Libre opinion
Le double discours de Tariq Ramadan
Sébastien Malette
Dans son article intitulé «Les musulmans dans les démocraties occidentales: pour une citoyenneté commune» (Le Devoir, 24 octobre 2005), Monsieur Tariq Ramadan nous offre une réflexion des plus intéressantes. Celle-ci nous encourage à construire ensemble une société pluriculturelle véritablement ouverte à la différence. M. Ramadan y introduit même l'idée que la connaissance de l'Autre dans notre société revêt «une importance critique». Celui-ci nous demande: comment pouvons-nous vivre ensemble (musulmans et non-musulmans) si nous entretenons des préjugés envers les autres ou si nous faisons semblant qu'ils n'existent pas?
En outre, M. Ramadan n'est pas sans ignorer que cette connaissance de l'Autre passe par une meilleure connaissance de soi-même, ce qui implique la capacité de critiquer sa propre pensée.
Il faut en effet savoir que cette capacité de se critiquer soi-même, voire de se déprendre et de réévaluer les superstitions religieuses et les préjugés racistes, homophobes ou sexistes, est une capacité hautement valorisée au sein de la pensée occidentale. Cette capacité d'une réflexion critique se veut en fait le coeur de l'idéal éducatif occidental et le moteur des luttes civiques qui façonnèrent nos sociétés. Par cette capacité de remettre en question nos pratiques sociales et nos dogmes religieux, nos sociétés occidentales ont progressivement disqualifié l'esclavage; accordé le droit de vote aux femmes; et, plus récemment, octroyé aux personnes homosexuelles le droit de vivre leur sexualité sans aucune persécution.
Double discours
Ce discours libéral et progressiste, Tariq Ramadan semble le connaître très bien. Et pourtant, malgré la maîtrise de ce type de propos, deux points d'achoppement révèlent la présence d'un double discours dans le texte de Ramadan, soit celui d'un positionnement net en faveur d'une activité autocritique de la pensée, et un autre discours prônant implicitement la suprématie des commandements de l'islam sur cette même activité.
Le premier point d'achoppement du discours de M. Ramadan est le conseil qu'il offre aux musulmans victimes de persécution. M. Ramadan conseille aux musulmans de ne pas s'en plaindre, mais plutôt de «maintenir [leurs] convictions envers et contre tout». Or, nul n'a besoin d'un baccalauréat en philosophie pour observer la difficulté de concilier l'examen critique de sa propre pensée, que prône M. Ramadan, avec ce grand renfermement qu'est l'affirmation absolue et entêtée de ses convictions religieuses. Cet appel de M. Ramadan à proclamer ces convictions religieuses «envers et contre tout» illustre une bien pauvre compréhension du dialogue interculturel et de la mutabilité des identités.
Le deuxième point d'achoppement révélant le double discours de Tariq Ramadan apparaît encore plus clairement lorsque ce dernier déclare: «[C']est là le chemin dans lequel nous devons nous engager si nous voulons nous sentir chez nous, appliquer de façon positive le principe islamique favorisant l'intégration de tout ce qui ne contredit pas les interdictions, et nous l'approprier». Serait-il trop naïf de demander à M. Ramadan quelles sont ces interdictions en question, et par quel(s) critère(s) peut-on les départager sur un plan rationnel?
On voit plutôt M. Ramadan, fidèle à une interprétation «radicale» de l'islam, soutenir ici à mots couverts la préséance des interdictions religieuses sur l'exercice d'une activité rationnelle et autocritique de la part du citoyen canadien de confession musulmane. En d'autres termes, M. Ramadan réaffirme l'obligation qu'a le musulman de se soumettre à la loi de sa religion au détriment de ses propres facultés critiques, et ce, conformément au décret du Coran voulant qu'il n'appartient pas aux musulmans de discuter les versets du Livre ni d'avoir le choix dans leurs façons d'agir après avoir reçu les commandements d'Allah (Le Coran, Sourate 33, Les Coalisés: 36).
Ici, le double discours de Tariq Ramadan crève les yeux de n'importe quel citoyen canadien un temps soit peu initié à l'islam sans y être assujetti.
Ajoutons en terminant qu'il faudra joindre aux excellentes interrogations soulevées par M. Ramadan la question suivante: quand et comment pourrons-nous véritablement, en tant que société pluriculturelle, adjoindre à la connaissance des religions l'usage d'une réflexion critique, sans craindre des fatwas ou des excommunions? Quand et comment pourrons-nous tenter de départager les objets de superstition, de sexisme, de violence, de discrimination, d'impérialisme et de contrôle social qui constituent le coeur de nos récits religieux et autres discours absolutistes? Voilà les questions qu'il faudra se poser un jour si nous désirons véritablement construire une citoyenneté commune comme le suggère Tariq Ramadan.
Sébastien Malette : Étudiant en philosophie, Université Laval