Pas une once d'antisémitisme
Par Tariq Ramadan
mercredi 22 octobre 2003
Jean-Luc Mélenchon, Vincent Peillon et Manuel Valls considèrent certains de vos propos comme antisémites. Dans ces conditions, n'est-il pas logique qu'ils contestent votre présence au Forum social européen ?
- Si mes propos étaient antisémites, je n'aurais effectivement rien à faire au FSE. Mais il n'y a pas une once d'antisémitisme dans mon parcours ou dans le texte que vous évoquez. Celui-ci est une critique d'intellectuels, qui, il se trouve, sont en majorité juifs, mais pas seulement, et je tiens à préciser que je savais pertinemment que Pierre-André Taguieff n'est pas juif. C'est au positionnement pro-sioniste que je m'attaque dans ce texte. D'ailleurs, au-delà de la réaction passionnée de certains, comme BHL ou André Glucksman, la majorité des gens qui l'ont lu ne le considère pas comme antisémite.
Je tiens d'ailleurs à rappeler que j'ai moi-même déjà condamné l'antisémitisme islamique dans une tribune parue dans Le Monde du 24 décembre 2001.
Néanmoins, derrière de belles phrases, vos formules rappellent quand même une logique antisémite, non ?
- Mais les mauvais souvenirs de la France ne doivent pas altérer notre jugement. On parle d'intellectuels musulmans et cela ne semble pas poser de problème. Je veux qu'on ôte l'idée d'une appartenance ethnique, mais les intellectuels universalistes présentent une vision biaisée par leur posture pro-israélienne. Certains l'affirment d'ailleurs, comme Alexandre Adler, mais d'autres le taisent.
Il ne faut pas nier la part identitaire qui est en nous et son influence sur notre jugement, mais il faut la dépasser pour tendre à l'universalisme. Et on ne peut pas être universaliste si on ne condamne pas, par exemple, les agissements d'Israël. Je ne condamne d'ailleurs pas moi-même l'existence de ce pays mais sa politique.
J'ai dit que certains intellectuels avaient une posture communautariste. Mais on n'est plus dans les années 1970 ou 1980, et il faut aujourd'hui traiter cette question des communautés car elle risque de se retourner contre nous. Reconnaître le réel ne veut pas dire qu'on s'y enferme. Il existe des communautés. Commencer par ce constat, ce n'est pas s'y enfermer.
Mais se fonder sur ce principe communautariste, n'est-ce pas entrer en opposition avec l'esprit laïque français ?
- Je ne suis pas communautariste. Mais il existe une réalité concrète. Il existe aujourd'hui des gens qui se voient rejeter vers leur identité, perpétuellement définis comme "d'origine maghrébine".
Le vrai débat c'est : comment on s'en sort. Soit on en fait des citoyens de seconde zone, soit on revalorise leur identité pour les amener à la citoyenneté. Il existe aujourd'hui une révolution silencieuse. Bien sûr, si on est malveillant, on peut voir la venue d'associations de musulmans au Forum social comme de l'entrisme. Mais on peut, aussi, considérer cela comme une première marque d'un partenariat qui s'instaure au-delà des communautés. Ce phénomène ne doit d'ailleurs pas être réduit à une confrontation entre juifs et musulmans. C'est une question qui concerne tous les citoyens. Il faut comprendre que le dépassement des communautarismes ne se fera pas sur les crispations des uns et des autres.
Propos recueillis par Céline Louail
(le Nouvel Observateur, mercredi 22 octobre)
Tariq Ramadan
Réponse à Bernard-Henri Lévy
Par Tariq Ramadan
mercredi 15 octobre 2003
La réponse de Bernard-Henri Lévy à mon article est surprenante par sa violence et ses excès et, au demeurant, elle vient confirmer le sens même de mon propos. Sans prendre la peine de discuter mes thèses, on me renvoie un jugement définitif : je suis antisémite, la cause est entendue et tous mes amis altermondialistes sont sommés de « prendre (leurs) distances ». J'avais avancé que certains intellectuels versaient dans une « réflexion dangereusement communautaire » mais nous observons ici un phénomène bien plus grave encore puisqu'il s'agit de l'expression d'un pure « réflexe communautaire », du domaine du passionnel, de l'impensé et, au fond, incroyablement excessif. Il n'y a plus débat, il ne reste qu'invectives et insultes.
Passons très vite sur les remarques et allusions peu dignes me concernant. Non, Monsieur Lévy, je ne suis pas « imam ». Je peux comprendre votre difficulté à traiter avec moi d'égal à égal (vous avez pendant si longtemps été habitué à l'attitude paternaliste qui vous donnait le droit de penser pour les « jeunes beurs » ou les immigrés des banlieues), mais cela ne vous permet pas d'avancer des contre-vérités ou d'induire par allusion votre lecteur en erreur. « Formé à l'école des Frères Musulmans », je serai forcément radical, et retors, et fanatique. Oserais-je vous rappeler, cher M. Lévy, que Shah Massoud, dont vous vous êtes fait le chantre inconditionnel est issu, et de façon ô combien plus militante que moi, de cette école ? Cette filiation ne prouverait rien quand vous louez un mort désormais silencieux et serait donc une circonstance aggravante et rédhibitoire quand un vivant vous critique ?
Passons. Je savais que Monsieur Pierre-André Taguieff n'était pas juif avant même la publication du texte : on me l'avait dit et je l'avais vérifié. Je conviens que mon texte peut le laisser sous-entendre et j'aurais dû l'indiquer très précisément. Soit, je prends acte et je regrette ce déficit dans ma formulation. L'essentiel de mon propos n'est pourtant pas là et vous le savez bien : j'affirme clairement qu'un certain nombre d'intellectuels, majoritairement juifs mais pas seulement, sont en train de nous imposer une lecture biaisée des enjeux politiques nationaux et internationaux. Les thèmes des banlieues, de la population d'origine maghrébine, le soutien à la Palestine jusqu'aux réflexions sur la guerre en Irak ou les alliances stratégiques, sont abordées sans que l'on avoue clairement quels intérêts sont défendus, à savoir ceux du sionisme et d'Israël.
C'est à cela que j'aimerais que vous répondiez de façon claire et sans essayer de déplacer le débat. Je n'ai jamais laissé entendre que votre livre sur l'odieux assassinat de Daniel Pearl avait pour but unique de stigmatiser le Pakistan. Je constate seulement que votre enquête vous permet de chercher à mettre ce pays au ban de la civilisation : ne venez-vous pas d'écrire un article dans le Washington Post mettant en garde le gouvernement américain contre une alliance avec ce pays ? Votre enquête ne s'arrêtait donc pas aux causes de l'assassinat. Je ne suis pas un défenseur, loin s'en faut, du Pakistan mais je constate seulement que votre récente prise de position est exactement dans la ligne du gouvernement israélien. C'est troublant. Vous avez, dites-vous, plus d'une fois dit ce qui vous séparait du gouvernement de Sharon : Monsieur, un esprit démocrate et empreint de justice ne se « sépare » pas de la politique de Sharon, il la condamne. Et sans contorsion intellectuelle.
Je n'ai cessé quant à moi de dénoncer l'antisémitisme dans mes livres et notamment dans une Tribune du Monde (22 décembre 2001), comme je demeure un critique attentif des dérives dans le monde musulman. Je ne peux ni ne veux accepter aucune démarche sélective. S'il faut saluer votre courage quant à la dénonciation des horreurs du monde (à Sarajevo, en Afghanistan, au Pakistan, etc.), on ne peut qu'être révolté par votre aveuglement et votre manque d'objectivité vis-à-vis d'Israël. C'est le cas de tous les intellectuels que j'ai cités. Telle est le sens de ma critique : vous avez rapproché mon texte de l'odieux Protocole des Sages de Sion. Ailleurs, Alain Finkielkraut avait parlé en France de nouvelles « nuits de cristal » pour dénoncer les actes antisémites. C'est effrayant, cette façon de verser dans l'excès et de passionner le débat avec l'intention, au fond, de l'éviter.
Tariq Ramadan