Washington veut remodeler le Moyen-Orient
RÈpondant aux critiques exprimÈes cet ÈtÈ par d'anciens hauts responsables (Brent Scowcroft et Lawrence Eagleburger, entre autres) et de hauts gradÈs de l'armÈe (gÈnÈral Anthony Zinni, gÈnÈral Norman Schwartzkopf, gÈnÈral Wesley Clark), le vice-prÈsident Dick Cheney a affirmÈ, fin aošt, qu'une guerre s'imposait pour Èviter que Saddam Hussein ne prenne le contrÙle du Moyen-Orient et "d'une grande partie des rÈserves mondiales de pÈtrole". Selon Cheney, "Saddam dispose d'armes de destruction massiveÖ il est en train de les amasser pour les utiliser contre nos alliÈs et contre nous-mÍmesÖ il va rapidement acquÈrir des armes nuclÈaires". Ces affirmations sont considÈrÈes, par la plupart des spÈcialistes, amÈricains et europÈens, comme "farfelues". En avril 2002, Brent Scowcroft, conseiller aux affaires de sÈcuritÈ (National Security Advisor) de George W. Bush lors de la guerre de 1991, notait que "Saddam Hussein n'est pas actuellement une menace pour la sÈcuritÈ rÈgionale". De plus, les services de renseignement amÈricains ont fait savoir publiquement qu'ils ne disposent d'aucun ÈlÈment prouvant que le rÈgime irakien aurait participÈ, de prËs ou de loin, aux attentats du 11 septembre.
Cinq mois plus tard, la donne n'a guËre changÈ et on voit mal pourquoi Saddam Hussein lancerait des opÈrations terroristes contre les Štats-Unis alors qu'un tel acte signifierait sa destruction sšre et certaine. Paradoxalement, une guerre prÈventive mettrait en cause le principe de la dissuasion et augmenterait le risque d'une utilisation Èventuelle, par l'Irak, des armes dont il dispose, quelles qu'elles soient. Devant une perspective de destruction certaine, le rÈgime irakien n'aurait plus aucune raison de s'abstenir puisque, dans les deux cas, le rÈsultat ultime serait le mÍme.
La guerre prÈventive que s'apprÍte ý lancer l'administration Bush n'est donc pas motivÈe par la menace objective que reprÈsenterait le rÈgime irakien. Elle obÈit, en fait, ý une logique diffÈrente et une ambition plus vaste : restructurer l'ordre moyen-oriental. Selon des officiers de haut rang des services de renseignements citÈs dans l'International Herald Tribune du 13 septembre, "l'Irak reprÈsente moins une menace qu'une opportunitÈ (stratÈgique)".
La nouvelle droite amÈricaine dite "nÈoconservatrice" fait campagne depuis le 11 septembre pour casser le lien historique liant le parti rÈpublicain ý la maison royale saoudienne, accusÈe d'avoir tolÈrÈ, sinon fomentÈ, l'islamisme extrÈmiste qui a frappÈ les Štats-Unis. Cette nouvelle droite jouit aujourd'hui d'une influence prÈpondÈrante au sein de l'Štat et estime, en effet, qu'une fois l'Irak sous protectorat amÈricain, les Štats-Unis seront libÈrÈs de leur dÈpendance pÈtroliËre ý l'Ègard de l'Arabie saoudite et pourront donc remodeler la rÈgion ý leur guise. William Pfaff, Èditorialiste du Los Angeles Times et spÈcialiste respectÈ des questions de politique ÈtrangËre, Ècrit ý ce sujet : "des nÈoconservateurs et la communautÈ pro-israÈlienne conÁoivent la guerre contre Saddam Hussein comme faisant partie d'un plan long terme pour transformer le Moyen-Orient musulman. Pour eux, le changement de rÈgime en Irak et la campagne contre Al Qaeda sont les (premiers) pas nÈcessaires dans un programme dÈcennal de remplacement de presque tous les gouvernements du Moyen-OrientÖ Le Moyen-Orient, l'Asie centrale, l'Afghanistan et le Pakistan seraient ainsi inclus dans un projet amÈricain comparable au remodelage amÈricain de l'Europe aprËs la deuxiËme guerre mondiale".
Cette analyse est confirmÈe par la politique suivie par l'administration Bush depuis le 11 septembre, tant vis-ý-vis de l'Irak que dans le conflit israÈlo-palestinien et les relations avec l'Arabie saoudite. Trois jours aprËs les attentats, le vice-ministre de la dÈfense, Paul Wolfowitz, avait dÈclarÈ que les Štats-Unis allaient dÈsormais agir unilatÈralement pour changer les rÈgimes qui ne leur convenaient pas ("end regimes"). Puis en janvier, le prÈsident Bush avait identifiÈ un soi disant "axe du mal" comprenant l'Irak, l'Iran, et la CorÈe du Nord. DÈbut juin, G. W. Bush et le Pentagone ont annoncÈ un changement radical dans la stratÈgie amÈricaine vers l'action militaire prÈventive. Outre l'Irak, l'administration Bush a alors laissÈ entendre que des frappes prÈventives contre les installations nuclÈaires iraniennes Ètaient ý l'Ètude (voir NSE nƒ 444 et 448).
Cette Èvolution de la doctrine stratÈgique amÈricaine a ÈtÈ accompagnÈe, au niveau rÈgional, par un basculement de la politique amÈricaine vis-ý-vis de ses anciens alliÈs arabes, objets de critiques publiques de plus en plus marquÈes. Alors que la Maison Blanche apportait un soutien sans faille au premier ministre israÈlien Ariel Sharon, elle a abandonnÈ Yasser Arafat et insistÈ sur un changement de leadership palestinien comme prÈalable ý tout effort de paix amÈricain renouvelÈ. Bref, comme l'a dit un officiel de l'administration amÈricaine, parlant sous couvert d'anonymat et avec des accents rappelant le langage des gÈopoliticiens anglais du 19e siËcle, lorsqu'ils Èvoquaient la route des Indes : "Le chemin du Moyen-Orient tout entier passe par Bagdad".
Ce projet follement ambitieux met en cause, non seulement le droit international moderne, qui sanctionne l'utilisation de la force et ne l'autorise que dans les cas d'autodÈfense contre des menaces existantes (et non des menaces potentielles) mais aussi le rÈalisme gÈopolitique classique.
Tous les critiques amÈricains de ces derniËres semaines ont soulignÈ qu'une guerre prÈventive, sans effort prÈalable et dÈcisif pour rÈsoudre le conflit israÈlo-palestinien et israÈlo-arabe, aurait pour consÈquence probable de crÈer des tensions ingÈrables dans le monde arabo-musulman. Au lieu de construire un Moyen-Orient ý l'image amÈricaine, elle pourrait engendrer le chaos. Ainsi Brent Scowcroft dÈclare qu'une invasion amÈricaine de l'Irak pourrait "transformer toute la rÈgion en chaudron et dÈtruire ainsi la guerre sur le terrorisme". Et James Baker de souligner : "nous devons franchement reconnaÓtre que notre (effort) pour changer le rÈgime en Irak est rendu plus difficile par la maniËre dont notre politique israÈlo-arabe est perÁue ý travers le monde". Zbigniew Brzezinski : "Les Štats-Unis doivent devenir plus actifs dans la pacification du conflit israÈlo-palestinienÖ En l'absence d'un effort sÈrieux, par l'administration (sur ce dossier), le risque est grand qu'une attaque contre l'Irak soit perÁue, dans la rÈgion, et probablement en Europe aussi, comme faisant partie d'un effort amÈricano-israÈlien pour imposer un nouvel ordre moyen-orientalÖ".
Une fois la guerre finie, les Štats-Unis devront occuper l'Irak indÈfiniment. Or, le chaos actuel en Afghanistan prÈfigure, en miniature, l'Irak de demain : fragmentation Èthnico-religieuse et stimulation de rancúurs tenaces dans le pays et au-delý (voire la rÈaction identitaire radicale de larges secteurs de l'opinion d'Arabie saoudite ý la prÈsence de troupes amÈricaines sur leur sol). Les difficultÈs rencontrÈes par Washington pour structurer une opposition irakienne en exil afin de permettre l'Èmergence d'une personnalitÈ en mesure de diriger les affaires de l'Irak, une fois Saddam Hussein ÈliminÈ, font craindre une dÈstabilisation durable du pays. Les Štats-Unis prÈfËreraient une solution venant de l'intÈrieur, des officiers supÈrieurs de la Garde rÈpublicaine, par exemple, lanÁant une opÈration contre le prÈsident irakien. Mais les nombreuses purges menÈes au cours des derniËres annÈes ont ÈliminÈ les quelques hauts gradÈs susceptibles de prÈsenter une alternative au pouvoir en place et ceux qui sont toujours dans l'entourage du raÔs irakien lui sont dÈvouÈs, parce que liÈs par des intÈrÍts communautaires trËs forts et un risque non nÈgligeable d'Ítre ÈliminÈs, ý leur tour, si leur manque de loyautÈ Ètait mis en cause.