes
du respect de la vie privée et de la liberté individuelle. Dans une caméra de surveillance, il y a plus d’aveuglement que
d’intelligence politique, plus de menace à terme que de générosité sociale ou humaine, plus de régression inévitable que de
progrès réel vers la sécurité
C’est au nom de ces idées, du fait de ces principes seuls, que nous sommes à même de vous souhaiter, de loin, mais
sereinement, la bienvenue en Martinique.
Edouard GLISSANT
Patrick CHAMOISEAU
[1] Source http://www.remue.net/
http://www.ldh-toulon.net/
vous avez entièrement raison, il est bien évident que j’y inclus des journalistes racistes et xénophobes faiseurs d’opinion. je
souscris à tout ce qui est écrit dans l’excellent texte de Chamoiseau et Glissant, mais lorsque je parle de sarkozy, ce n’est
certainement pas contre le texte ni pour le défendre ; les propos de notre ministre sont ignobles et indéfendables. seulement
il ne faut pas se voiler la face, si les thèmes de l’immigration, de la délinquance et du terrorisme sont toujours traités sous le
même angle avec des connections on ne peut plus douteuses, grossières et malhonnêtes c’est que les électeurs sont toujours
plus avides face à ces saletés qu’on leur sert au quotidien. mais au-delà des mots et des tournures inqualifiables de nos élus
de l’ump comme du fn, que fait la gauche dite plurielle ? dans les actes, je ne vois aucune différence avec le discours de
sarkozy ou de villiers. a-t-on vu des bronzés et des noirs à la tête des appareils du ps, du pc,des verts ou de la lcr ? a-t-on vu
émerger des candidatures pour les municipales, les législatives ? pauvres militants et sympathisants qui pensaient faire une
révolution avec leur marche pour l’égalité ! nous sommes un peuple extraordinaire et bien étrange ! à part Francis Lalanne qui
reste sincère dans ses engagements et son soutien, j’ai entendu les pires horreurs sur les bleus, aujourd’hui, on meurt pour
l’équipe de France, on s’arrache les maillots et les drapeaux, on se rassemble dans la rue comme on l’a fait contre le CPE,
vous savez ce fameux contrat qui malgré ses imperfections indéniables allait donner un premier emploi, une première
formation, un espoir pour tant de jeunes abandonnés dans leur misère quotidienne en espérant qu’ils viennent gonfler les
chiffres de la délinquance et des obscurantistes, très vendeurs en période électorale. aujourd’hui que nous proposent ces
élus et sympathisants de droite comme de gauche, tous ces syndicats et tous ces profs pour sortir ces jeunes de la merde
dans laquelle notre bonne société démocratique avec ses belles valeurs républicaines les a enfoncés ? ne soyons pas
angéliques ! ce discours raciste et xénophobe plaît à beaucoup de Français quelle que soit leur opinion politique. voilà donc
émerger un mouvement "les sarkozystes de gauche" voilà également pour "être plus charitable" que france2 enverra mme
pulvar pour interviewer le président de la République, non pas que Carolis ou Chabot en ont rêvé mais c’est sur proposition
d’Azouz Begag. et que dire du pari ridicule et stupide de thierry rolland ? quand on connaît la teneur de ses propos lors de
ses commentaires, je trouve ça pathétique. Allez Zinedine (et non pas Zi-né-dine) Zidane, Allez les Bleus ! pitié, qu’on ne nous
sorte pas cette saleté de : black-blanc-beur !
http://lesogres.org/article.php3?id_article=2257