Problèmes économiques
Même lorsque les paysans obtiennent des terres, la technologie et l’infrastructure telle que des routes d’accès et des crédits, il leur faut encore affronter un autre obstacle : trouver un débouché pour leurs productions agricoles. Bien que le gouvernement ait mis sur pied la CAV, il n’y a aucune garantie qu’elle achètera ou vendra les produits. Le Venezuela a historiquement dû affronter ce problème : la domination de l’industrie pétrolière dans le pays, à cause des grandes entrées de devises étrangères qu’elle engendre, a eu tendance à conduire à une baisse du prix des importations et en même temps à grever d’un manque de compétitivité la production nationale. A moins que le gouvernement vénézuélien ne subventionne sa production agricole ou ne la protège contre les importations, il est peu probable que celle-ci puisse être vendue à des prix corrects tant sur le marché interne que sur le marché international.
Cette « maladie hollandaise » économique est précisément ce qui a provoqué le déclin de l’agriculture vénézuélienne jusqu’à un niveau équivalent à 5% du PIB en 1998. Il semble qu’aucun gouvernement, pas même celui de Chávez, n’ait trouvé de remède à ce problème. En dépit de ses efforts pour diversifier l’économie en octroyant des crédits à de petites et moyennes industries, en leur accordant la primauté dans les programmes d’achat du gouvernement (qui sont relativement nombreux), et en les aidant avec une série d’autres mesures, aucune de ces mesures ne s’attaque au fond du problème, qui est que les prix de la production au Venezuela sont trop élevés, en raison des énormes revenus de l’industrie pétrolière qui surévaluent la monnaie vénézuélienne. Le récent boom des prix du pétrole - le quadruplement des prix pendant la présidence de Chávez (de 10 USD le baril de brut en 1998 à 40 USD en 2005) - n’a fait qu’exacerber le problème.
Le contrôle des changes du gouvernement qui maintient la monnaie à un niveau assez élevé et stable en même temps qu’il restreint la fuite des capitaux, exacerbe le problème de la « maladie hollandaise » puisqu’il rend les importations relativement bon marché (en contrôlant aussi l’inflation) et les exportations relativement coûteuses. Le contrôle des changes cependant apparaît nécessaire pour contrôler l’inflation et la fuite de capitaux. Le gouvernement Chávez a cependant dit publiquement que la plupart de la production agricole devrait être tournée vers l’alimentation du marché interne afin que le Venezuela devienne autosuffisant et jouisse donc de la souveraineté alimentaire, un objectif qu’il est encore très loin d’atteindre, puisqu’il importe 75% de tous les aliments qu’il consomme. Cela peut donc avoir un sens si l’objectif est de s’assurer que les Vénézuéliens consomment les aliments produits au niveau national lorsque ceux-ci sont disponibles, par l’imposition de taxes sur les produits importés compétitifs. Jusqu’à présent cependant, il n’est pas clair que le gouvernement poursuive une telle stratégie.
Le mouvement paysan international, La Via Campesina, qui conseille le gouvernement Chávez, a proposé que ce dernier diminue progressivement les importations d’aliments à un taux de 5 à 10% par an avec le développement concomitant d’un plan concerté avec les organisations paysannes pour que celles-ci bénéficient de terres, de crédits, et d’autres services dont elles ont besoin pour réduire chaque année le déficit.
Perspectives de la réforme agraire
La réforme agraire du gouvernement poursuit principalement deux objectifs : d’une part, la création d’une plus grande justice sociale et, d’autre part, le développement de l’autosuffisance alimentaire du Venezuela. Alors que le programme souffre d’une série de problèmes, comme nous venons de le voir, il a néanmoins à son actif un certain nombre de réussites depuis le début de sa mise en application.
Par rapport au premier objectif qui est la création d’une plus grande justice sociale, plus de 130.000 familles ont bénéficié de la réforme agraire depuis le début du programme il y a deux ans, ce qui représente un nombre significatif de bénéficiaires si l’on compare avec les expériences antérieures de réforme agraire au Venezuela et dans d’autres pays. Quant au fait de savoir si ces nouveaux propriétaires (ou locataires, puisque la plupart n’ont que des titres d’utilisation en attendant le dénouement juridique) vont réussir à la fin, cela reste à voir. Cela va largement dépendre des restrictions de la part du gouvernement de l’importation de produits alimentaires, des subventions à la production nationale, de l’action conjointe de l’Institut de développement rural (INDER) et de la Corporation agraire vénézuélienne (CAV) et du soutien dans la durée apporté aux nouveaux fermiers. Cet appui sera très certainement nécessaire à la lumière des difficultés économiques rencontrées pour maintenir sa production agricole par un pays producteur de pétrole comme le Venezuela.
Pour ce qui est du second objectif, celui qui concerne l’autosuffisance en matière de consommation alimentaire ou la mise en pratique de la « souveraineté alimentaire », l’avance ne peut être mesurée ici de la même manière que pour le premier objectif mais, certains progrès ont été réalisés cependant. En partie grâce à la réforme agraire et en partie grâce aux efforts concertés du gouvernement pour diversifier son économie, la production agricole est passée de 5% à 6% du PIB sous la présidence de Chávez. Les efforts ont été principalement concentrés sur la tentative de récupérer des marchés dans les secteurs dans lesquels le Venezuela était fort autrefois qui, pour avoir été négligés pendant des décennies sont devenus dépendants des importations. Par exemple, les Vénézuéliens sont de grands consommateurs de haricots, de maïs et de sucre. Le Venezuela pourrait en théorie être autosuffisant mais il est devenu actuellement importateur de ces produits. Ceux-ci ne sont que quelques-uns des secteurs où le gouvernement espère devenir autosuffisant.
Un autre aspect de la stratégie de développement de l’autosuffisance alimentaire est le programme appelé « Mission Mercal. » Ce programme, qui fait partie de la série des programmes sociaux que le gouvernement a lancés en 2003 et 2004, consiste à fournir des aliments aux Vénézuéliens pauvres à travers un réseau de milliers de supermarchés subventionnés. Près de 43% de la population vénézuélienne achète son alimentation dans les magasins Mercal. Alors que la plupart des aliments qui y sont vendus sont importés, le gouvernement fournit un effort concerté pour accroître la proportion des aliments produits au Venezuela. Le fait d’avoir entre ses mains un tel réseau de distribution, mis sur pied principalement à cause du lock-out patronal de 2002-2003, place le gouvernement dans une position idéale pour soutenir les petits producteurs agricoles qu’il contribue à créer à travers la réforme agraire. [19]
Le principe de « la terre à ceux qui la travaillent » primant celui de « la terre à ceux qui la possèdent » est lié aux objectifs de justice sociale et de souveraineté alimentaire. Le programme de réforme agraire se base essentiellement sur ce principe essentiel, propre à toute réforme agraire qui veut à la fois créer la justice sociale et la souveraineté alimentaire. Cependant, le grand public n’a guère reçu d’information sur cette question. Bien qu’il y ait un large consensus, même à FEDECAMARAS, la principale chambre du commerce du pays, pour dire que les latifundios n’ont pas de légitimité, l’élite vénézuelienne peut encore compter sur l’argument que le principe de jouissance de la terre sape les droits de propriété privée, qui sont « sacrés ». Ce principe sacré des droits de propriété privée est encore un élément important de la culture vénézuélienne.
L’opposition jouit donc de quelques succès lorsqu’elle tente de faire passer le gouvernement pour déraisonnable et « radical », lorsqu’il touche à la propriété privée sapant de ce fait la légitimité tant au niveau national qu’international de la réforme agraire. Pour que la réforme agraire ne soit pas compromise à long terme, le gouvernement devra éduquer la population, et donner lieu à un large débat à propos des différentes conceptions de la propriété. Cela est particulièrement nécessaire du fait qu’à moyen terme, le rythme lent de la réforme et les frustrations croissantes des paysans pourrait conduire à sa radicalisation, comme cela fut le cas à Cuba et dans d’autres processus de réformes agraires liées à un processus révolutionnaire.
Notes:
[1] Rafael Isidro Quevedo (1998), « Venezuela : Un Perfil General », Agroalimentaria, No. 6, Junio 1998. http://www.saber.ula.ve/db/ssaber/E....
[2] Elle a été ainsi nommée à cause des effets que la découverte d’hydrocarbures en mer du Nord a eu sur l’économie hollandaise.
[3] Olivier Delahaye, « La privatización de la tenencia de la tierra », Agroalimentaria, No. 16, janvier-juin 2003. http://www.saber.ula.ve/cgi-win/be_....
[4] La constitution de la République bolivarienne du Venezuela a été traduite en français et est consultable sur le site Web du Cercle bolivarien de Paris : http://cbparis.free.fr/constitution.htm.
[5] Article 306 de la Constitution de la République bolivarienne du Venezuela.
[6] [NDLR] Roland Denis, professeur de philosophie à Caracas, ancien vice-ministre de la Planification (d’août 2002 à février 2003) du gouvernement « bolivarien » et auteur notamment de « Los fabricantes de la rebelión » (2001). Ecoutez son interview sur RISAL : texte.php3?id_article=1417.
[7] [NDLR] Lire Frédéric Lévêque, Le Caracazo c’était il y a quinze ans, RISAL, 29 février 2004.
[8] “Interview with Roland Denis : To Destroy and To Reconstruct. The New State in Venezuela and the Popular Movement” disponible [en anglais] sur Venezuelanalysis.com (http://www.venezuelanalysis.com/art...) . Propos recueillis par Raul Zelik, 3 septembre 2003.
[9] [NDLR] Consultez le dossier « Coup d’État au Venezuela » sur RISAL.
[10] [NDLR] Consultez le dossier « Lock out & sabotage pétrolier » sur RISAL.
[11] Article 14, Ley de Tierras y Desarrollo Agrario.
[12] Olivier Delahaye, “La discusión sobre la ley de tierras : Espejismos y realidades” in : Revista SIC, August 2002, No. 647, p.351-354. Caracas : Centro Gumilla (web : http://www.gumilla.org.ve/SIC/SIC20...)
[13] [NDLR] Depuis la publication de cet article, le conflit autour du domaine El Charcote a été résolu selon Venezuelanalysis : http://www.venezuelanalysis.com/new....
[14] Chavez a lancé cette commission avec le décret 3408.
[15] Provea, Informe Annual 2003/2004, p.241, n.56.
[16] Provea, p.230.
[17] [NDLR] Une autre marche du Front paysan Ezequiel Zamora s’est déroulé il y a peu, le 28 mars 2006, dans les rues de Caracas « contre la corruption, la bureaucratie, le réformisme et le non respect des accords ».
[18] Maurice Lemoine, Terres promises au Venezuela, Le Monde Diplomatique, octobre 2003.
[19] Pour en savoir plus sur la “Mission Mercal”, lire : Sarah Wagner, « Mercal : Reducing Poverty and Creating National Food Sovereignty in Venezuela », sur Venezuelanalysis.com, 24 juin 2005 (http://www.venezuelanalysis.com/art...).
En cas de reproduction de cet article, veuillez indiquer les informations ci-dessous:
Source : Venezuelanalysis.com (www.venezuelanalysis.com/), août 2005.
Traduction : Virginie de Romanet, Frédéric Lévêque et Isabelle Dos Reis pour le RISAL (www.risal.collectifs.net/).