La Presse
La Presse Affaires, samedi 6 mai 2006, p. LA PRESSE AFFAIRES7
Comment lire vos rapports annuels?
Trois professeurs de finance et de comptabilité proposent aux actionnaires 10 questions pour mieux décoder les états financiers
Grammond, Stéphanie
Une question à tous les actionnaires minoritaires: avez-vous lu vos rapports annuels cette année? Non! Vous n'êtes pas seuls. Le pourcentage de petits investisseurs qui suivent leurs placements de façon consciencieuse n'est pas si élevé, croit Jean Soublière, fondateur de l'Actif, une coopérative d'animation de formation financière qui compte 1500 membres.
Beaucoup n'ont pas les connaissances pour bien filtrer et traiter l'information. Ils ne savent par où commencer. " Il y a un vide énorme dans la formation des investisseurs ", déplore M. Soublière.
Il est vrai qu'un rapport annuel ne se lit pas comme un roman d'Harry Potter. Mais ce n'est pas toujours aussi sorcier qu'on le croit. " Une entreprise, ça achète et ça vend, ça emprunte et ça rembourse ", résume Jacques Fortin. Professeur de comptabilité aux HEC Montréal, il avoue lire les rapports annuels comme des récits d'aventures, surtout pour les entreprises en croissance.
À ses yeux, le fil conducteur pour décoder " l'histoire " que raconte l'entreprise dans ses états financiers est le rapport entre le rendement et le risque. C'est ce qui détermine la valeur du placement pour l'investisseur...
Combien ça rapporte?
Pour commencer, où se trouve le rendement dans le rapport annuel? Dans l'état des résultats qui mesure le bénéfice net. Mais peu de gens savent ce qu'est vraiment le bénéfice net, croit M. Fortin. " C'est une approximation de la capacité de générer des flux de trésorerie, à moyen terme ", dit-il.
Premier constat: Observer le bénéfice à court terme, aux trimestres par exemple, a donc très peu de sens. Il faut voir la tendance sur plusieurs années.
Second constat: Le bénéfice est approximatif. Il est fondé sur un certain nombre d'hypothèses sur l'avenir... qui peuvent tomber à l'eau. Imaginons une société très audacieuse qui a beaucoup vendu à crédit. La vente est conclue, mais l'argent n'entrera peut-être jamais... surtout si les clients sont en difficultés financières. C'est justement ce qui est arrivé chez Nortel, au début des années 2000.
D'où l'importance de regarder aussi les flux de trésorerie.
Qu'est-ce qui est passé dans la caisse enregistreuse?
Les flux de trésorerie (cash flow) mesurent les sous qui sont vraiment passés dans la caisse enregistreuse. Les flux de trésorerie correspondent à tout ce que les clients ont versé, moins ce que la compagnie a payé à ses employés, à ses fournisseurs et aux gouvernements. Ce sont les liquidités produites par les activités d'exploitation.
" Si le bénéfice net augmente et que les flux de trésorerie baissent, ou même deviennent négatifs, posez-vous des questions ", dit Michel Magnan, titulaire de la chaire de comptabilité Lawrence Bloomberg à l'école de gestion John-Molson de l'Université Concordia.
Plus payant qu'un compte d'épargne?
Le bénéfice, c'est bien beau. Mais pris isolément, ça ne veut rien dire. Tout est une question de perspective.
Pour connaître le rendement de l'entreprise, il faut mesurer le bénéfice par rapport à l'avoir des actionnaires (capital-action) qui est composé de la valeur des actions ordinaires plus les bénéfices non répartis. Ce ratio révèle combien l'entreprise a réussi à faire de profit avec l'argent que vous lui avez confié.
Encore plus simple: regardez le ratio cours/bénéfice qui est lui aussi une mesure de rendement, lorsqu'on le présente à l'envers.
Prenons une société qui dégage un bénéfice de 0,33 $ par action, et dont l'action vaut environ 60 $. Son ratio cours/bénéfice est de 181 (60 $/0,33 $). Pris à l'envers (0,33 $/60 $ x 100), cela donne un très maigre rendement 0,6 %.
" Je préfère un compte d'épargne à 1,5 % par année ", dit M. Fortin.
Rien de spécial?
Avec les ratios, on obtient une bonne lecture... sauf s'il s'est produit un événement spécial qui fausse les chiffres. Guettez donc les événements non récurrents, comme une radiation d'actif, ou une charge spéciale à cause d'une restructuration de l'entreprise.
" Le bénéfice n'aura peut-être pas la même signification ", signale Jean-Marc Suret, professeur de finance à l'Université Laval.
Les chiffres jouent-ils au yoyo?
Voilà pour le rendement. Maintenant, où trouve-t-on des mesures du risque dans le rapport annuel? Dans la volatilité, explique M. Fortin. La volatilité des revenus, des dépenses en recherches et développement, des charges financières... " Juste avec ça, on a beaucoup d'information ", dit-il.
Est-ce que la dette vous inquiète?
Le risque se cache aussi dans l'équilibre financier, c'est-à-dire que le poids de la dette par rapport à l'avoir des actionnaires.
D'un secteur à l'autre, la dette n'est pas toujours aussi inquiétante. Une entreprise dont les revenus sont très stables (ex: immobilier, services publics) peut supporter une dette plus lourde. Une entreprise qui vit de grandes fluctuations ne peut se permettre une dette aussi élevée, car elle n'arrivera pas à la rembourser lors des années dures.
L'entreprise peut-elle payer l'épicerie?
" Le fonds de roulement c'est la capacité d'une entreprise à payer l'épicerie sans hypothéquer la maison ", explique M. Fortin. Si l'actif à court terme, excède le passif à court terme, l'entreprise devra s'endetter pour poursuivre ses activités. Mauvais!
Est-ce qu'un train en cache un autre?
L'information sectorielle mérite aussi un coup d'oeil attentif. Exemple: Bombardier construit des trains et des avions. Jean-Coutu est présente au Canada et aux États-Unis.
Beaucoup d'entreprises ont différents secteurs d'activités. " Au total les chiffres ont peut-être l'air potables. Mais un désastre d'un côté peut finir par couler toute l'entreprise ", dit M. Magnan.
Y a-t-il des risques camouflés?
Parfois les risques sont bien cachés. Pour les débusquer, il faut fouiller dans les notes aux états financiers qui s'étalent sur des pages et des pages... en tout petits caractères. Pourtant, c'est ce que le rapport annuel renferme de plus précieux. Armez-vous d'une loupe!
La note sur les éventualités renseigne, par exemple, sur les poursuites devant les tribunaux.
La note sur les transactions entre apparentés peut soulever des questions majeures. Par exemple, l'actionnaire majoritaire profite-t-il de sa situation pour négocier à son avantage avec l'entreprise, au détriment des actionnaires minoritaires?
La note sur les régimes de retraite est cruciale: " Pour de grandes entreprises comme Bell, Alcan ou le CN, le régime de retraite représente des sommes considérables ", dit M. Magnan.
Lorsque la caisse accuse un déficit important, l'entreprise a moins de flexibilité financière. C'est une dette qui ne figure pas au bilan. " Quand l'entreprise est en restructuration, ça devient une pierre d'achoppement. On l'a vu avec Air Canada et Stelco ", souligne M. Magnan.
Pourquoi pas un peu de blabla?
Après vous être fait votre propre idée à partir des chiffres, vous pouvez finalement lire le message des dirigeants.
Comme ils font partie du contenu réglementé du rapport annuel, les commentaires de la direction sur les résultats se bornent souvent à reprendre les chiffres et à les comparer avec l'année précédente... sans gratter trop loin et sans s'aventurer dans des perspectives d'avenir.
Le mot du président explique davantage la vision de l'entreprise, mais ce bloc fait partie du contenu " promotionnel ". Il y a donc un biais dans la manière de présenter la situation.
Par exemple, quand les entreprises sont dans le rouge, elles usent parfois de créativité pour présenter leurs résultats sous un meilleur angle. Au lieu du bénéfice net, elles font ressortir le bénéfice pro forma... ou le bénéfice avant " tout ce qu'il y a de mauvais ", dit M. Magnan.
Repensez à Nortel qui, pendant trois ans, a mis l'accent sur les " résultats d'exploitation ", alors que ses états financiers laissaient présager la débâcle à venir.
UNE LECTURE PLUS COMPLEXE
Avec les scandales comptables des dernières années, plusieurs investisseurs ont mis en doute la fiabilité des états financiers. Le resserrement des règles comptables qui en a résulté a complexifié la lecture du rapport annuel pour les amateurs qui ont peu de notions.
Trop compliqué? Les états financiers sont-ils devenus trop compliqués? " Ce sont les activités des entreprises qui sont devenues plus complexes, répond Michel Magnan, de l'Université Concordia. Les comptables ne peuvent pas rendre simple quelque chose qui est compliqué. Sinon, ils occulteraient une partie de la réalité. "
Peut-être, mais les notes portant sur les régimes de retraite et les instruments financiers, par exemple, sont devenues extrêmement complexes. " Ce n'est accessible qu'aux spécialistes ", estime Jean-Marc Suret, de l'Université Laval. Or, le contenu de ces petites notes peut avoir un impact majeur sur le résultat de l'entreprise.
Jacques Fortin, des HEC Montréal, avoue que certains états financiers, comme ceux des banques, sont devenus illisibles pour le commun des mortels. " Quand on ne comprend plus, on vend ", dit-il.
Mais peut-on éviter un secteur boursier aussi important que celui des services financiers? Quand Nortel formait plus du tiers de la Bourse, son titre était difficile à éviter, réplique M. Fortin.
Peu fiables?
Les investisseurs peuvent-ils faire confiance aux états financiers? Pour M. Fortin, la réponse est oui. Même si les comptables écrivent 20 pages de notes, ils sont payés cher pour faire la synthèse de tout ça et pour l'intégrer dans les états financiers. " Les notes sont là pour cautionner les états financiers, pas pour les changer ", ajoute-t-il.
En retard?
Le rapport annuel atterrit dans la boîte aux lettres des actionnaires, au mois de mai, cinq mois après la clôture de l'exercice financier. L'information est-elle périmée?
Dans une certaine mesure, oui. " Je préfère regarder les résultats trimestriels ", dit Jean Soublière, de l'Actif. Toutefois, plusieurs détails ne se trouvent que dans le rapport de fin d'année.
Sans perspective?
Comme investisseur, pour avoir une bonne perspective, il faut étudier les tendances sur au moins trois ou quatre ans. Or, le rapport annuel offre uniquement une comparaison avec les résultats de l'année précédente. En plus, le rapport annuel ne donne pas de comparaison avec les résultats des sociétés comparables du même secteur.
Il faut donc aller plus loin que le rapport annuel. " Plusieurs sites Internet digèrent déjà l'information, calculent les ratios sur plusieurs années, donnent des comparaisons sectorielles ", dit Jean-Marc Suret.
Ce sont de bons outils pour permettre aux investisseurs consciencieux de pousser l'analyse plus loin.
Que faire?
Conclusion: " Pour les profanes, la lecture de l'information comptable est un exercice très difficile. Et ça ne s'améliore pas. Les normes se complexifient ", dit M. Suret. Pour faire un travail honnête, les investisseurs doivent disposer de beaucoup de temps et de connaissances.
Autrement, il vaut mieux se tourner vers des fonds indiciels, dit-il. Ces produits permettent d'investir dans un panier d'actions diversifiées, qui demeure toujours le même, beau temps mauvais temps. Comme il n'y a pas de gestionnaire actif, les frais sont très faibles. Mais la diversification n'élimine qu'une partie du risque.
Si on ne veut pas courir de risque, on n'a qu'à acheter des obligations de gouvernements et de municipalités et les conserver jusqu'à l'échéance, selon Marie Rousseau, investisseur à son compte.
Encadré(s) :
LES ASSEMBLÉES ANNUELLES À SURVEILLER
Assemblées des entreprises du LPA50 les plus suivies par les lecteurs de La Presse Affaires
COMPAGNIES DU LPA 50 / DATE D'ASSEMBLÉE
Abitibi-Consolidated 9 mai
Emergis 9 mai
Neurochem 9 mai
Rona 9 mai
Corporation
Financière Power 10 mai
Quebecor World 10 mai
Power Corp. du Canada 11 mai
Quebecor 11 mai
ConjuChem 12 mai
Molson Coors 17 mai
Uni-Select 17 mai
Reitmans 25 mai
ACE Aviation 30 mai
Bombardier 30 mai
BCE 7 juin
Garda 14 juin
Mega Bloks 15 juin
Les Industries Dorel 21 juin
Nortel 29 juin
Novelis * ND
Saputo* Août
Van Houtte* Août
Alimentation Couche-Tard* Septembre
Le Groupe Jean Coutu (PJC)* Septembre
N.B.. Les dates peuvent changer à la dernière minute
*Date inconnue
Illustration(s) :
Yves Michaud, qui s'illustre comme représentant des actionnaires minoritaires, était un participant actif lors de l'assemblée annuelle tumultueuse de la Banque de Montréal à Toronto l'an dernier.