Critique des (nouveaux) intellectuels communautaires
Par Tariq Ramadan
vendredi 3 octobre 2003
Le présent texte, publié ici en exclusivité, vient d'être refusé par les journaux Le Monde et Libération. Ces refus, cinq fois répétés pour Le Monde, sont plus que regrettables : on s'en prend au seul « communautarisme musulman » mais on peine à accepter la critique de ces intellectuels tant chéris par les médias qui nous servent à longueur d'articles et d'interviews des analyses très discutables et souvent biaisées de la société française comme de la scène internationale. Taguieff, Adler, Finkielkraut, Glucksman, Kouchner, BHL, entre autres, disent la vérité du monde, des bons, des méchants, de « nos alliés »… et Israël, toujours, échappe à leurs critiques sélectives.
La rentrée est agitée. On ne compte plus les livres traitant de l'antisémitisme ou du sionisme. Pour les uns, il existerait un nouvel antisémitisme parmi les jeunes français d'origine immigrée (arabes et musulmans) ou dans les rangs du mouvement altermondialiste qui le dissimuleraient derrière leur critique du sionisme et de l'Etat d'Israël. En face, on dénonce « Un intolérable chantage » à la judéophobie.
Force est de constater, en amont de ce débat, un phénomène qui brouille les données. Depuis quelques années (avant même la seconde intifada), des intellectuels juifs français que l'on avait jusqu'alors considérés comme des penseurs universalistes ont commencé, sur le plan national comme international, à développer des analyses de plus en plus orientées par un souci communautaire qui tend à relativiser la défense des principes universels d'égalité ou de justice.
Les travaux de Pierre-André Taguieff sont très révélateurs. Son pamphlet La nouvelle judéophobie est le prototype d'une réflexion « savante » faisant fi des critères scientifiques. Le sociologue s'est mué en défenseur d'une communauté en danger dont le nouvel ennemi réel ou potentiel est l'Arabe, le musulman, fusse-t-il français. On ne trouve pas ici de mise en perspective fondée sur une analyse critique de la politique sociale de l'Etat, des réalités de la banlieue ou même de la scène internationale. La conclusion est limpide : la communauté juive de France ferait face au nouveau danger que représente cette nouvelle population d'origine maghrébine qui, de concert avec l'extrême gauche, banaliserait la judéophobie et la justifierait par une critique très retors d'Israël et un « antisionisme absolu ». C'est surtout Alain Finkielkraut qui excelle dans le genre : on savait le penseur impliqué dans les grands débats sociaux mais voilà que l'horizon se réduit et que le philosophe est devenu un intellectuel communautaire. Son dernier ouvrage Au nom de l'Autre, réflexions sur l'antisémitisme qui vient se présente comme une attaque sans nuance de toutes les dérives antisémites (altermondialistes, immigrées ou médiatiques). Alain Finkielkraut verse dans tous les excès sans être gêné de soutenir Sharon. Le débat n'est plus fondé sur des principes universels et même s'il prétend être lié à la tradition européenne commune, sa prise de position révèle une attitude communautariste qui fausse les termes du débat, en France comme au sujet de la Palestine. Sa dénonciation du « culte de l'Autre » ne cesse, en miroir, d'exacerber le sentiment d'altérité du juif-victime et le mur de la honte devient « une simple clôture de sécurité » qu'Israël construit à contre cœur. Juifs ou sionistes (ceux qui font la différence sont antisémites) ne seront jamais des victimes ou des oppresseurs comme les autres.
Alexandre Adler avait témoigné, au côté de Finkielkraut, dans le procès surréaliste intenté au journaliste Daniel Mermet. On pouvait s'étonner. L'analyse attentive de ses écrits nous éclaire néanmoins. La lecture du monde qu'il nous propose se comprend surtout au regard de son attachement à Israël. Il ne s'en cache pas et dans l'ouvrage collectif Le sionisme expliqué à nos potes il avance qu'il « devient de plus en plus inenvisageable de concevoir une identité juive qui ne comporterait pas une composante sioniste forte »1 et plus loin : « Un équilibre va s'instaurer entre diaspora et appartenance israélienne, autour duquel le nouveau judaïsme va se développer »2. On relèvera le mélange de genres mais on retiendra la leçon au moment d'analyser ses positions en politique internationale, de même que celles de certains intellectuels juifs français, notamment lorsque Adler rappelle lui-même que les Etats-Unis ont renforcé leur soutien à Israël, lequel a par ailleurs établi une alliance stratégique avec l'Inde.
La récente guerre en Irak a agi comme un révélateur. Des intellectuels aussi différents que Bernard Kouchner, André Glucksman ou Bernard-Henri Lévy, qui avaient pris des positions courageuses en Bosnie, au Rwanda ou en Tchétchénie, ont curieusement soutenu l'intervention américano-britannique en Irak. On a pu se demander pourquoi tant les justifications paraissaient infondées : éliminer un dictateur (pourquoi pas avant ?), pour la démocratisation du pays (pourquoi pas l'Arabie Saoudite ?), etc. Les Etats-Unis ont certes agi au nom de leurs intérêts mais on sait qu'Israël a soutenu l'intervention et que ses conseillers militaires étaient engagés dans les troupes comme l'ont indiqué des journalistes britanniques participant aux opérations (The Independent, 6 juin 2003). On sait aussi que l'architecte de cette opération au sein de l'administration Bush est Paul Wolfowitz, sioniste notoire, qui n'a jamais caché que la chute de Saddam Hussein garantirait une meilleure sécurité à Israël avec des avantages économiques assurés. Dans son livre Ouest contre Ouest, André Glucksman nous livre un plaidoyer colérique pour la guerre qui passe sous un silence très parlant les intérêts israéliens. Bernard-Henri Lévy, défenseur sélectif des grandes causes, critique très peu Israël à qui il ne cesse de témoigner sa « solidarité de juif et de Français »3. Sa dernière campagne contre le Pakistan semblait comme sortie de nulle part, presque anachronique. En s'intéressant à l'abominable et inexcusable meurtre de Daniel Pearl, il en profite pour stigmatiser le Pakistan dont l'ennemi, l'Inde, devrait donc naturellement devenir notre ami… Lévy n'est bien sûr pas le maître à penser de Sharon mais son analyse révèle une curieuse similitude quant au moment de son énonciation et à ses visées stratégiques : Sharon vient d'effectuer une visite historique en Inde afin de renforcer la coopération économique et militaire entre les deux pays.
Que ce soit sur le plan intérieur (lutte contre l'antisémitisme) ou sur la scène internationale (défense du sionisme), on assiste à l'émergence d'une nouvelle attitude chez certains intellectuels omniprésents sur la scène médiatique. Il est légitime de se demander quels principes et quels intérêts ils défendent au premier chef ? On perçoit clairement que leur positionnement politique répond à des logiques communautaires, en tant que juifs, ou nationalistes, en tant que défenseurs d'Israël. Disparus les principes universels, le repli identitaire est patent et biaise le débat puisque tous ceux qui osent dénoncer cette attitude sont traités d'antisémites. C'est pourtant sur ce terrain que doit s'engager le dialogue si l'on veut éviter le choc des communautarismes pervers. S'il faut exiger des intellectuels et acteurs arabes et musulmans qu'ils condamnent, au nom du droit et des valeurs universelles communes, le terrorisme, la violence, l'antisémitisme et les Etats musulmans dictatoriaux de l'Arabie Saoudite au Pakistan ; on n'en doit pas moins attendre des intellectuels juifs qu'ils dénoncent de façon claire la politique répressive de l'Etat d'Israël, de ses alliances et autres méthodes douteuses et qu'ils soient au premier rang de la lutte contre les discriminations que subissent leurs concitoyens musulmans. On relèvera avec respect le courage de celles et de ceux, juifs (pas forcément altermondialistes ou d'extrême gauche), qui ont décidé de s'insurger contre toutes les injustices et notamment celles qui sont le fait de juifs. Avec les Arabes et les musulmans qui ont la même cohérence, ils sont la lumière et l'espoir de l'avenir parce que celui-ci a plus que jamais besoin de cette exigence et de ce courage.
Tariq Ramadan
Le monde arabe et les musulmans face à leurs contradictions
par Tariq Ramadan
mercredi 25 juin 2003
Depuis près d'un demi-siècle, le monde arabe semble immobilisé, embourbé dans ses échecs autant que ses divisions. Aucune autre région du monde n'est restée autant clouée, vissée jusqu'à l'étouffement, à ses déficiences sociales, politiques et économiques. Il est quasiment impossible, du Maroc à l'Irak ou à l'Arabie Saoudite (et plus largement dans la majorité des pays musulmans), de trouver des espaces où s'exprime une réelle liberté politique, où le bien-être économique règne pour la majorité des femmes et des hommes, où l'alphabétisation est plus la règle que l'exception. Et aucune éclaircie à l'horizon : les dictatures se pérennisent et prennent des allures de dynasties (royales ou républicaines) alors que la situation économique se détériore pour la majorité des peuples. Triste réalité, triste sort. La tentation est grande, au cœur de cette réalité, de chercher les causes de cette déroute chez l'Autre, l'exploiteur, le riche, l'Occident et on ne se prive jamais, dans l'ensemble du monde arabe et islamique, de convoquer tous les arguments à disposition pour ainsi « expliquer » les raisons du désastre. De l'ancienne colonisation politique aux nouvelles formes de mise sous tutelle économique, de la division entretenue à l'impérialisme culturel imposé, des gouvernements aux multinationales qui dictent leurs volonté de domination depuis l'Occident, les causes seraient claires et l'affaire entendue : les musulmans subissent une oppression multiforme caractérisée.
Si les politiques imposées par les pays industrialisés, les (dé)régulations économiques dictées par les institutions internationales (FMI, Banque mondiale, OMC) ou encore la voracité meurtrière des multinationales du Nord doivent effectivement être méthodiquement critiquées et dénoncées, on ne peut s'en tenir à ces analyses et à ces discours de constantes déresponsabilisation et de victimisation qui deviennent la règle dans le monde musulman. Tout se passe comme si la référence incantatoire et diabolisante à « l'Autre », à « cet Occident qui nous opprime et nous déteste », était devenue l'exutoire, autant émotif qu'intellectuel, qui permet de se supporter et de se justifier. Sans doute est-ce là qu'il faut chercher, en amont de notre réflexion sur les contradictions du monde arabe et des musulmans, la clef de l'immobilité et de la régression.
Dans le monde arabe
L'époque coloniale avait vu naître, presque naturellement, de multiples mouvements de résistance qui s'opposaient à l'illégitime présence étrangère : certains se réclamaient d'idéaux presque exclusivement nationalistes, d'autres y ajoutaient, ou lui préféraient, l'appartenance internationaliste au socialisme ou au communisme, d'autres enfin étaient mus par la référence à l'islam. Le caractère tangible et quotidien de la domination rendait explicite les termes et les objectifs de la résistance : d'une façon ou d'une autre, en Algérie, en Tunisie, en Egypte ou en Syrie, il s'agissait de se libérer politiquement. Depuis près de cinquante ans, la situation a bien changé et force est de constater que les partis d'opposition autant que les populations en général peinent à revoir leurs analyses et à renouveler leurs stratégies de mobilisation quant à leur lutte contre les dictatures et la régression économique. La répression est certes terrible et l'état de déréliction économique très prononcé, mais cela ne peut expliquer la passivité et la résignation des peuples et la pauvreté des termes de l'alternative proposée par les partis pour penser le changement : on ne sort pas du choix entre l'opposition violente (les groupes islamistes radicalisés) ou la résignation compromettante aux règles du jeu imposées par le Nord, ses institutions financières ou ses multinationales (avec des approches de type « social-démocrate » très diluées). Plus grave encore est le constat de divisions et de clivages entretenus entre les différents mouvements d'opposition et que les pouvoirs exploitent à l'envie. Les mouvements se référant au socialisme, au communisme autant qu'à l'islam ont été jusqu'à ce jour incapables de penser leurs combats en terme de valeurs fondamentales communes, de revendications de droits et de citoyenneté, voire d'identité culturelle que pourtant ils partagent. L'absence de dialogue entre les leaders de ces résistances, et la répétition jusqu'à l'overdose, des vieux débats idéologiques, empêchent l'évolution et le renouvellement de la pensée critique dans le monde arabo-musulman dans son ensemble. Les projets politiques font cruellement défauts, les stratégies de résistance sont on ne peut plus floues, les débats critiques sont tristes par leur vieillerie voire leur superficialité. A quoi il faut ajouter, un déficit patent de communication et d'explications qui prendraient réellement en compte l'univers de référence de la civilisation occidentale, ses questionnements autant que ses craintes. Ainsi, le monde arabe apparaît divisé, mais surtout isolé, dans ses difficultés autant que dans ses espoirs, et la responsabilité première en incombe à l'ensemble de sa classe politique autant qu'à ses intellectuels.