Peaux noires décapées : les nouveaux visages pâles
02/03/2006
A ce jour encore, les images des noirs de peaux mises en avant dans les grands magazines annonciateurs des tendances esthétiques ont un teigneux parti pris pour les noirs les moins noirs possibles. Black is pourtant beautiful, mais point trop n’en faut !
Les mouvements d’émancipation des peuples noirs, l’affirmation d’une conscience historique, ne ploieront guère cette loi d’airain de l’éclaircissement des indécrottables peaux trop foncées. Bien avant Michael Jackson, qui n’en est que le visage pathologique le plus exposé médiatiquement, les masques blancs des noirs de peaux sont une constante que partagent peut-être le mieux Kinshasa, Dakar, New-york et Pointe-à-Pitre.
Les gracieuses décolorations des modèles et mannequins africains-américains, impeccables et on ne peut plus photogéniques contrastent nettement avec les décapages du pauvre...A l’éponge métallique au besoin !
Alors que tout se passe comme si les clivages sociaux et de niveau de développement trouvaient commerce sur les peaux noires, les champignons monstrueux, vergetures spectaculaires et infections cutanées aggravées deviennent une peinture faciale type en Afrique. Ici, le décapage emprunte aux recettes communes du quotidien, débrouille, survie, bricolage, imitation. Point de crèmes sophistiquées des grandes marques américaines, eaux de javel, savons acides, bouteilles écrasées, composent un cocktail explosif…mais la cause est si blanche.
Niveaux de développement et classes sociales ne se distinguent pas ici par la pratique ou l’évitement des décapages, mais par la qualité et l’origine des produits, la régularité et la relative absence de disgrâces visibles. Selon les pays africains, cette pratique omniprésente prend une signification accoudée aux réalités locales. Le cas le plus emblématique est celui des Congo, RDC plus spécifiquement. Les peaux non pas claires mais éclaircies ont une forte signification de mobilité sociale, elles représentent un droit d’entrée en société, une espèce de pièce d’identité…Par conséquent, les disharmonies physiques qui en découlent n’ont aucun impact quant à la réception sociétale de la pratique. Au contraire, elles traduisent un effort valorisant d’intégration. Il s’en suit des atrocités plastiques, des risques sanitaires et de graves maladies cutanées. Les contraintes de l’immersion dans un groupe aidant, les visages pâles pullulent, purulents et hideux, n’épargnant ni l’adolescence ni la proche vieillesse.
D’un autre côté, plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest notamment, semblent avoir enculturé le «xeesal» comme on dit au Sénégal, principalement pour des motifs de séduction, d’esthétique individuelle, dans un contexte de compétitions sentimentales. Il semble que le caractère imbriqué des sociétés, leur construction hyper-relationnelle et bouche-à-oreille, où l’importance du symbole et du regard des autres est à son maximum, contribue à faire galoper ces pratiques malgré les avertissements et admonestations sporadiques de quelques politiques et membres du corps médical.
Il s’agit de ne pas se laisser distancer par la voisine, la cousine, la belle-sœur, il faut paraître au même niveau que tel lors de la fête de x, sinon on croira que…De fil en aiguille, de boutons en pustules, les sociétés se fabriquent consciemment une laideur maladive qui masque leur beauté interdite.
Aux Etats-Unis, où l’histoire esclavagiste se confond avec la construction raciale et raciste du pays, les complexes de couleur et la ségrégation sont à la genèse du vivre-séparément-ensemble. Le rapport au blanc peut justifier plus directement qu'ailleurs les pratiques d’éclaircissement de peaux, de même que les stratégies historiques des premiers magazines qui offraient des pages de choix aux colored people. L’éclaircissement et le défrisage de cheveux jouent en couple comme affirmation sociale intra-communautaire et stratégie extra-communautaire de déguisement, afin de contourner, d’adoucir les barrières ségrégationnistes.
Les Caraïbes, à bien des égards des pigmentocraties, situent la peau noire au bas de l’échelle sociale, puisque la domination historique et esclavagiste est blanche, secondée par les métis et indiens. Le plus noir de la famille, qualifié de «teint Congo» par référence aux esclaves venus d’Afrique, est opposé au teint clair, «teint chapé», celui qui a échappé ou s’est échappé…Le refus de la couleur noire ou l’attrait des peaux claires, inconscient collectif dominant, est symptomatique d’un traumatisme profondément ancré, qu'il faut travailler à oublier, à effacer. Il est aussi une inscription moins damnée dans la société, c’est-à-dire dans les positions qu'elle offre, avec ses conditions d’accès…dermiques y compris.
Une économie internationale spécialisée soutient ces phénomènes de défiguration et de production de masques sociétaux. En Afrique, les pays leader dans l’exportation de produits éclaircissants sont le Nigeria, pour le bas de gamme, l’Afrique du Sud, pour les gammes plus élevées. En Europe, la France et la Grande Bretagne sont de gros exportateurs, mais l’origine la plus prisée des produits reste les Etats-Unis.
Cette vaste entreprise d’éclaircissement des peaux noires, polysémique, traduit une continuité. Celle de peuples qui ont traditionnellement utilisé leurs corps et leurs peaux comme supports d’expression, d’esthétique ou d’écriture. L’instrumentalisation du corps et des formes, toujours subordonnée au social, à la vie du groupe et au rapport à l’au-delà, permettait de consigner une lignée, de marquer des appartenances, de façonner des visages à l’image du groupe, des ancêtres, des dieux.
Aujourd’hui, les techniques ont évolué, le support-corps est resté, les messages anciens se sont évaporés, le vide s’est installé…Pas pour longtemps ! Les monstres sont nés, convaincus de leur beauté enfin visible.
Akam Akamayong