Archéologie des élites haïtiennes - Contre la pensée sclérosée d'une intelligentsia
Guy-Robert Saint-Cyr
«Les intellectuels doivent étudier le passé, non pour s'y complaire mais pour y puiser des leçons ou s'en écarter en connaissance de cause.»
- Cheikh Anta Diop
Les graves crises politiques et économiques qu'a connues la société haïtienne depuis bientôt 20 ans, les violences que subit le pays depuis déjà un an et les inévitables conséquences désastreuses qui en découlent interpellent l'esprit de plusieurs observateurs avisés sur le rôle des élites en Haïti. Car il est inconcevable qu'un pays qui a généré autant de sommités et d'individualités dans maintes disciplines au niveau international puisse être rendu à un degré si bas et si pitoyable à l'échelle des nations, en tout cas selon les critères onusiens du sous-développement.
Vue de l'extérieur, la République d'Haïti paraît toujours au bord de la faillite, toujours à l'article de la mort. Cependant, une fois appréhendée de l'intérieur, quel contraste! On ne peut s'empêcher en toute objectivité d'être frappé par la sclérose de la pensée des élites haïtiennes, par leur refus d'une pensée cohérente et par l'absence d'un discours éclairé sur le progrès et le développement. Et, en cas de coup dur, comme lors des catastrophes naturelles ou des scènes de barbarie humaine, rien n'est prévu, hormis l'espoir d'une intervention étrangère, du reste considérée comme une fatalité historique.
Aux yeux de plusieurs amis étrangers non avisés des réalités du pays, Haïti n'a produit que des tontons macoutes, des cannibales, des boat people et, aujourd'hui, des chimères. Évidemment, face à ces constats peu élogieux et dégradants, les élites et les intellectuels haïtiens crient au racisme, à la xénophobie et au mépris. Mais qu'ont-ils fait concrètement pour renverser ces images dégradantes?
Comme excuses, ils sortent les même rengaines: les séquelles de l'esclavage, la dette de l'indépendance, l'impérialisme européen, l'impérialisme américain, le néolibéralisme, etc. Mais ils semblent ignorer cette leçon pour répéter avec Axelle Kabou que «tout peuple est, en première et en dernière analyse, responsable de l'intégralité de son histoire, sans exclusive».
Bouger
En ce début du XXIe siècle, l'heure n'est plus aux prétextes et à la recherche de boucs émissaires mais à l'action. Comme toute action découle indubitablement de la pensée, il nous faut des penseurs et des intellectuels pour façonner l'avenir de ce pays qui ne cesse d'être la risée du monde.
Au début des années 90, Claude Moïse et Émile Ollivier ont cosigné un ouvrage intitulé Repenser Haïti. À part quelques éclaircissements sur certains événements qui ont marqué la dictature de François Duvalier, l'ouvrage en question n'a rien apporté de neuf dans l'histoire des idées en Haïti. D'ailleurs, auraient-ils pu faire autrement? On ne peut pas repenser quelque chose qui n'a jamais été pensé.
On n'a jamais rien pensé ni même d'ailleurs planifié quoi que ce soit pour ce pays. En tout cas, pas par les élites haïtiennes. En ce sens, les Haïtiens sont probablement parmi les seuls individus au monde à croire que leur développement et leur bien-être peuvent être pris en charge par d'autres personnes que par eux-mêmes.
Ils devraient se réveiller et se rendre à l'évidence: le monde ne fonctionne pas de cette manière. Loin de là. C'est l'ère du vide. On serait tenté d'affirmer, pour pasticher Alain Finkielkraut, que c'est réellement la défaite de la pensée en Haïti.
Appui à des régimes corrompus
Traditionnellement, les intellectuels haïtiens se contentent souvent d'appuyer politiquement les régimes corrompus et sanguinaires, les auréolant ainsi de leur prestige universitaire et professionnel. Ils ne se rendent pas toujours compte qu'ils se font utiliser par des politiciens allergiques à toute forme de pensée critique et constructive.
Ainsi, on a vu des intellectuels de premier plan appuyer la dictature des Duvalier et le régime fasciste d'Aristide. Dans ce cas, on ne peut nullement s'étonner de leurs analyses erronées et souvent tendancieuses des réalités du pays. Ces derniers temps, on a même entendu certains d'entre eux (parmi ceux vivant au Canada) cautionner politiquement cette vague de violence qui déferle sur Port-au-Prince en affirmant sans vergogne qu'il s'agit d'une révolte de classes entre une majorité de pauvres contre une minorité de nantis.
Sans vouloir polémiquer, il n'est peut-être pas superflu de rappeler que ces messieurs ont été des idéologues et même des ministres d'Aristide, qu'ils sont, de ce fait, partie intégrante de la débâcle du pays et donc voués, comme leur chef, aux poubelles de l'histoire. De toute façon, on sait depuis Alexis de Tocqueville «qu'une idée simple mais fausse est plus facile à répandre qu'une idée vraie mais complexe».
L'aile libérale de ce qu'on pourrait considérer (faute de mieux) comme étant la bourgeoisie haïtienne a depuis quelque temps introduit dans le paysage du pays l'idée d'un nouveau contrat social. Là encore, il s'agit d'un concept vide, d'un fourre-tout. Ce n'est pas que l'idée soit mauvaise en soi. C'est qu'elle n'est pas explorée. On n'y retrouve pas des réflexions approfondies sur les institutions politiques, sur les organismes de contrôle, sur l'aménagement du territoire, sur les grands problèmes de santé publique, sur les graves problèmes environnementaux qui menacent le pays, sur la place d'Haïti dans la mondialisation et, bien entendu, sur la problématique des bidonvilles. Bref, on n'y retrouve aucun projet de société fiable et viable pour l'avenir de la nation.
L'avenir?
L'avenir de ce pays dépend d'un changement radical de paradigme. Il incombe à la jeunesse de penser et de façonner la société dans laquelle elle souhaite évoluer. Ces hommes et ces femmes qui ont entre 20 et 45 ans aujourd'hui et qui sont étudiants, qui sont dans l'enseignement, dans le journalisme, dans l'édition et dans les centres de recherche doivent prendre leur destinée en main en disant haut, fort et de manière cohérente ce qu'ils veulent.
Cette jeunesse doit aussi dire non avec conviction à certains maux qui rongent la société. En ce sens, la lutte contre l'impunité doit être un de ses principaux chevaux de bataille. Ceux qui ont commis des crimes de sang et économiques sous les Duvalier et Aristide, qui courent en toute quiétude nos rues ou encore qui vivent paisiblement en Europe et en Amérique du Nord doivent savoir, contrairement à ce qu'ils pourraient penser, que leur passé les poursuivra toujours. Ils doivent savoir que le crime (quelle que soit sa catégorie) ne paie pas et que les décisions judiciaires peuvent être rétroactives. Car il serait trop facile de tuer et de dilapider des fonds publics et penser s'en sortir aussi facilement.
En regard de l'économie et du social, les jeunes doivent avoir une approche progressiste du développement. Il faut qu'ils soient tout simplement des patriotes du développement, ce qui nécessiterait une vision à long terme de la société. De la façon dont la situation se présente actuellement, il serait maladroit et même suicidaire d'espérer quoi que ce soit de la part de nos aînés ou de nos intellectuels. Ces derniers sont manifestement fatigués, déphasés et même dépassés par leur mission historique.
L'avenir d'Haïti dépend aussi d'une véritable bourgeoisie nationale, dans le sens, bien entendu, où l'entendait l'économiste marxiste haïtien Alix Lamaute. Autrement dit, une bourgeoisie qui saurait que sa sécurité, sa survie et son prestige dépendent du bien-être généralisé de la population.
S'il y a quelque chose de positif qui peut sortir de ce chaos qu'on connaît actuellement, c'est qu'il y a dorénavant urgence de réfléchir et de penser sérieusement à l'avenir du pays. La misère et la violence ne sont pas des fatalités pour nous. Après 200 ans d'indépendance, après des décennies de dictature et de violence politiques, l'heure a sonné de finalement penser ce pays et de dénoncer sans équivoque l'insoutenable légèreté historique de nos intellectuels ainsi que celle de nos élites.
Guy-Robert Saint-Cyr : Montréal