nstitutions et développement:
Infrastructures, Corruption, Aide Étrangère
Par Beatrice Weder
Jusqu'à il y a 10 ans environ, les mots de "gouvernance", "institutions" et "corruption" n'avaient pas leur place dans le discours international sur le développement. Aujourd'hui, il est rare de trouver une étude sur la stratégie du développement qui ne soulignerait pas l'importance des institutions, ou un discours par le Président de la Banque mondiale qui ne mentionnerait pas la corruption.
Au cours des années 70 et 80, le débat académique sur les institutions et le développement tournait autour d'une controverse : lequel des systèmes démocratique ou autoritaire serait plus favorable au développement ? Mais les études empiriques les plus récentes ont montré que, sur le plan de la croissance économique, le système autoritaire a enregistré des échecs et des succès et qu'il en est de même pour les pays qui ont organisé régulièrement des élections. Au cours des années 90, le débat s'est orienté davantage sur l'infrastructure institutionnelle des pays, en faisant valoir que les règles officielles et non officielles qui régissent l'interdépendance des secteurs public et privé et la structure d'incitation au sein du secteur public sont aussi importantes pour le développement que l'infrastructure physique. Ce nouveau consensus a été étayé par de solides preuves empiriques qui ont montré les effets négatifs d'une infrastructure institutionnelle dysfonctionnelle (primauté du droit peu respectée, manque de crédibilité et corruption) sur l'investissement et la croissance.
On a longtemps laissé entendre, que ce soit au niveau politique ou au niveau de l'enseignement supérieur, que la corruption pourrait avoir un effet positif sur l'activité économique puisqu'elle huilerait les rouages des mécanismes gouvernementaux. Par exemple : au lieu d'attendre son tour dans une file, la personne dont le temps serait le plus précieux offrirait peut-être le plus gros pot-de-vin et serait donc aidée en premier.
Cet argument comporte toutefois une faiblesse majeure, car l'efficacité de la machine administrative n'est pas un don de Dieu, déterminé de manière exogène. Les règles et leur interprétation sont faites par les mêmes agents qui peuvent profiter de ces pots-de-vin.
Des règles lourdes et non transparentes leur permettront de collecter des paiements plus élevés de la part de leurs clients les plus impatients. Si le niveau de répression est endogène au niveau des paiements de corruption potentiels, alors l'argument du "huilage des rouages du gouvernement" ne tient plus et il ne reste plus que les effets négatifs des paiements de corruption.
Le regain d'intérêt dans la corruption dans les années 90 s'explique en partie par ses effets néfastes sur la performace économique, établie de manière claire dans les études empiriques. Du point de vue du secteur privé, payer des pots-de-vin au lieu des impôts génère davantage d'incertitudes. L'entreprise sera sujette à de nouvelles demandes dès qu'elle aura accepté de verser un premier dessous-de-table. Moins le processus de collecte des dessous-de-table sera organisé, plus l'arbitraire sera grand. On peut en théorie soutenir que le type de corruption qui favorise de vastes incertitudes est plus dommageable que la corruption bien organisée qui s'apparente davantage à un coût de transaction.
Examinons maitenant l'aide étrangère. Les études menées sur son efficacité confirment ce que d'autres études académiques avaient découvert et ce dont se doutaient depuis longtemps ceux qui la mettaient en pratique : dans l'ensemble, on ne peut pas prouver que l'aide étrangère a aidé le développement économique ou amélioré de manière significative les indicateurs de la qualité de vie. En d'autres termes, il y a eu autant d'échecs que de succès. Pour tenter d'assurer l'efficacité de leur programmes d'aide, les donateurs ont par exemple soigneusement sélectionné les projets et surveillé leur mise en œuvre. La "fongibilité" met à mal cette stratégie. La "fongibilité" signifie en gros qu'"un dollar est un dollar" et que les gouvernements peuvent ajuster leur propres dépenses en tenant compte des flux étrangers. Par exemple, si un donateur finance un programme d'éducation, le gouvernement peut diminuer les ressources qu'il avait prévues pour l'éducation et affecter ailleurs les fonds libérés. Pour prendre un cas extrême, il peut décider d'augmenter les dépenses militaires. L'effet de cette aide à l'éducation ne doit donc pas être mesurée seulement en termes d'avantages pour l'éducation, il faut également tenir compte des effets qu'elle a entraînés pour d'autres dépenses.
Bien sûr, la "fongibilité" n'offre aucune indication sur la qualité des projets. Un projet d'éducation soutenu et surveillé par un donateur étranger peut être plus ou moins efficace que celui lancé à l'initiative des autorités locales. La "fongibilité" implique toutefois qu'il peut être futile d'isoler des projets et de viser des secteurs spécifiques. Dans un pays où la politique gouvernementale d'ensemble n'est pas favorable au développement, cibler les secteurs n'améliorera pas l'efficacité de l'aide.
Les politiques de développement ont bien marché, et l'aide étrangère a été très efficace dans un sous-groupe de pays, ceux qui ont adopté de bonnes politiques économiques pour améliorer leur infrastructure institutionnelle. La stabilité de l'environnement macroéconomique, l'ouverture des régimes commerciaux et la protection des droits à la propriété, ainsi que l'efficacité des bureaucraties, peuvent fournir l'éducation, la santé et, finalement, une plus forte croissance économique. Dans les pays dont la gestion est saine, une augmentation de 1% de l'aide étrangère se traduit par une augmentation soutenue de la croissance de 0,5 % du produit interieur brut (PIB), une augmentation des investissements privés de 1,9% dans le PIB et une diminution de la pauvreté de 1%. Les pays donateurs et les organisations internationales affirment que leurs politiques d'aide sont conçues pour être sélectives et favoriser la "bonne gouvernance". Ceux qui les critiquent maintiennent que contrairement aux intentions plus ou moins sincères des donateurs, les gouvernements corrompus reçoivent tout autant d'aide que ceux qui sont moins corrompus ; l'aide financière touche rarement ceux qui en ont vraiment besoin dans les pays en développement, mais elle est gaspillée dans une consommation publique inefficace. Nombre d'experts vont encore plus loin : non seulement les régimes corrumpus bénéficient des flux d'aide étrangere, disent-ils, mais encore l'aide étrangère encourage en fait la corruption en augmentant les ressources pour lesquelles les groupes d'intérêt et les factions vont se battre. Mais en pratique, les donateurs ont tendance à donner davantage à leurs alliés politiques : anciennes colonies, pays qui soutiennent les votes du donateur aux Nations Unies, démocraties et pays importants sur un plan stratégique. Les pays où la corruption est importante ont souvent reçu plus d'aide que ceux où elle est faible. L'aide au développement dispensée par des organismes multilatéraux a été plus efficace que celle fournie par les donateurs bilatéraux.
Les conclusions selon lesquelles une infrastructure institutionnelle saine est fondamentale pour le développement, alors que l'aide étrangère ne marchera que dans un pays doté d'une infrastructure institutionnelle saine semblent faire surgir un certain paradoxe. Cela semble impliquer que certains pays se retrouvent pris dans un "piège de développement institutionnel". Une solution possible consisterait à fournir une aide dispensée sous la forme de connaissance et de construction explicite des institutions plutôt que sous une forme financière. En fait, c'est là une des leçons que la Banque mondiale tire de son exercice d'évaluation globale de l'aide : dans les pays dotés d'une gestion saine, apporter de l'argent ; dans ceux où la gestion est mauvaise, diffuser les connaissances et les informations.
Malheureusement, les décisions des donateurs bilatéraux obéissent le plus souvent à leurs propres intérêts. Il s'ensuit que les organisations multilatérales sont mieux placées pour diriger l'ordre du jour du développement ; dans l'idéal, un organisme multilatéral affecterait la plus grande partie de l'assistance, ou en tout cas coordonnerait la plupart des initiatives des donateurs de façon à ce que l'aide soit allouée aux pays où elle joue un rôle efficace. Cela représente peut-être un défi formidable pour les Nations Unies. Mais un défi qui vaut vraiment la peine d'être relevé.
http://www.un.org/french/pubs/chronique/2000/numero1/0100p88.htm