La Presse
Plus, dimanche 7 mai 2006, p. PLUS4
Des nouvelles du monde
Le poids des mots
Gruda, Agnès
Qu'y a-t-il en commun entre l'ancien secrétaire d'État Colin Powell, l'ex-ministre canadien Irwin Cotler et le comédien George Clooney? Ils ont, tous trois, qualifié de génocide la crise qui déchire depuis trois ans la province soudanaise du Darfour.
Colin Powell a évoqué le spectre du génocide lors d'une comparution devant un comité du Sénat américain, en septembre 2004. Cette semaine, la réalité du Darfour a été brutalement ramenée à l'ordre du jour avec des manifestations aux États-Unis et un débat aux Communes. Là encore, l'accusation de génocide a été servie par ceux qui souhaitent l'envoi d'une force internationale dans ce coin éprouvé de l'Afrique.
Depuis trois ans, au Darfour, une province du nord-ouest du Soudan, un conflit armé oppose un gouvernement musulman et arabe, appuyé par des milices sanguinaires, à des rebelles musulmans et noirs, qui réclament une meilleure part de pouvoir. Comme toujours, ce sont les civils qui paient la note.
Au moment d'écrire ces lignes, les efforts diplomatiques peinaient à rapprocher les deux parties. Le conflit a déjà fait entre 180 000 et 300 000 morts, sans parler des personnes déplacées.
Mais s'agit-il pour autant d'un génocide - le pire de tous les crimes, qui implique l'extermination planifiée et organisée d'un peuple?
C'est ce que s'est demandé l'ONU lorsqu'elle a envoyé ses enquêteurs à la recherche des mots justes permettant de décrire le cauchemar du Darfour. Les enquêteurs ont conclu qu'il s'y passait des choses effroyables, mais pas un génocide. C'est aussi ce que croient la plupart des ONG européennes engagées dans la région.
Au moment où des gens meurent par milliers, il peut paraître futile, voire odieux, de se demander dans quelle catégorie de crime il faut ranger leur possible anéantissement. Pourtant, les mots ont une importance.
Le terme génocide a été créé par le juriste américain Raphaël Lemkin, en 1944, pour définir la tentative d'extermination des juifs et tsiganes par les nazis. Sa première utilisation remonte à 1945, aux procès de Nuremberg.
Aujourd'hui, le sort infligé aux Arméniens par l'empire ottoman, en 1915, le massacre de 8000 musulmans bosniaques en 1995, et le carnage qui a coûté la vie à quelque 800 000 Tutsis au Rwanda, en 1994, sont généralement reconnus comme des génocides.
La preuve d'un génocide finira peut-être par être faite pour le Darfour. Mais ce n'est pas encore le cas. Crimes contre l'humanité, massacres, furie destructrice? Oui. Génocide? Peut-être.
Ceux qui crient au génocide sont animés des meilleures intentions. Mais les grands mots peuvent aussi servir de paravent à l'inaction. "Se préoccuper du Darfour et qualifier la situation qui y prévaut de génocide semble suffisant pour certains militants et membres de l'administration Bush", s'indigne John Prendergast, du International Crisis Group, qui suit de près la crise soudanaise.
Autrement dit, on crie très fort des mots accusateurs, pour se sentir ensuite justifié de ne rien faire. Ou si peu.
Selon un récent rapport du International Crisis Group, la force africaine de 7000 hommes déployée au Darfour est complètement débordée. La région a besoin d'une force internationale plus importante, avec un mandat plus fort. Le Canada s'est dit prêt à y participer, mais il ne peut agir seul. Ce n'est pas en criant au génocide qu'on va arrêter les massacres. Mais en agissant pour les stopper.
Curieusement, les États-Unis, premier pays à avoir parlé du génocide du Darfour, ont aussi longtemps résisté contre l'idée d'envoyer les génocidaires devant la Cour pénale internationale, une instance qu'ils ne reconnaissent pas. Le crime de génocide n'est-il donc pas assez grand pour effacer ces réticences?
L'inflation verbale peut servir à camoufler l'inaction, donc. Mais à force de brandir le génocide avec trop de légèreté, on risque aussi de banaliser le terme, d'en diluer le sens.
Ainsi, le débat entourant la récente visite du président du Rwanda Paul Kagame a fait flotter dans l'opinion publique la thèse selon laquelle le carnage rwandais de 1994 était constitué de deux génocides parallèles. D'un côté, des extrémistes hutus ont exterminé quelque 800 000 Tutsis et Hutus modérés. De l'autre, l'armée tutsie de Paul Kagame a commis des crimes de guerre contre des hutus.
En mettant ces deux carnages sur une même échelle génocidaire, on finit par faire le jeu des négationnistes, ceux qui prétendent qu'aucun génocide n'a eu lieu...
agruda@lapresse.ca