Et si on s'interrogeait un peu sur ce fameux concept d’ « ivoirité » dont on fait l’alpha et l’oméga de toute réflexion sur la crise franco-ivoirienne ?
« Ivoirité » nous dit-on, puisqu’on tient à maintenir ce prétexte commode de l’ingérence française en Côte d’Ivoire. Au nom de l’ « ivoirité », le gouvernement légal ivoirien aurait maintenu à l’écart l’opposition, et notamment le RDR de Ouattara. Contre cela, on a prétendu imposer au président élu un gouvernement d’union nationale. Mais ce que l’on ne nous dit pas, et que donc la plupart des Français ne savent pas, c’est que la rébellion a tenté de renverser un gouvernement d’union nationale, incluant le RDR, mais mis en place, celui-là, par Gbagbo. Ouattara et sa nationalité ? — « douteuse » en 2000 selon les tribunaux ivoiriens, non pas comme on le répète en France, pour n’avoir qu’un seul parent ivoirien (on peut être indubitablement ivoirien en n’ayant qu’un seul parent ivoirien !), mais parce que l’état civil du candidat semblait alors, selon les tribunaux, difficile à définir de façon claire. Depuis, le problème ne se pose plus puisque la nationalité ivoirienne lui a été accordée au cours du forum de réconciliation convoqué à la demande de Gbagbo (mais une certaine mauvaise foi tient à confondre nationalité et éligibilité). « Ivoirité » ? Qu’est-ce à dire alors, si l’on sait en outre que tout étranger peut demander et obtenir la nationalité ivoirienne comme dans n’importe quel pays (et de toute façon beaucoup plus facilement qu’en France, où aucun étranger candidat à la nationalité n’ignore l’imbroglio de tracasseries auxquelles on le soumet !). Si l’on ajoute à cela le fait que l’opposition anti-Gbagbo rassemble aujourd’hui (dans le « G7 ») à la fois celui qui est réputé avoir remanié le concept d’ « ivoirité », Bédié, celui contre qui il est réputé l’avoir employé, Ouattara, et ceux qui, en faveur de celui-ci, ont pris les armes pour voir réviser la constitution qu’il avait lui-même appelé à voter quelques mois avant ! — on est fondé à se poser quelques questions ! Et qu’importe si, au temps où les comparses d’aujourd’hui, « ivoiristes » et « anti-ivoiristes », se querellaient joyeusement, la France n’y trouvait rien à redire (tout au plus y retrouvait-elle quelque chose d’équivalent aux questions sociétales des querelles droite-gauche parisiennes) : mais qui daignait remarquer que Bédié et Ouattara avaient la même politique économique ? — : celle du transfert aux groupes français des ressources ivoirennes. Alors qu’importe le flacon « ivoiriste » ou « anti-ivoiriste » pourvu que Paris ait l’ivresse ! — pourrait-on dire. À partir de là, il est aisé de reprocher au FPI d’être confronté à une situation difficile à gérer — un peu trop aisé quand on sait la façon dont la France gère ses problèmes communautaires !
Mais au fait, qu’est-ce donc que cette fameuse « ivoirité » ? Un concept ethnique, nous assure-t-on. Et le profane, dorénavant bien renseigné, de se lancer alors, en ethnologue, à la recherche de la fameuse ethnie : la tribu « Ivoire » probablement. À force de compulser les manuels d’ethnologie, d’interroger les expatriés et les touristes ou de faire le touriste lui-même, il finira bien par la débusquer, la fameuse tribu ! Mais voilà, pas de tribu « Ivoire » en cette région, pas même sur la « Côte » (ne nous a-ton pas dit que la tribu en question est une tribu « chrétienne et animiste » du Sud), ce qui aurait pu expliquer le nom du pays, Côte d’Ivoire. Mais rien. Aucune de la soixantaine de tribus du pays qui réponde au nom d’ « Ivoire » !
Un peu d’histoire alors ? (Que les Ivoiriens m’excusent pour les considérations « ethnographiques » suivantes, qu’ils ne prennent même pas la peine d’opposer aux classifications françaises, mais qui peuvent aider les Français à enfin s’interroger sur le fameux découpage « ethnique » qui fonde leur compréhension de l’ « ivoirité » !) Trois présidents successifs sont censés avoir été « ivoiristes » : Bédié, mais il est Baoulé (du Centre), Guéi, mais il était Guéré (de l’Ouest), Gbagbo, mais il est Bété (de l’Ouest aussi, mais un peu plus au Sud), sa femme (une « dure »), mais elle est Abouré (de l’Est), le « dur » du Régime, Mamadou Koulibaly (mais il est Sénoufo, « musulman du Nord »). Qu’ont de commun ces trois présidents (et pour Gbagbo les « durs » qui l’entourent) réputés « ivoiristes » ? Apparemment, rien sur le plan ethnique ! Mais qu’ont-ils donc de commun ? Une seule chose : ils ont à un moment ou à un autre été opposés à Alassane Ouattara. D’où la définition provisoire suivante que l’on pourrait proposer (en l’absence de toute autre) : « l’ "ivoirité" est un concept français qui désigne le fait, pour un Ivoirien, de n’être pas Alassane Ouattara » !
Aux origines : Pour instaurer la République comme démocratie, on doit nécessairement poser comme préalable un concept de citoyenneté. Ce qui suppose la création d’un concept de nation, comme dépassement des appartenances ethniques. Mais depuis les années 60, contre la mise en place d’une réelle citoyenneté en train de se forger, on fera fonctionner le clientélisme au plan électoral comme il fonctionne au plan du commerce en général. La masse d’immigrés (entre 25 % et 35 %) venus travailler à la monoculture cacaoyère que la pyramide Nord-Sud concède à la terre « indépendante » servira ponctuellement de supplétif électoral — mais que jamais on ne les fasse passer au creuset de la citoyenneté par l’octroi sérieux de la nationalité ! Alors des années 60 jusqu’au temps de la primature de Ouattara incluse (il contribuera pour une bonne part au développement du futur concept en mettant en place les cartes de séjour), les étrangers oscilleront entre appels, expulsions, cartes d’identité temporaires, le temps d’un vote, cartes de séjours plus ou moins provisoires. Ce que Gbagbo dénoncera dès lors, alors qu’il ira d’exil en prison, sous Ouattara, comme exploitation de « bétail électoral ».
Avantage françafricain certain de ce système : il rend quasiment impossible le développement d’un concept ivoirien de citoyenneté, d’une vraie ivoirité (au sens non chiraco-bédiéiste !).
Plus tard Bédié s’emparera de la question. Une loi a en effet été votée (Gbagbo député a voté contre) selon laquelle le candidat à la présidence de la République doit être ivoirien de naissance (de même qu’aux États-Unis — moins drastiques pourtant que d’autres pays). Loi de circonstance objecte-t-on ! Quoiqu’il en soit, Ouattara lui-même s’est plié, et, dans un premier temps, ne s’est pas présenté, en attendant une modification de la loi.
En 1999, s’annoncent les prochaines élections de juin 2000. Avec l’appui et le soutien explicite du FMI (lettre ouverte de son directeur Camdessus à la Côte d’Ivoire, datée du 15 septembre 2000, en faveur de Ouattara qui a été fonctionnaire du FMI après avoir été fonctionnaire de la BECEAO au titre du Burkina Faso), Ouattara annonce sa candidature, provoquant une série de démissions dans son parti, le RDR, cette scission « moderniste » au sein de l’ancien parti unique, le PDCI. (Les démissionnaires – Jacqueline Oblé, co-fondatrice du Parti ; Matthieu Tagbo, réprésentant du RDR à Paris, etc. – mettent en garde contre les risques de cette candidature qu’ils jugent non-constitutionnelle, et préfèrent que l’on promeuve d’abord une modification de la loi – ainsi Jacqueline Oblé, dans
Le Patriote, journal du RDR, le 28. 07 .1999)
Bédié (candidat de Chirac) s’empare du concept de citoyenneté ivoirienne, qui deviendra donc célèbre sous ce qualificatif d’ « ivoirité », concept dont il sait qu’il pourrait être parfaitement légitime, mais dont il use pour rappeler que son adversaire, houphouëtiste comme lui, n’est pas présidentiable. Querelle de famille apparemment : à des nuances près, ils ont la même politique, celle de Paris / ou FMI version Paris. Où l’on ne peut donc que se réjouir de voir la bataille électorale prendre une allure de vraie bataille électorale, tout en assurant l’avenir du système françafricain. Similaire en quelque sorte à la querelle des anciens et des modernes au sein du RPR d’alors entre les chiraquiens et les balladuriens (ces derniers proches de Ouattara déjà au temps où il privatisait au profit des grands groupes français : rien de changé, mais tout ça avait une bonne allure « moderne »). Côté anciens, on soutient Bédié : Bernard Debré explique (dans
Le Figaro du 25. 11. 1999 — de façon irréfutable d’ailleurs) qu’il n’y a pas lieu de faire un tel tollé en faveur de la candidature de Ouattara : Madeleine Allbright non plus ne pourrait pas se présenter à la présidence américaine, et pour la même raison que Ouattara, sans que nul ne s’en offusque. Car à Paris certains s’offusquent. Et qu’importe si à la même époque Daniel Cohn-Bendit se voit refuser la candidature à la Mairie de Paris (qui n’est tout de même pas la présidence de la République !) pour cause de nationalité franco-allemande. Ouattara a trouvé la corde sensible : il a expliqué devant les beaux milieux parisiens qu’on lui refuse de se présenter parce qu’il est musulman ! Jusqu’alors ce genre d’idée n’avait pas été conçu en Côte d’Ivoire : un « musulman » (Ouattara lui-même) avait même été Premier ministre — chose inimaginable en France ! À Abidjan, on va jusqu’à s’étonner (parfois maladroitement) de découvrir que Ouattara est « musulman » ! — ce qui n’est pas un concept ethnique ! Mais à Paris, cela fait mouche. La Côte d’Ivoire sera désormais le faire valoir et l’exutoire de la frilosité française à l’égard des musulmans. À ce point, Ouattara a emporté, avec l’appui de la droite « moderne », celui des tenants, de gauche, de l’opposition à ce qu’ils croient être du racisme ! Ce qui présente l’avantage, pour une France qui s’apprête à porter Le Pen au second tour de la présidentielle, de fournir un bouc émissaire commode : les racistes sont les autres…
Dorénavant, quiconque ne sera pas Ouattara ou ouattariste sera « ivoiriste ». Même s’il ne reconnaît pas le concept. Même si dans un premier temps, il a semblé rouler pour Ouattara (Guéi au moment de son coup d’État — qualifié par Ouattara de « révolution des œillets »).
Et qu’importe si Gbagbo ignore tout de ce concept (cf. forum nouvelobs.com, 20.11.04) ; qu’importe si le « dur du Régime Gbagbo », Mamadou Koulibaly est au moins autant « musulman du Nord » que Ouattara ; qu’importe si Blé Goudé dit ne pas comprendre ce concept (cf. forum nouvelobs.com, 01.12.04) : ce concept, français, reste, en France, la clé de lecture de la crise franco-ivoirienne. Quiconque n’est pas Ouattara ou ouattariste est « ivoiriste », quiconque s’allie à Ouattara cesse ipso facto d’être « ivoiriste ». Ainsi Bédié, censé être pourtant, nous a-t-on dit, l’ « inventeur » de l’ « ivoirité ». Le « G7 », ce regroupement des rebelles et de partis se réclamant de l’houphouëtisme, l’a sorti de l’ornière, puisqu’il s’y est allié à Ouattara.
Ce qui permet d’affiner la définition proposée de l’ « ivoirite » : « l’ "ivoirité" est un concept français qui désigne le fait, pour un Ivoirien, de n’être pas Alassane Ouattara, ni un des ses partisans ou alliés. »
Voilà donc un concept français, qui n’a pour sens aux yeux des Ivoiriens que de leur dénier le droit de développer une notion de citoyenneté indépendante de la « métropole », qui est seule habilitée à décréter ce qui convient, sous peine d’envoyer son armée sans laquelle « ils seraient incapables de vivre ensemble ». Et on s’étonne que les Ivoiriens voient dans l’ingérence française, économique, conceptuelle, puis militaire, une intervention coloniale !