EVO MORALES
24 heures chrono avec Evo Morales L'ancien syndicaliste, élu en
décembre à la tête de la Bolivie, jongle avec les obligations d'un président en
son palais et son attachement à un mode de vie modeste.
par Mercedes IBAIBARRIAGA
QUOTIDIEN : mardi 13 juin 2006
La Paz correspondance
Les lumières de l'appartement s'allument à 4 h 30 du matin. Evo Morales
s'éveille dans une chambre de 6 m2. Autour de lui, quelques posters du MAS
(Mouvement vers le socialisme), le parti avec lequel il gouverne la Bolivie
depuis le 18 décembre 2005, un téléviseur, une armoire, un ordinateur et une
chaise. Nous sommes à la fin du mois d'avril 2006. Cette nuit-là, le Président a
dormi dans l'appartement de 36 m2 qu'il a loué avec d'autres camarades lorsqu'il
était dirigeant syndical. Morales n'a pas envie de délaisser complètement ce
qu'il appelle encore «mon petit chez moi». C'est ici qu'il a passé les pires
moments, lorsqu'il a été expulsé de la Chambre des députés. C'est ici qu'il a
élaboré sa campagne électorale, fondée sur la nationalisation du gaz et du
pétrole boliviens.
C'est ici aussi, le jour de son investiture, qu'il a reçu la visite de Ricardo
Lagos. Le président du Chili est monté par les vieux escaliers en bois du
bâtiment, il a vu les murs fissurés, l'ampoule qui pendouille à un fil
électrique sur le palier. Morales lui a fait traverser la cuisine, seule manière
d'atteindre la table de la salle à manger, couverte d'une nappe synthétique,
autour de laquelle ils ont discuté. Quelques heures auparavant, un diplomate
américain était venu le féliciter pour sa victoire ­ dans cette même salle à
manger où il nous reçoit après avoir fait son lit. Cette journée est cruciale. A
l'heure où, au Brésil, le président de Petrobras (la compagnie pétrolière
publique brésilienne) dort encore, où en Espagne et en France les dirigeants de
Repsol YPF et de Total petit-déjeunent, Evo Morales se prépare à mettre la
dernière touche au décret de nationalisation des compagnies étrangères du
secteur des hydrocarbures. L'équipe de sécurité du Président
lutte contre le sommeil et les cernes. «Le chef» est tuant. L'agenda débute à 5
heures du matin et personne ne sait quand la journée se termine. «Allons-y, on
va arriver en retard au palais.»
«Je me sentais prisonnier»
A la porte du pauvre bâtiment attend une BMW de couleur noire. Salut martial.
Evo Morales raconte que, les jours qui ont suivi son investiture, il n'a même
pas mis les pieds dans la résidence officielle. Après avoir prêté serment sur la
Constitution, le poing levé, devant dix chefs d'Etat et le prince des Asturies
(l'héritier du trône espagnol) ­ un record d'affluence à une investiture en
Bolivie ­, il est rentré dans son petit appartement. «Avec tout ce barouf ce
jour-là, raconte Hugo, un de ses colocataires, je n'avais même pas pu le
féliciter. Je l'ai embrassé dans la cuisine quand il est rentré.»
La BMW glisse dans les rues désertes de La Paz. «Je n'ai pas eu d'autre choix
que de m'installer à la résidence officielle, dit Evo Morales, mais j'aime aller
dormir une ou deux fois par semaine dans mon petit chez moi. Au début, je me
sentais prisonnier, la résidence m'asphyxiait, toute cette sécurité et ces
militaires me faisaient peur. J'ai demandé au vice-président, au président du
Congrès et à celui de la Chambre des députés de venir s'installer avec moi. Seul
Santos Ramirez ­ ancien sénateur du MAS et maintenant président de la
Chambre ­ a accepté.» Les portes du palais s'ouvrent. Le bataillon des
Colorados présente les armes ­ des épées. Vingt soldats en veste rouge face
au syndicaliste en veste de cuir qui s'est donné pour but de sortir de la
pauvreté 65 % de la population du pays. Morales a fait passer le salaire minimum
de 44 à 55 euros mensuels. Il a baissé son propre salaire de 57 % et de moitié
celui des ministres. Il gagne 1 473 euros.
«Bonjour, monsieur le Président ! Rapport de la garde : tout est calme !» Evo
Morales fonce vers l'ascenseur, un vieux joyau anglais de fer forgé qui mène au
troisième étage. Nous entrons dans une antichambre. Il est 5 h 15. Le président
répond au premier appel sur le portable : «D'accord, mon frère, sur le sujet du
logement, parle à Bolaños.»
En attendant la réunion avec les responsables de la nationalisation des
hydrocarbures, Morales raconte, survolté, le match de foot qu'il a remporté la
veille au soir. L'équipe du Président a flanqué une correction à une équipe de
journalistes. «9 à 3 ! Les deux premiers buts, c'est moi qui ai fait la passe,
des jolis buts. Et les deux suivants c'est moi qui les ai mis.» Morales dément
qu'on ait pu le laisser gagner : «C'est ce que me disait Alvaro [García Linera,
le vice-président], que je mettais des buts par décret ! Jusqu'à ce qu'il vienne
à un match d'où je suis sorti plein de bleus. Ça l'a convaincu.»
Une «pollera» au palais
Le ministre des Hydrocarbures, Andrés Solíz Rada, un historique de la lutte
pour la récupération par l'Etat du gaz et du pétrole boliviens, sort un dossier
de sa mallette. Le serveur Jacinto Ramos traverse les salons, distribue des
petits déjeuners comme il le fait depuis les temps du dictateur Banzer
(1971-1978). A l'époque, il était impensable de voir une Indienne passer dans
ces couloirs avec ses sandales, sa pollera (large jupe traditionnelle), son
chapeau de paille. Et là, souriante, traverse une dirigeante syndicale. «Je
viens demander audience au compagnon Evo. Jamais nous n'aurions pensé qu'il
deviendrait président, et voilà...»
Arrive maintenant un homme à casquette. Il nous demande si on veut se faire
cirer les chaussures. Ici ? «Bien sûr, je suis le cireur de chaussures du
palais.» Il y a trois ans, l'homme a demandé la permission à la garde pour aller
cirer les chaussures présidentielles. Comme personne n'avait eu l'idée
auparavant, il a obtenu l'exclusivité... «Celui qui faisait le plus souvent
appel à moi, c'était Carlos Mesa [octobre 2003-juin 2005, ndlr]. Evo se fait
moins cirer les chaussures que ses prédécesseurs, il n'a pas le temps. Pendant
un an, j'ai ciré les chaussures de Carlos Mesa gratis, puis je me suis plaint à
la secrétaire et ils m'ont payé 20 pesos (2 euros) par mois. Morales ne m'a
appelé que deux fois, mais à chaque fois il m'a donné 10 pesos.»
Le Président entre et sort des salons. Réunion avec le haut commandement
policier. Avec l'Association nationale des sous-officiers. Avec les responsables
de l'Eglise méthodiste, qui apportent un gâteau au citron, une écharpe de laine
tricotée à la main et qui, au passage, décorent d'une médaille Evo Morales. Les
enfants du collège Eden courent à travers le palais. Evo Morales va les saluer,
avec sa nouvelle écharpe et sa médaille. «Il est comme à la télé !» crient les
gamins.
Des chiffres et des lettres
13 heures, déjeuner. Une demi-heure plus tard, il faut partir pour l'aéroport
militaire. Dans les rues, les gens s'écartent. Par les vitres baissées, les
gardes du corps sortent leurs Browning. Les crans de sûreté ont été libérés. Six
pistolets, quatre pistolets-mitrailleurs M10 et deux carabines Mossberg
composent l'arsenal du véhicule. «Nous mélangeons des techniques de sécurité
israéliennes, mexicaines et américaines, expliquera le lieutenant-colonel Jorge
Sarabia, pour éviter embuscades, attentats à l'explosif et francs-tireurs.»
Les hommes de la garde utilisent des chiffres et des lettres pour identifier
le Président et les membres de l'équipe. Chaque semaine, ces codes et les
fréquences radio sont changés. Sur les dix-sept kilomètres qui mènent à
l'aéroport, entre 60 et 100 agents sont mobilisés. Derrière notre caravane suit
un minibus aux vitres teintées qui contient encore 6 fusils d'assaut SA-80
anglais ; l'équipe tactique antiembuscades est camouflée dans des taxis et des
minibus banalisés. D'autres agents surveillent les ponts ou les carrefours à
risque. Morales est convaincu qu'il existe un complot contre lui. «A cette
conspiration participent une partie de l'oligarchie et certaines multinationales
pétrolières. Nous avons des informations des services de renseignements et des
forces armées.» Inquiet ? «Non, ça me renforce. Ce n'est pas simple de changer
les choses. Je rêve d'égalité et de justice, je veux une Bolivie digne,
décolonisée, souveraine et qui fonde sa récupération économique
sur l'exploitation des ressources naturelles dont elle a été spoliée.»
«Ça nous a coûté du sang et des deuils»
A l'aéroport militaire attend le petit jet américain Sabre Liner que le
dictateur Hugo Banzer avait acheté en 1976. La présidence bolivienne n'a pas
d'avion capable de traverser les océans. Mais, avec le jet de six places,
Morales peut parcourir les Amériques, avec une escale technique toutes les deux
heures et demie pour faire le plein d'essence. Nous volons vers Chimoré, dans le
Chaparé, la région tropicale et de feuilles de coca où Morales a commencé sa
lutte syndicale. Là, en 1989, lors d'un rassemblement en hommage à des paysans
cocaleros tués par l'armée, Morales avait été laissé pour mort après avoir été
battu par des unités policières, dont la Force spéciale de lutte contre le
trafic de drogue, financée par les Etats-Unis. Il avait aussi été détenu à
Chimoré: «Regarde, dans cet aéroport, des installations étaient prévues pour me
détenir. Aujourd'hui, on m'y rend les honneurs.»
Le Président va assister à la remise de diplômes de 67 policiers antinarcos
aux côtés du directeur de l'agence antidrogues américaine, William Francisco.
Durant la cérémonie, il promet d'identifier les «capos» de la drogue et de leur
appliquer la loi. William Francisco approuve avec enthousiasme.
De nouveau dans le jet, vers l'inauguration de la Foire internationale de
Cochabamba. Evo Morales demande son avis à Alex Contreras, son porte-parole, qui
travaille sur un ordinateur portable décoré d'autocollants de Che Guevara : «Tu
as aimé mon intervention ?» Morales improvise tous ses discours. Il fait nuit,
le Président fait le point sur la situation bolivienne. Il a entamé une croisade
contre l'analphabétisme, un des plus graves problèmes du pays. Les statistiques
sont vagues : entre 12 et 20 % de la population serait analphabète. «Je n'ai pas
de pouvoir, assure-t-il. Si je suis à la présidence, c'est grâce aux efforts des
camarades et des mouvements sociaux. Ce sont eux, le pouvoir. Ce sont eux qui
m'ont emmené jusqu'au palais, et ça nous a coûté du sang et des deuils. Les
journées n'ont pas assez d'heures parce que tout est à faire.»
21 heures : nouveau décollage, retour à La Paz. Le président s'endort. 22
heures, arrivée au palais. Morales se réunit avec des élus du département de
Tarija (à l'Est), le plus riche en gaz et en pétrole. A 4 heures du matin, il
doit monter dans l'avion que lui a prêté le président vénézuélien Hugo Chávez
pour aller à Cuba et s'associer à l'Alba (1). Il n'aura pas le temps de se
changer. La journée a duré exactement vingt-quatre heures.
photos Christian Lombardi
(1) Alternative bolivarienne pour les Amériques, projet de coopération qui
associe Cuba et le Venezuela contre les accords de libre-échange signés entre
les Etats-Unis et des pays du sous-continent