DISCRIMINATION EN FRANCE
par Luc PEILLON - Journal Libération du lundi 10 avril 2006
Kofi Alouda n’oubliera jamais la réflexion de son ancien patron. Ingénieur informatique depuis sept ans dans une grosse
PME, il s’entend dire un matin par le directeur : « Avec tout ce que tu gagnes, tu dois être le roi de ta communauté. »
Sous-entendu : pour un Noir, ta rémunération est déjà suffisante. A 40 ans, Kofi Alouda, d’origine togolaise, aurait-il atteint
le plafond de verre [1], ce phénomène invisible qui, sans discrimination clairement identifiable, bloque l’évolution des
minorités ? « En comparant avec mes collègues, je me suis rendu compte que j’étais au même poste depuis des années, et ce
malgré toute l’énergie que je mettais dans mon travail. » Kofi démissionne. Il s’apprête aujourd’hui à créer sa propre PME de
consultants.
Devenir employeur plutôt que rester mal employé, le réflexe de la création d’entreprise ou du passage au statut
d’indépendant par des salariés d’origine étrangère gagne du terrain. Dogad Dogoui, responsable d’Africagora, club
d’entrepreneurs issus du continent africain, confirme la tendance : « Depuis deux ans, le phénomène s’accélère. De plus en
plus de jeunes viennent nous voir pour monter leur propre structure. Pour 80 % d’entre eux, ce n’est pas par envie d’être
patron mais par nécessité. Ils en ont marre d’attendre une insertion ou une progression qui ne vient pas. »
Dans ce club d’élite des créateurs d’entreprise issus de l’immigration, les métiers sont aussi variés que l’expertise comptable,
le conseil en droit, la prestation informatique ou la communication. Et la clientèle est aussi blanche que les patrons sont noirs.
« Nous ne cherchons pas à nous enfermer dans la communauté. Ces entreprises évoluent sur le même marché que les autres,
même si certaines ont choisi de travailler plus spécialement avec l’Afrique », insiste Dogad Dogoui, dont la démarche est
parfois qualifiée de communautariste.
Arrivée des Antilles il y a cinq ans, après des études aux Etats-Unis et en France, Keyza Nubret n’avait pas non plus envie
d’attendre une promotion incertaine. Elle s’était vu refuser tous les postes de directrice de salle de sport auxquels elle
pouvait prétendre et stagnait comme commerciale. Elle a démissionné et a monté Shape-Up, une PME spécialisée dans les
compléments alimentaires. Des produits désormais diffusés... dans l’entreprise de son ancien patron. Ces employés devenus
employeurs gardent, comme cela arrive généralement, un lien avec leur ex-entreprise. Benoît Kontchou, d’origine
camerounaise, travaillait dans une agence de voyages lorsqu’il a senti qu’il « ne progresserait plus ». En 1999, il a créé Benoît
Tourisme Voyage, et envisage désormais une collaboration commerciale avec son ancien chef.
Le problème de l’intégration professionnelle des jeunes issus de l’immigration ne sera pourtant pas réglé par la seule création
d’entreprises. « Il faut une âme d’entrepreneur, prévient Dogad Dogoui. Tous les diplômés, aussi compétents qu’ils soient,
n’ont pas forcément l’esprit d’entreprise. C’est difficile et risqué. » Sans compter avec le barrage des banques : « Nous avons
de gros problèmes avec certaines d’entre elles pour obtenir des financements, même sur des projets vraiment innovants. »
Dans les affaires aussi, si l’argent n’a pas d’odeur, elle a parfois une couleur...
Quand j’ai dit que je voulais faire médecine, il a rigolé
»
Depuis les clichés de l’orientation scolaire jusqu’aux préjugés des recruteurs, tout est plus difficile, même pour les plus
compétents.
- par L. Pl. - Libération du lundi 10 avril 2006
Ici, le « Gala des réussites de la diversité » organisé par la chambre de commerce et d’industrie de Paris. Là, un colloque où
se succèdent sur l’estrade de jeunes entrepreneurs issus de l’immigration. Là encore des tables rondes auxquelles on fait
participer d’autres créateurs d’entreprise.
Objectif : faire valoir les quelques progrès pour entraîner un mouvement positif. On arguera que ces cas restent marginaux
puisqu’on éprouve encore le besoin de les mettre en exergue. Et on aura raison. Car s’ils créent de plus en plus leur propre
emploi, les jeunes issus de l’immigration, comme le reste de la population, frappent d’abord à la porte des recruteurs. S’ils
réussissent à intégrer le marché du travail à un niveau un peu plus élevé qu’avant, il leur a fallu déployer un surcroît
d’énergie pour échapper aux clichés des orientations scolaires.
Pièges. Souvent issus de familles pauvres, ils ont dû subir le double handicap de la discrimination « ethnique » et économique.
Tout commence à l’école. Ceux qui ont réussi racontent le rôle essentiel de leurs parents, « même s’ils ne savaient pas
vraiment ce que nous faisions, et prenaient pour argent comptant tout ce que leur disaient les profs », se souvient Karim
Barka, fils d’ouvrier marocain, aujourd’hui cadre supérieur dans une grande entreprise européenne. « Il fallait se fondre
dans la masse, devenir autre chose que nos parents, arrivés en France sur des emplois non-qualifiés », souligne Aïcha
Mouhaddab, fille de maçon, devenue cadre à l’Opac de Villeurbanne. Mais l’école républicaine regorge de pièges. « Mon
frère a été orienté en CAP carrossier alors qu’il avait les capacités de poursuivre ses études, témoigne Karim. Ça m’a motivé
pour continuer. »
Kamel Lagha, qui depuis ses 12 ans s’occupait de ses huit frères et soeurs après que son père avait quitté le foyer, était sorti
effondré du rendez-vous avec le conseiller d’orientation à la fin de sa 5e. « Quand je lui ai dit que je voulais faire
médecine, il a rigolé. Il m’a proposé une voie professionnelle. C’était très dur à entendre. » Et quand on n’a pas d’argent, le
choix est encore plus restreint. Kamel est aujourd’hui chirurgien.
Désillusion. Les études terminées, la désillusion est forte. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : à diplôme équivalent, ils sont
encore deux fois plus nombreux à être au chômage que leurs homologues français de souche (1). Il faut décrocher un
rendez-vous, attirer l’attention des recruteurs, attendre parfois des mois alors que tous les copains de promo ont déjà un
boulot. « J’étais une des meilleures élèves de mon DESS, rapporte Laurence Isere, antillaise. Et j’étais la seule à ne pas avoir
de stage. Il a fallu que mon prof appelle un employeur qu’il connaissait et qu’il insiste. »
Pendant les deux années suivantes, Laurence va subir les refus non expliqués, les entretiens où elle s’entend dire que « sa
seule compétence est (son) sourire exotique ». Celle qui avait fini par accepter des petits boulots de vendeuse est maintenant
cadre à IMG, entreprise spécialisée dans le marketing du sport... où elle a été recrutée par un Sud-Africain.
Eloïse, noire de peau, convoitait un troisième cycle à la fac de Créteil, qu’on lui a refusé : « La responsable m’a avoué qu’elle
n’arrivait pas à placer les gens de couleur pour le stage de fin d’études. » Aïcha, 42 ans, désormais directrice de la gestion
d’un parc de 7 000 logements, a dû, pour son premier emploi, rempiler sur un contrat de qualification à la fin de son DESS
d’urbanisme. « Dans le cabinet d’études, ils m’ont prise parce que l’embauche ne leur coûtait presque rien. Mais aussi parce
que je parlais arabe. Ils voulaient faire des enquêtes dans les ZUP. »
Coup de pouce. Contraints de revoir leurs ambitions à la baisse, beaucoup de ces jeunes diplômés finissent par accepter des
emplois sous-qualifiés. Une stratégie d’« entrisme » pour faire ses preuves. Anne-Marie Ouahnoun, d’origine marocaine, était
diplômée en LEA (langues étrangères appliquées) lorsqu’elle a dit oui à un poste de standardiste chez Coca-Cola. « Ça ne me
convenait pas. Mais c’était une façon d’intégrer l’entreprise. Et ensuite de convaincre. » Elle est aujourd’hui responsable
nationale du service consommateur.
D’autres ont reçu un coup de pouce du hasard. Centrafricain d’origine, étudiant en AES (administration, économie et social),
Boston Goke végétait depuis plusieurs mois dans un centre d’appels à vendre des espaces publicitaires lorsqu’il est tombé un
jour sur un patron qui, impressionné par son bagout, a demandé à le voir. « Vous allez être déçu », prévient Boston, sans
annoncer la couleur. À l’issue de l’entretien, il n’en croit pas ses oreilles : « Vous me plaisez, vous plairez à mes clients. »
Boston est pris à l’essai comme commercial chez Parson France. Il en est aujourd’hui un des cadres et, parallèlement, est à la
tête d’une société d’une vingtaine de salariés.
« C’est très lourd. Même avec des diplômes, des compétences, ce n’est jamais naturel, regrette Aïcha, qui sait qu’elle doit son
poste actuel à l’intervention de l’un de ses anciens employeurs. Vous ne pouvez pas postuler directement. Il faut tout le temps
être recommandé. » Même Kamel, chirurgien reconnu, a dû en passer par le soutien du professeur Jean-Michel Dubernard,
chirurgien à Lyon, pour son évolution de carrière. « On a deux fois plus de choses à prouver. Il ne faut jamais baisser la
garde. C’est finalement très fatigant. »
Carole Da Silva, fondatrice de l’Afip, une association qui accompagne les diplômés issus de l’immigration :
«
Il y a une amorce de prise de conscience
»
- par Catherine COROLLER - Libération du lundi 10 avril 2006
Carole Da Silva est fondatrice et directrice de l’Afip, centre de ressources et de recrutement pour les diplômés issus de
l’immigration. Cette association accompagne les jeunes de niveau bac + 2 minimum, et âgés de 35 ans maximum, dans la
recherche d’un emploi correspondant à leurs compétences. Elle est aidée par un réseau d’entreprises (Areva, RATP, SNCF,
Danone et Schneider Electric). L’Afip organise aussi des actions de sensibilisation dans les écoles, universités et entreprises.
De plus en plus de jeunes issus de l’immigration créent leur entreprise. Est-ce une manière d’échapper aux préjugés qui leur
barrent l’entrée des entreprises ?
Juste après avoir obtenu leur diplôme, ils sont plein d’illusions, persuadés qu’ils vont trouver un emploi même s’ils savent que
cela va être difficile. Puis, au bout d’un certain temps, ils se rendent compte qu’ils ne trouvent pas, alors que leurs camarades
ont un boulot. Et ils décident alors de se tourner vers la création d’entreprise. Pour autant, ça n’est pas gagné. Ils ont devant
eux le combat classique de l’entrepreneur lambda : trouver un financement, gagner la confiance des banques...
En tant qu’indépendants, sont-ils totalement dégagés du poids des stéréotypes ?
Cela dépend. S’ils travaillent dans un quartier où on les connaît déjà, par exemple, cela peut être le cas. Mais la plupart
s’arrangent pour avoir des collaborateurs blancs qu’ils vont mettre en avant. Cela me fait penser à un cas récent. Un jeune
homme, déjà gestionnaire d’un restaurant, a voulu en ouvrir un autre dans un quartier plus chic. Six mois après, il tournait
toujours en rond. Finalement, quelqu’un lui a conseillé « en off » de mettre quelqu’un d’autre en avant... et tout s’est réglé en
dix jours !
La clientèle fait-elle facilement confiance à un patron, un médecin ou un avocat arabe ou noir ?
Certains clients arabes ou noirs peuvent avoir le réflexe de s’adresser à quelqu’un censé mieux les comprendre. De l’autre
côté, on voit de plus en plus d’avocats maghrébins, parce qu’eux aussi ont envie de travailler sur la question de la diversité.
Avant, les Noirs et les Maghrébins qui avaient réussi n’avaient pas nécessairement envie de s’afficher. Aujourd’hui, certains
se sentent beaucoup plus à l’aise par rapport à ce qu’ils sont et se disent : « Si je peux aider quelqu’un qui souffre de
discriminations comme j’en ai souffert, moi, pourquoi pas ! » Des deux côtés, cela peut être un préalable dans un contexte où
les choses sont difficiles.
Vous menez des actions de sensibilisation dans des écoles et des universités, auprès, notamment, de futurs responsables des
ressources humaines. Comment réagissent-ils ? Et reflètent-ils eux-mêmes une certaine diversité ?
Les préjugés sont tellement ancrés dans l’inconscient collectif que les gens n’en ont pas conscience, ils les répètent de façon
machinale. Quand on parle à ces jeunes, ils manifestent beaucoup de surprise, d’étonnement, beaucoup de préjugés tombent.
Tous n’ont pas grandi dans une France multiple, cela dépend d’où ils viennent. Certains ont des amis divers autour d’eux,
d’autres non. Ils ne se posent pas forcément la question, nous les amenons à se la poser. Ils finissent par réaliser à quel point
eux-mêmes sont homogènes.
Etes-vous optimiste pour l’avenir ?
Je suis obligée d’être optimiste. Je suis convaincue que la grande majorité des Français ne sont pas racistes, il s’agit plutôt
d’éducation, de formation, de connaissance des difficultés que vit une partie de la population. Quand nous projetons le film
que nous avons réalisé sur la barrière des préjugés, qui retrace des histoires vécues, la première réaction des gens est de
dire : « C’est exagéré, ça ne peut pas exister », ou « Je n’imaginais pas que c’était à ce point-là. » Je pense qu’il y a des
amorces de prise de conscience, de volonté de faire bouger les choses, mais le chemin est encore très long. Je constate que
l’on parle de plus en plus de la question des discriminations dans l’espace public. Je constate aussi que de plus en plus
d’entreprises se saisissent de ce sujet : elles nous contactent, nous demandent conseil. Il y a aussi un petit début de prise de
conscience par les pouvoirs publics.
Qu’est-ce qui vous rend pessimiste ?
Je ne suis pas pessimiste, mais je déplore certains blocages. Ainsi, on parle de discriminations, de diversité, d’égalité des
chances, mais on n’ose pas mesurer les choses. Un préalable serait pour moi que l’on trouve une solution avec la Cnil [1] pour
savoir comment on va mettre en place des statistiques (1). Comment se rendre compte de l’évolution de la situation si on ne sait
pas d’où on est parti ?
(1) Le 5 juillet 2005, la Cnil a adopté des recommandations afin d’éclairer les employeurs sur les conditions de mesure de la
diversité des origines de leurs employés. Constatant « l’absence de définition d’un référentiel national de typologies
"ethno-raciales" », la Cnil « recommande, en l’état, aux employeurs de ne pas recueillir de données relatives à l’origine
raciale ou ethnique réelle ou supposée » du personnel.