L'Actualité, no. Vol: 30 No: 17
1 novembre 2005, p. 22
En couverture
Mon pays, c'est le monde
La nouvelle gouverneure générale du Canada rejette l'idée de la citoyenneté "dans un petit enclos". Québécoise, canadienne, citoyenne du monde, Michaëlle Jean répond à ses détracteurs.
Beaulieu, Carole; Vastel, Michel
Très droite, presque provocante, la gouverneure générale du Canada s'est levée au milieu de son grand salon. La silhouette est fragile, le sourire un peu triste, les yeux à l'occasion embués. "Des exilés, des métèques, des nomades, le monde n'est fait que de ça, dit-elle. Regardez-moi!" Cela fait déjà une heure que la très honorable Michaëlle Jean répond aux questions des journalistes de L'actualité, et le thème de la négritude revient très souvent. "Je suis une vanyan fanm, une femme vaillante, comme on dit en Haïti."
La chef d'État du Canada est pour un instant redevenue la réfugiée, la descendante d'esclaves, la femme de race noire, fière de sa nomination et blessée par les réactions qu'elle a suscitées. "Je pleure, mais je suis solide."
Michaëlle Jean a grandi à Thetford Mines, où ses parents se sont réfugiés en 1968. Diplômée en littérature, polyglotte, militante des droits de la femme, journaliste - et mariée à un documentariste engagé -, elle apprivoise encore cette fonction qui fait d'elle une "Excellence", même pour ses amis. Parcourant sa résidence officielle, dont les fastes l'émerveillent autant que sa petite fille de six ans, Marie-Éden, elle hésite avant de pousser une porte, ne sachant trop si elle ouvre sur la pièce où elle veut pénétrer.
Marie-Éden est plus audacieuse: elle a déjà emmené ses amis de l'école Franco-Jeunesse dans l'immense salle de bal décorée comme une maison de poupée. Michaëlle Jean veut en faire une salle de contes pour les enfants. L'arrivée d'une jeune mère de famille bouscule un peu les habitudes de l'austère Rideau Hall: pas de rendez-vous tôt le matin pour permettre à Son Excellence d'accompagner la petite à l'école; pas de réceptions le soir avant qu'elle lui ait donné son bain; du temps libre la fin de semaine pour visiter sa mère, à Montréal. Et un cours de dressage, à Sorel, pour Chouka, le fox-terrier de Marie-Éden, afin qu'il ne fasse pas trop de ravages dans le jardin classique où s'affairent les jardiniers.
Installée dans sa nouvelle demeure le mardi 27 septembre, hôtesse le soir même d'une réception rassemblant plusieurs centaines de personnes, la gouverneure générale a dîné avec les membres du gouvernement le mercredi. Le jeudi soir, elle a reçu plus de 200 représentants du corps diplomatique en poste à Ottawa. Et le vendredi, en début d'après-midi, elle donne sa première entrevue. "Crevée", admet-elle, mais manifestement satisfaite de se vider le coeur auprès d'anciens collègues...
Votre solitude est-elle plus grande depuis que vous avez été nommée?
- Je me suis sentie très esseulée. Jean-Daniel [Lafond, son conjoint] s'est senti largué. Il y a eu un moment où j'ai eu l'impression que certains avaient vraiment envie de nous bannir du Québec. Nous étions devenus des personnages à abattre. Nous avons essuyé les pires injures - "renégats", "traîtres", les pires mots ont été utilisés. D'un seul coup, nous qui nous sentions et qui nous sentons encore profondément québécois, parce que le Québec a été le lieu de notre enracinement au Canada, nous avons eu ce sentiment de bannissement. Ça m'a pris tout mon petit change pour rentrer à Montréal, ma ville, ne sachant pas qui je croiserais sur le trottoir, ni ce qui m'attendait: un crachat? Autre chose? Et pour retourner à notre petit chalet de Saint-Didace, dans Lanaudière, région que nous aimons plus que tout, en ignorant comment on serait accueillis.
Heureusement - ce qui a été formidable -, nous avons profondément senti une espèce de respect chez les gens qui venaient à nous. Quand j'allais faire mes courses, à Saint-Gabriel-de-Brandon, les gens me disaient: "Ne lisez pas ça, n'écoutez pas ça, nous, on ne pense pas ça." Et même à Montréal, je suis allée à la pharmacie, chez Jean Coutu, où on trouve de tout, même un ami... J'y ai trouvé plein d'amis! Des dames qui m'embrassaient et qui me disaient: "Surtout, n'ayez pas de peine." Des jeunes aussi, beaucoup de jeunes, qui me disaient: "J'espère que vous ne lisez pas les journaux." Mais oui, je les lis et... j'encaisse!
C'est terrible de se sentir banni d'un lieu auquel on pense appartenir.
Vous avez choisi pour devise Briser les solitudes. De quelles solitudes s'agit-il?
- Les solitudes sont nombreuses, mais en premier lieu, nous vivons dans un pays dont le caractère principal a toujours été cette espèce de rupture, d'affrontement entre deux peuples, deux identités. D'un côté le Québec, de l'autre le reste du Canada, francophones et anglophones, français et anglais.
Quand on est québécoise, on sait cela. Moi, je suis québécoise et francophone, et je sais à quel point nous vivons dans cette espèce de dichotomie et d'affrontement. Pourtant, d'autres voix se sont ajoutées au Québec et au Canada. Cet affrontement nous écarte de toute possibilité de dialogue avec ces voix, parce que nous nous regardons à travers le prisme de cette ligne de séparation des eaux.
Et en même temps, si j'élargis cela à un horizon plus vaste, plus universel, je trouve que le plus grand drame des sociétés est celui des solitudes, c'est-à-dire de l'enfermement, du chacun pour soi, du chacun dans son univers, qui conduit forcément à un sentiment d'impuissance. Toutes ces questions de la pauvreté, du racisme, du sexisme, toutes ces solitudes mises ensemble, tous ces ghettos qui font que les gens n'arrivent plus à se retrouver, à dialoguer, à faire des mises en commun ou à partager, tout cela est un terreau tellement fertile donnant prise à toutes les barbaries. Et je me dis que s'il y a un combat à mener en ce moment dans le monde, c'est de repousser au plus loin ces barbaries.
On vous a reproché d'avoir évacué le Québec et la francophonie de ce discours sur les solitudes...
- Pourtant, ma devise est en français! Il me semble que c'est un attachement... J'aurais pu choisir n'importe quelle langue - certains ont retenu le latin, l'anglais, l'inuktitut, le portugais. Moi, j'ai choisi le français. C'est ma langue.
Et à la base de mes armoiries, il y a un palmier, qui représente le pays de mes origines, et il y a un pin, le pin de mon chalet dans Lanaudière: deux arbres qui symbolisent le Nord et le Sud. Je trouvais que c'était une façon de raccorder ma terre natale et ma terre d'accueil. Je suis une femme d'ici qui a eu une enfance ailleurs...
Certains se sont tout de même sentis trahis par ce discours...
- Leur réaction ne m'appartient pas; à eux de l'assumer. Moi, je sais pourquoi j'ai dit oui à ce qui m'était proposé. Jean-Daniel sait pourquoi il a dit oui à ce qui nous attendait. Mon rapport au Québec, à la culture québécoise, est très net. Je suis québécoise, je suis francophone, j'ai toujours cru à l'importance que le Québec affirme ce qu'il est, son identité, sa culture. Quand on vient d'ailleurs et qu'on s'établit dans un pays, on a envie de le comprendre. Très souvent, des gens venus d'ailleurs connaissent mieux l'histoire du pays d'accueil... Pour prendre racine, il faut comprendre, interroger; il faut aussi aimer. C'est ce qui me permet de dire: je suis québécoise.
Mais il y a aussi mon pays plus vaste, ma citoyenneté plus vaste, qui est canadienne. Est-ce que je deviens moins québécoise parce que j'ai ce sentiment-là? Ça, c'est un truc qui doit être réglé au Québec, ce regard-là qu'ont certains, cette exclusivité de la québécitude dans le nationalisme. Je ne supporte pas une citoyenneté dans un petit enclos. Je suis en Italie, je deviens une Italienne de plus. Je suis en Amérique latine, je deviens une Latino-Américaine. Je suis au Québec, je suis une Québécoise. Et je vis au Canada. Mon pays réel, c'est le Canada. Je ne suis pas indifférente à ce que vivent des citoyens de Terre-Neuve. Je ne considère pas que c'est moins intéressant que ce que vivent des citoyens québécois. Je trouve qu'en ce moment on ne peut pas être sur son quant-à-soi, sur son chacun pour soi, ce n'est pas possible. Bien sûr, il y a des différences, mais autour de soi on peut aussi établir un dialogue. Je n'ai jamais pu me sentir à l'aise dans un sentiment étroit, nationaliste, dans cette pensée unique de l'enfermement. Est-ce légitime d'être québécoise et de penser comme ça? Je pose la question...
Descendante d'esclaves, noire, québécoise, mais citoyenne du monde: prétendez-vous représenter l'homo canadiensis?
- Pas l'homo canadiensis, le monde! Marchez dans la rue, partout, le Canada est un pays qui contient le monde, qui se réinvente au fur et à mesure de l'arrivée d'immigrants qui s'y installent, y mettent de leur couleur, de leur savoir-faire, de leur sensibilité, de leurs préoccupations. Mais, en même temps, qui dit pays dit aussi nécessité d'une certaine cohésion. Autour de quelles valeurs et de quelles institutions se retrouve-t-on? Il y a un certain nombre de choses autour desquelles il est important que le vivre ensemble puisse s'installer.
Les symboles haïtiens sont très présents dans vos armoiries et dans votre discours. Pourquoi?
- Dès ma nomination, j'ai rencontré des spécialistes de l'héraldique qui ont voulu rassembler en quelques symboles l'essentiel de ma vision. Je suis partie d'une chose très émouvante, un cadeau de mon père. Quand l'annonce a été faite de ma nomination, il était au bord de la mer, aux États-Unis. Il pensait beaucoup à moi, en marchant sur la plage, un peu inquiet pour sa fille, heureux aussi, très ému, et il se demandait: que pourrais-je lui rapporter? Et il a trouvé un "dollar de sable". Il sait que je suis très attachée aux coquillages, moi, une insulaire, une fille d'Haïti.
Ce "dollar de sable" [NDLR: oursin plat fossilisé] est un symbole intéressant. D'abord pour sa fragilité: il est tout mince, et il lui a fallu du temps pour se constituer. La rose au milieu, cinq branches rattachées à un même centre, rappelle les cinq doigts d'une main. Je me disais que, dans ce symbole, il y a à la fois l'action et l'unité. De plus, en cette époque de mondialisation, où l'avoir l'emporte souvent sur l'être, il est intéressant de proposer un "dollar de sable", parce que, quand on dit dollar, on pense à la monnaie, à l'avoir.
Lun 15 Mai - 20:58 par mihou