Immigration : entre obligations morales et contingence politique
François de Lacoste Lareymondie*
Quelle est l'affaire gravissime qui dresse "les évêques contre le gouvernement" [1], qui mobilise la vigilance enflammée de dizaine d'associations et mouvements chrétiens, qui motive un échange public de lettres entre le ministre de l'Intérieur et les autorités religieuses du pays ?
À nouveau un projet de loi sur l'immigration, à nouveau contre un gouvernement de droite, comme il y a dix ans… Ce projet marquerait-il un virage brutal, prévoirait-il des mesures liberticides et attentatoires aux droits humains d'une violence telle qu'il faille lui faire barrage de toute l'autorité épiscopale ? À première vue, pourtant, il semble davantage s'inscrire dans la continuité d'une politique qui, depuis maintenant plus de quinze ans, après les naïvetés déraisonnables des années quatre-vingt, s'efforce au contraire de frayer une voie étroite sur un terrain semé d'embûches.
La première de ces embûches n'est pas la moindre : la sensibilité de l'opinion a atteint un degré tel qu'il semble désormais impossible à quiconque, fût-ce à de hautes autorités morales inspirées par les meilleures intentions, d'échapper à des oppositions de principe et aux clivages partisans les plus sommaires. Au lieu d'ouvrir un procès d'intention et de camper sur une attitude purement moralisatrice, la sagesse n'aurait-elle pas dû leur commander d'examiner factuellement le projet, de le confronter aux données réelles dans leur globalité, et de consulter les experts de façon moins unilatérale ? On verra qu'alors la réponse n'aurait sans doute pas été aussi tranchée.
I- L'enseignement de l'Église : un équilibre de droits et de devoirs
Il est utile de commencer par préciser à quel niveau se situent les obligations morales auxquelles on se réfère. On évoque le "droit de l'étranger", et plus encore le "devoir d'accueil" érigé en principe directeur de l'action publique dans le domaine de l'immigration. Dans son enseignement cependant, l'Église a toujours fait coexister les droits et obligations corrélatifs de parties prenantes, dans une combinaison très éloignée du manichéisme entendu. De ces droits et obligations, le paragraphe 2241 du Catéchisme de l'Église catholique donne un résumé substantiel et clair :
"Les nations les mieux pourvues sont tenues d'accueillir autant que faire se peut l'étranger en quête de sécurité et des ressources vitales qu'il ne peut trouver dans son pays d'origine. Les autorités politiques peuvent, en vue du bien commun dont elles ont la charge, subordonner l'exercice du droit d'immigration à diverses conditions juridiques, notamment au respect des devoirs des migrants à l'égard du pays d'adoption. L'immigré est tenu de respecter avec reconnaissance le patrimoine matériel et spirituel de son pays d'accueil, d'obéir à ses lois et de contribuer à ses charges."
Ce paragraphe se trouve dans la deuxième section de la troisième partie, consacrée aux dix commandements ; il est précisément rattaché au quatrième commandement - "Honore ton père et ta mère" - au sein du chapitre sur l'amour du prochain ; et il fait partie de la série de prescriptions qui concernent les "devoirs du citoyen". Il est ainsi situé dans une perspective précise.
Le droit personnel de migrer, dérivé du droit d'aller et de venir, n'est pas absolu et ne confère certainement pas celui de s'installer n'importe où selon son bon plaisir et en violation des lois du pays où l'on se rend. Il est même clairement assorti d'une triple obligation (respect de la loi, respect du patrimoine et contribution aux charges du pays d'accueil) dont l'exécution est susceptible, a contrario, de conditionner l'exercice. À cet égard, n'est pas sans pertinence la distinction à faire entre l'émigré, qui part de son plein gré quelles que soient ses raisons, et l'exilé, auquel on peut assimiler le véritable réfugié politique, qui est chassé de son pays contre sa volonté ; le fait que les motivations du premier puissent être fortes ne change pas la différence de statut moral, conférant au second un droit plus grand à être accueilli là où il trouve refuge. Aussi ne devrait-on pas mêler les deux statuts dans un même débat ; mais l'usage souvent abusif de celui de réfugié pour habiller une émigration "économique" n'a pas contribué à clarifier les choses.
L'obligation d'accueil s'adresse d'abord à chacun d'entre nous, là où il habite et envers les étrangers qu'il côtoie, pour être pratiquée de façon concrète, avant que de constituer le principe directeur d'une politique publique ; c'est le sens que revêtent les documents pastoraux émis par le magistère sur ce sujet. L'accent qu'ils comportent sur cette dimension s'explique tout simplement par le fait qu'ils s'adressent en priorité aux communautés ecclésiales des pays d'accueil [2]. Mais faire bon accueil à l'étranger qui est là ne préjuge ni de son droit antérieur à s'installer, ni des conditions qui pourraient lui être imposées à juste titre : les trois choses ne se situent pas sur le même plan.
Quant à l'État enfin, lorsqu'il encadre l'immigration, s'il ne doit pas attenter aux droits fondamentaux de la personne humaine ni soumettre le candidat à des tracas humiliants ou indûment discriminatoires, il a également le devoir de veiller à ce que ce même candidat ait une chance raisonnable de s'intégrer dans la communauté nationale par son travail et par sa capacité à participer à la vie commune ; et ceci, tant du point de vue de l'intéressé que de celui de la société dont il doit apprécier la capacité à s'ouvrir dans de bonnes conditions. De plus, il n'a pas moins l'obligation de prévenir par des dispositifs préventifs adéquats, puis de réprimer si nécessaire, les abus ou les trafics auxquels les mouvements migratoires peuvent donner lieu. À ce dernier titre, il ne lui est donc pas interdit de limiter l'usage de certains droits afin de s'assurer qu'ils ne seront pas détournés de leur finalité propre et ne s'exerceront pas au détriment de la communauté tout entière, et par conséquent des immigrés eux-mêmes.
II- Le projet de loi Sarkozy : jusqu'où rechercher une meilleure cohérence juridique et politique ?
Examinées à la lumière de cet enseignement, les mesures envisagées ne sont pas aussi inacceptables qu'on a voulu le dire. Qu'on en juge sur pièces ! Les principales d'entre elles, celles qui soulèvent les critiques les plus virulentes, sont au nombre de sept [3].
1/ Tout d'abord, un visa de long séjour, délivré par le consulat de France implanté dans le pays d'origine du migrant avant son départ, sera indispensable pour la délivrance ultérieure d'une carte de séjour temporaire ; et les migrants devront souscrire un contrat d'accueil et d'intégration, assorti en contrepartie d'une formation linguistique et civique.
Est-il contraire à la morale de demander une autorisation avant d'entrer chez quelqu'un et de s'engager à y vivre selon les règles communes, ou a-t-on le droit de forcer sa porte ? Ce régime de visa préalable a pour but d'empêcher le candidat ayant pénétré sur le territoire grâce à un visa touristique mais avec l'intention de rester sur place, d'obtenir une carte de séjour sans retourner préalablement dans son pays. Est-il répréhensible de demander à quelqu'un de ne pas tricher sur ses intentions véritables avant de pénétrer en France ? À toutes fins utiles, signalons que le régime du visa préalable n'est pas totalement inédit puisqu'il figure déjà dans l'accord franco-algérien de 1968…
2/ Ensuite, l'octroi d'une carte de résident de dix ans, la plus longue durée de la panoplie disponible, sera subordonné à trois conditions : l'engagement de respecter les principes qui régissent la République française, la vérification de leur respect effectif par l'intéressé, et une connaissance suffisante de notre langue.
Où est le crime, sachant qu'une telle carte est synonyme d'un séjour tendant vers un caractère définitif et que les conditions posées sont en rapport direct avec ce caractère ?
3/ Le regroupement familial sera conditionné par la régularité de l'entrée de la famille sur le territoire et donc par l'obtention préalable d'un visa ; lequel visa sera délivré d'une part après que l'immigrant initial lui-même aura effectué un séjour minimal et régulier de dix-huit mois, d'autre part dans la mesure où il se sera conformé aux principes régissant la République, et enfin au vu des ressources tirées de son activité professionnelle et non des allocations d'assistance.
Le regroupement familial n'est donc pas empêché, contrairement à ce que l'on a entendu dire. Mais comme l'immigration change de nature quand la famille suit et que l'installation a toutes chances de devenir alors définitive, est-il aberrant de s'assurer que l'immigrant initial a lui-même commencé de s'intégrer et qu'il est en mesure d'assumer son tout premier devoir vis-à-vis de sa famille, lequel consiste à subvenir à ses besoins autrement que par des aides publiques ? Moins exigeantes à cet égard pourraient être les conditions imposées à un réfugié qui, en tant qu'exilé et pour les raisons indiquées plus haut, dispose d'un véritable droit à faire venir ses proches.
4/ Le conjoint immigré d'un français ne recevra une carte de résident de dix ans qu'après trois ans de mariage et de vie commune, à condition qu'il fasse preuve d'une intégration minimale par une connaissance suffisante de la langue française ; et l'octroi de la nationalité française nécessitera quatre ans de vie commune, au lieu de deux. La multiplication des mariages entre un immigré et un français par plus de trois en sept ans (15.000 en 1997, 50.000 en 2004), dans une société dont la mixité n'est pas la première caractéristique et où le mariage connaît une défaveur accélérée, n'est évidemment pas fortuite : sans qu'il soit possible de les chiffrer, cette augmentation suggère une proportion croissante de mariages de complaisance dont l'unique finalité, souvent rémunérée, est la légitimation du séjour en France ou la naturalisation.
Dès lors qu'un chrétien ne saurait laisser se galvauder l'institution du mariage, et que pour lui l'indissolubilité du lien matrimonial devrait aller de soi, a-t-il une raison quelconque de s'offusquer de cette exigence renforcée qui pénalisera les fraudeurs mais non les conjoints de bonne foi ?
5/ Sera supprimée la disposition qui permet à un étranger en situation irrégulière depuis plus de dix ans de recevoir automatiquement une carte de séjour. Cette procédure de régularisation bénéficie à environ 3.000 personnes par an. Vu le nombre des titres de séjour et celui des clandestins [4], on pourrait trouver la mesure disproportionnée. Cependant, au-delà de tout bon sentiment, réfléchissons un instant sur ses effets concrets : connue de tous et sans équivalent ailleurs, elle ne peut qu'encourager les immigrants illégaux à se rendre puis à se maintenir en France, quitte à y vivre dans des conditions très incertaines : n'est-elle pas en réalité l'une des sources, et non la conséquence, de cette précarité dont souffrent nombre d'immigrés ? Elle a le même effet, notoire et répété, que les annonces de régularisations massives dont l'Espagne après la France vient de faire l'expérience, à ceci près que l'effet est devenu permanent.
Quant à se situer au plan des principes, pareille procédure de régularisation n'est-elle pas contradictoire avec l'engagement demandé à l'immigrant de respecter la loi, et ne constitue-t-elle pas une récompense indue à sa violation prolongée ? Avant d'en contester la suppression, essayons d'en imaginer la transposition dans d'autres domaines [5] !
6/ Les refus de titres de séjour, les refus de renouvellement et les retraits seront désormais assortis non plus d'une simple invitation dépourvue de force juridique, mais d'une obligation de quitter le territoire qui pourra être exécutée un mois après sa notification si le recours intenté pendant ce délai devant les juridictions compétentes est lui-même rejeté [6]. Il s'agit de faire cesser un imbroglio juridique dont personne ne sait sortir et qui est une machine à fabriquer des clandestins. Aujourd'hui, la décision de refus de titre de séjour et celle de reconduite à la frontière sont distinctes ; elles ne sont pas prises en même temps et suivent des procédures différentes [7]. Il arrive donc très souvent que le candidat débouté passe dans la clandestinité avant d'être l'objet d'une décision de reconduite à la frontière, ou que l'une soit annulée mais pas l'autre au terme de deux procédures de recours parallèles, etc. Qu'il ait fallu aussi longtemps pour introduire un peu de cohérence est surprenant.
En tout cas, qui peut contester le bien fondé d'une logique en vertu de laquelle un refus ou un retrait de titre de séjour doit se traduire par le départ de l'impétrant ? Si le refus est justifié, où est le mal de l'exécuter de force si nécessaire ? Encore convient-il de préciser que les décisions en cause ne sont pas arbitraires, qu'elles peuvent faire l'objet d'un recours devant le juge administratif, que ce recours est suspensif, qu'il est en général jugé rapidement et qu'il comporte toutes les garanties de droit. Qu'il y ait désormais un dispositif unique constitue à l'évidence un progrès pour tout le monde, y compris pour les immigrés qui ne se trouveront plus en porte-à-faux, à l'exception peut-être des procéduriers récalcitrants et de ceux qui les assistent…
Lun 8 Mai - 18:30 par Tite Prout