Esclavage : commémoration sur fond de polémiques
LE MONDE | 09.05.06 | 15h26 • Mis à jour le 09.05.06 | 15h26
Cinq ans jour pour jour après l'adoption définitive, le 10 mai 2001, de la loi Taubira reconnaissant la traite et l'esclavage comme un "crime contre l'humanité", la France métropolitaine commémore pour la première fois son abolition, qui date du 23 mai 1848. Cette journée du 10 mai, retenue par Jacques Chirac sur proposition du comité pour la mémoire de l'esclavage, présidé par l'écrivain Maryse Condé, ne concerne pas les départements d'outre-mer, qui conservent leurs différentes dates de commémoration.
Jardin du Luxembourg. Le président de la République, Jacques Chirac, inaugurera La Forêt des mânes, une installation de l'artiste guadeloupéenne Léa de Saint-Julien, qui laissera ultérieurement place à une stèle commémorative.
Panthéon. Le monument ouvrira gratuitement ses portes. Le public pourra ainsi se recueillir devant les tombes de ceux qui, comme Toussaint-Louverture ou Victor Schoelcher, ont lutté contre l'esclavage.
Musée du Louvre. Parcours d'oeuvres liées à l'esclavage.
Bibliothèque Nationale de France. Exposition d'ouvrages historiques.
Ecoles. Lecture de textes.
Télévision publique. Diffusion de programmes spéciaux.
D'autres manifestations sont prévues en province, notamment à Bordeaux et Nantes, ainsi qu'à Gorée, au Sénégal, d'où sont partis des esclaves en direction de l'Amérique.
En 2001, le texte présenté par la députée (app. PS) de Guyane, Christiane Taubira, avait été adopté à l'unanimité, et dans une relative indifférence. On en est loin. L'irruption d'une "question noire" liant l'esclavage du passé aux discriminations d'aujourd'hui, dans un contexte associant tentations communautaristes et bataille des mémoires, a considérablement avivé les passions.
Quant à l'unanimité, elle n'est plus de mise. En témoigne l'initiative de quarante députés UMP qui, le 5 mai, ont demandé au chef de l'Etat d'abroger l'alinéa de la loi Taubira stipulant que "les programmes scolaires (...) accorderont à la traite négrière et à l'esclavage la place qu'ils méritent". Ces députés, qui s'étaient mobilisés en faveur de la loi sur les rapatriés du 23 février 2005, soulignent la similitude entre l'alinéa - abrogé - de ce texte, qui évoquait le "rôle positif" de la colonisation, et la disposition précitée de la loi Taubira.
Cette initiative, qui constitue la première incursion, au Palais-Bourbon, de la bataille des mémoires - en l'espèce, rapatriés contre descendants d'esclaves -, a reçu une volée de bois vert. Les signataires de l'appel "Liberté pour l'histoire", qui avaient réclamé, en décembre 2005, l'abrogation de différentes dispositions législatives mémorielles, ont pris leurs distances avec une démarche qui ne leur "paraît nullement" exempte "de précipitation, de règlements de comptes partisans et, a fortiori, de calculs électoralistes". Le ministre de l'outre-mer, François Baroin, s'est également "opposé" à cette proposition, soulignant qu'il ne fallait pas "renouveler, raviver ce qui pour beaucoup d'Antillais représente des blessures".
En Guadeloupe - comme dans le reste des Antilles -, la proposition des quarante députés UMP a effectivement été immédiatement perçue comme un nouveau déni de l'importance de l'esclavage. Les élus UMP de l'île se sont d'ailleurs promptement désolidarisés de leurs collègues sur les antennes locales.
Professeur à l'université des Antilles et de la Guyane, Frédéric Régent, 37 ans, a été un des signataires de la pétition d'historiens qui a appelé, en 2005, à l'abrogation de l'alinéa sur l'enseignement du "rôle positif" de la colonisation. Il voit avec inquiétude "une frange de la France, de ses penseurs et de ses hommes politiques se débarrasser de ses complexes historiques".
Auteur d'un ouvrage remarqué, Esclavage, métissage, liberté (Grasset, 2004, 504 pages), ce fils d'un Guadeloupéen et d'une Corrézienne souligne que la République devrait se féliciter des revendications et doléances des Antillais : en tentant d'insérer pleinement l'histoire des esclaves dans l'histoire de France, leurs descendants ne feraient finalement que démontrer leur volonté d'intégration dans ladite République. "Faire admettre sa propre mémoire, ce n'est qu'une manière d'être reconnu, d'être visible au sein même de la société française, assure M. Régent. Cette montée de la revendication va de pair avec le recul des perspectives d'indépendance. Elle est intégrationniste."
Fût-elle "intégrationniste", cette démarche ne va pas sans à-coups et tiraillements, y compris parmi ses promoteurs. Une vive polémique sur le programme de la commémoration entre les différentes associations qui se disputent la représentation, en métropole, des noirs et/ou des "Domiens".
En liaison avec SOS Racisme, la Ligue des droits de l'homme et la Ligue de l'enseignement, le Conseil représentatif des associations noires (CRAN) a décidé d'organiser place de la Bastille, à Paris, le 10 mai au soir, un grand concert intitulé "Mémoire pour l'avenir", afin d'"anticiper la participation et la représentation de la France dans toute sa diversité". Sitôt connue, cette initiative a suscité de vives critiques d'associations concurrentes, parmi lesquelles le Collectif DOM, qui proteste "contre toute récupération carnavalesque de la mémoire de la traite négrière".
"Comment peut-on commémorer une tragédie en se trémoussant ?", s'interroge l'écrivain et cinéaste Serge Bilé, tandis que Claude Ribbe - l'auteur du livre polémique Le Crime de Napoléon (édition Privé, 2005, 206 pages) - dénonce un "inacceptable zouk". En réponse, différentes associations et personnalités ont appelé à un "rassemblement digne et solennel", place la Nation, pour y célébrer un "10 mai républicain et de recueillement".
Ces polémiques ne doivent pas faire oublier que l'objectif de cette journée est aussi de chasser les vieux démons. Frédéric Régent racontait un jour à sa grand-mère qu'il avait retrouvé la trace de leur ancêtre venu d'Afrique. "Un Africain dans la famille ?, s'est étonnée l'aïeule. Eh bien, heureusement qu'on ne l'a pas su avant !"
Benoît Hopquin (à Pointe-à-Pitre) et Jean-Baptiste de Montvalon
Article paru dans l'édition du 10.05.06
Pour la première fois, cinq ans après l'adoption, le 10 mai 2001, d'une loi reconnaissant la traite et l'esclavage pratiqués par les pays européens du XVe au XIXe siècle comme un "crime contre l'humanité", la France célèbre officiellement la mémoire de la multitude d'hommes qu'elle a asservis et exploités dans ses colonies des Antilles et de l'océan Indien.
Cette commémoration intervient alors que le débat sur le passé colonial et esclavagiste de la France fait rage : pétition des "indigènes de la République", contestation des célébrations du bicentenaire de la bataille d'Austerlitz au nom du souvenir du rétablissement par Bonaparte de l'esclavage, mises en cause de l'historien Olivier Pétré-Grenouilleau, accusé de révisionnisme...
La confrontation des idées a très vite pris un tour confus, violent et caricatural, et semble empêcher toute analyse sereine de cette histoire longtemps maintenue en dehors du récit national.
C'est cette longue occultation et la violence du "retour du refoulé" que l'on observe depuis plusieurs mois qui constituent le point de départ de Françoise Vergès, auteur de La Mémoire enchaînée. Questions sur l'esclavage. Pour cette historienne, "nous payons le silence et le retard qui ont permis aux discours du complot de s'engouffrer".
En effet, depuis le décret abolissant l'esclavage, le 27 avril 1848, le passé négrier de la France avait été enfoui sous le souvenir de l'abolition. On se glorifiait de cette victoire des Lumières, oubliant de préciser que ce n'est pas la liberté qui succéda à l'esclavage, mais bien le statut colonial : "inclusion dans l'humanité, exclusion du démos français".
Ce discours permettait d'occulter à la fois ce qui précéda et ce qui suivit le moment de l'abolition : une société raciste et inégalitaire, sur les terres de la patrie des droits de l'homme, dont les traces restent visibles dans la société actuelle.
La période esclavagiste, Françoise Vergès le souligne, est difficile à considérer dans son ensemble : mémoires fragmentaires et dispersées, grandes disparités dans l'espace et le temps, absence de témoignages directs... D'où l'importance d'interroger des sources souvent négligées : "Les chants, les rituels aux ancêtres, les langues portent en eux un savoir historique."
Cette démarche est d'autant plus nécessaire qu'après 1848 les anciens esclaves eux-mêmes ont voulu effacer le souvenir de ce qu'ils avaient vécu, concourant ainsi à ce que s'installe la chape de plomb que de nombreuses voix entendent aujourd'hui faire sauter.
Pour Françoise Vergès, ces revendications ne relèvent pas d'un quelconque "communautarisme", mais plutôt de la volonté de "donner droit de cité à une histoire qui est une part centrale de l'histoire de la France". Pour réparer, au moins symboliquement, une "injustice historique" et intégrer les habitants des DOM "à cette "communauté française imaginaire" dont ils ont été exclus jusqu'à aujourd'hui".
On ne peut que souscrire à cette revendication d'une "réécriture du récit national" qui prendrait enfin en compte ces mémoires "raturées" (Edouard Glissant). Mais on regrettera certaines simplifications. Ainsi, la part des esclavagistes d'Afrique noire et du monde musulman dans les traites négrières ne serait que marginale ("il est évident qu'un commerce qui dure plusieurs siècles et met en relation plusieurs mondes et plusieurs économies entraîne des complicités") ; l'histoire de l'esclavage moderne commencerait avec le XVe siècle, et l'esclavage tel qu'il fut pratiqué par les Occidentaux serait radicalement différent des autres formes d'asservissement. Ces affirmations, que d'autres historiens contestent, affaiblissent plutôt la démonstration de Mme Vergès.
LA MÉMOIRE ENCHAÎNÉE. QUESTIONS SUR L'ESCLAVAGE de Françoise Vergès. Albin Michel, 210 p., 16 €.
Jérôme Gautheret
Article paru dans l'édition du 10.05.06