Un lourd climat de guerre civile sur fond de terreur s'installe en Irak LE
MONDE | 31.03.06 | 13h33 • Mis à jour le 31.03.06 | 14h32
La dernière fois que Mme Houdad a vu son frère Ahmad Ali, c'était le 10 mars,
à la morgue de l'hôpital Al-Yarmouk, dans le sud de Bagdad. Il gisait parmi 18
cadavres déjà bleuis entassés à l'arrière d'un minibus abandonné le long d'un
trottoir. Tous les corps, "des hommes âgés de 20 à 35 ans" selon les médecins,
avaient les mains liées dans le dos. Certains avaient été étranglés, d'autres
abattus d'une balle dans la nuque. Tous portaient des marques de torture. De
martyre plutôt. Nul n'avait voulu faire parler ces hommes. On avait simplement
cherché à leur infliger le maximum de souffrance. "Ahmad avait un gros trou dans
la tempe gauche, témoigne sa soeur. Le docteur a dit qu'on lui avait fait ça
avec une perceuse électrique. De son vivant."
Trois ans après l'invasion anglo-américaine, l'Irak s'enfonce plus
profondément dans la barbarie. Il y avait, il y a toujours, les attentats à la
voiture piégée qui déchiquettent quotidiennement des dizaines de badauds
innocents - parfois des centaines quand les bombes sont déposées sur des marchés
populaires ou près des mosquées à l'heure de la prière. Il y avait, il y a
toujours, ces enlèvements par centaines, criminels et/ou "politiques", qui font
fuir toutes les élites nationales - médecins, avocats, enseignants,
universitaires, hommes d'affaires - vers les pays voisins. Il y a maintenant des
dizaines de milices qui s'affrontent, des centaines de petits "seigneurs de
guerre" qui commandent des dizaines de milliers de pistoleros. Il y a les
"escadrons de la mort", les assassinats sectaires, les bouffées de haine
communautaires, les exécutions collectives, le nettoyage ethnique, le risque
croissant de la guerre civile.
A bout de nerfs et de souffrances, la société irakienne se fracture, se délite
sous le regard inquiet, ou intéressé, des Etats voisins. La peur s'insinue
partout, la suspicion de l'ami, du collègue de travail, du cousin, du beau-frère
même, devient la règle. "Je n'ai pas dit à mes voisins que je partais, glisse
Abou Haora. Nous avons fermé la maison un soir, en prenant juste
l'indispensable. Nous sommes amis depuis dix-sept ans avec eux et je ne crois
pas qu'ils m'auraient dénoncé. Mais dans notre quartier d'Al Dora, il y a
maintenant des groupes de jeunes assassins sunnites qui font du porte-à-porte,
menacent et même parfois exécutent les familles sunnites qui refusent de
désigner leurs voisins chiites." La guerre civile "n'est pas inéluctable",
répètent chaque jour, comme pour l'exorciser, les officiels, ministres ou
politiciens irakiens, diplomates et militaires étrangers. "Elle a déjà
commencé", estime Iyad Allaoui, l'ancien premier ministre favori de Washington.
Dimanche 26 mars, trente cadavres décapités ont été retrouvés à la sortie nord
de Bagdad. Rien d'extraordinaire. Depuis le dynamitage du "mausolée d'or" de
Samarra, l'un des sites religieux les plus sacrés de l'islam chiite, le 22
février par un commando d'inconnus, c'est la Saint-Barthélemy. "540 personnes de
confession sunnite, dont quelques femmes, ont été enlevées, torturées et tuées"
affirme le Parti islamique, une formation politique sunnite. Le docteur Faïk
Bakr qui dirigeait la morgue principale de Bagdad jusqu'à sa fuite à l'étranger,
fin janvier, va plus loin : pour lui, les tueries de type confessionnel, à
l'exception des attentats, ont commencé dès l'automne dernier et le nombre des
victimes s'élevait déjà, il y a deux mois, "à au moins 7 000" affirme-t-il. "La
bataille pour le contrôle de Bagdad - 7 millions d'habitants, à 70 % chiites,
l'une des trois ou quatre grandes cités irakiennes "mixtes" avec Mossoul,
Kirkouk et Bassora -, a commencé, estime Fouad
Hussein, un politicien kurde. Elle ne s'arrêtera, au mieux, qu'avec
l'établissement de quartiers "monocolores", au pire avec l'expulsion totale
d'une confession au profit de l'autre."
Le petit pont Al-Imamein sur le grand fleuve Tigre qui sépare les quartiers
"monocolores" d'Adhamiyeh (sunnite) et de Khazemiyeh (chiite) en plein coeur de
Bagdad, a dû être fermé il y a plusieurs mois déjà, à la suite d'affrontements
armés entre milices. Jusqu'ici, malgré les efforts sanglants et conjugués des
djihadistes fanatisés du sunnite jordanien Abou Moussab Al-Zarkaoui et d'une
partie des dizaines de milliers de miliciens chiites qui écument désormais non
seulement la capitale mais le pays tout entier, on n'a pas encore vu
d'affrontements collectifs entre les deux grandes croyances islamiques du pays.
Mais dans le chaos ambiant, l'absence d'Etat, les bains de sang quotidiens et
les appels à la vengeance qui ruissellent à chaque prière des minarets d'un
grand nombre de mosquées, il apparaît clairement que le poison confessionnel
coule déjà dans les veines de beaucoup.
Sur le marché noir le mieux achalandé du Moyen-Orient en la matière, la
demande d'armes personnelles est telle que le prix d'une kalachnikov a monté de
50 % en quelques semaines. "C'est 200 dollars désormais pour un engin de bonne
qualité", confie un connaisseur. "Les gens se préparent au pire, déplore un juge
chiite qui réclame l'anonymat. L'esprit de la guerre civile est déjà dans nos
têtes." Et les signes avant-coureurs du conflit, au-delà des tueries, sont
partout. Ce sont, on l'a vu, ces voisins qui se méfient désormais les uns des
autres, ne s'invitent plus pour le thé, disent aux enfants de se "montrer
prudents" dans ce qu'ils racontent aux copains. Ce sont les amis chiites et
sunnites du visiteur étranger, peu ou pas pratiquants et naguère unis dans leur
rejet de l'"occupation étrangère" au nom d'un nationalisme virulent, qui ouvrent
désormais toutes les discussions par un "nous autres chiites" ou un "nous, les
sunnites" totalement nouveaux.
Ce sont, dans les entreprises, tous ces collègues de travail qui ne
s'adressent plus la parole. Ce sont les mariages inter-confessionnels qui se
raréfient, ces couples mixtes avec enfants - "un quart de la population", nous
assure le premier ministre Ibrahim Al-Jaafari - qui se fracturent ou évitent les
réunions de famille. "Parce qu'il n'est plus possible de manger ensemble sans
évoquer la situation, donc sans se déchirer", confie Zeinab, une jeune femme
chiite qui n'a plus vu sa soeur, mariée à un sunnite, "depuis des mois". Ce sont
ces chauffeurs de taxi sunnites qui refusent de vous déposer dans des quartiers
chiites. Et inversement. Ce sont des cheikhs de grandes tribus, mélangées depuis
des siècles, qui vous confient, la larme à l'oeil, ne même plus parvenir à
convoquer les "conseils d'anciens" nécessaires à la coexistence intra-tribale.
Les prémices de la guerre civile, ce sont aussi ces dizaines de mosquées qui,
d'un jour à l'autre, changent de mains, de muezzin ou d'imam après une attaque à
la roquette, un mitraillage aveugle à la sortie d'une prière, ou la mise à sac
du lieu par une bande armée non identifiée. Ou qui tirent le rideau parce que
les servants du lieu ont été assassinés, ou que le quartier s'est brusquement
vidé de ses fidèles, chiites ou sunnites. Ce sont ces boulangers sunnites du
centre de Bagdad qui réduisent leurs activités parce que les meuniers ont
l'habitude, depuis toujours, de livrer leur farine dans un quartier chiite à
l'est de la ville, et qu'il est désormais "trop dangereux" d'aller
s'approvisionner "là-bas", de l'autre côté du monde, à un ou deux kilomètres. Ce
sont ces bazars chiites qui n'ont plus de ceci ou de cela dans l'échoppe parce
que les grossistes sont sunnites et qu'"il vaut mieux se méfier".
Adnan Al-Jobouri est sunnite, journaliste, photographe et "fixeur" pour une
grande publication américaine installée dans la capitale. "J'ai acheté des
cassettes de prières et de sermons typiquement chiites, explique-t-il. Quand je
dois me rendre dans un quartier dominé par eux, j'évacue de ma voiture et de mes
poches tout ce qui peut indiquer ma confession. Je glisse une cassette dans le
lecteur de mon tableau de bord. Parfois, quand il y a eu un gros attentat avec
beaucoup de morts dans une zone chiite, je sais que la foule sera surexcitée et
que je serais lynché sur place si l'on découvrait que je suis sunnite. Alors,
j'accroche un petit portrait de l'imam Ali ou de son fils Hussein à mon
rétroviseur. J'enlève évidemment tout ça avant de rentrer chez moi." Les
confrères chiites qui ont à circuler dans des zones fortement sunnites, font
l'inverse.
Hussein Abou Hassan, lui, a retiré la bague d'argent incrustée d'un saphir
qu'il portait au petit doigt depuis sa jeunesse. "Une tradition typiquement
chiite, observe-t-il. Même si la règle souffre des exceptions, - certains
sunnites aussi portent des bagues mais plutôt en or -, c'est un fait que,
désormais, quand un inconnu vous serre la main, on a toujours l'impression qu'il
cherche la bague qui va l'aider à vous identifier." Crâne luisant dégarni du
sexagénaire raffiné qu'il est, vêtu d'un costume chic occidental, Hussein sait
de quoi il parle, il est bijoutier. Ou plutôt était. "J'ai fermé ma boutique et
ma maison à Al-Dora le 23 février, après l'assassinat de trois de mes voisins
chiites dans la seule nuit précédente", raconte-t-il.
Comme nombre de ses amis en fuite, Karim, artisan électricien de 32 ans, a
rasé sa courte barbe noire, "signe d'appartenance chiite pour beaucoup, les
sunnites préférant souvent la moustache", avance-t-il. Comme Hussein, Karim a
quitté Al-Dora, un faubourg de classes moyennes constitué de petites maisons
avec jardinet, au sud de Bagdad, "de nuit, et avec le minimum d'affaires, pour
ne pas attirer l'attention." Comme beaucoup, Karim a trouvé le 24 février au
matin dans son jardin, une balle de kalachnikov enroulée dans un bout de papier
sur lequel étaient écrits ces mots : "Chiens de rafida'ïn, partez !" Les
"rafida'ïn" sont les chiites. Dominé par les sunnites, Al-Dora comprenait
jusqu'à présent environ un tiers de chiites. Il est en passe de devenir
"monocolore".
Beaucoup parmi les centaines de familles qui l'ont fui se sont retrouvées à
Khazemiyeh ou dans le quartier commerçant de Karada, au centre de Bagdad. "En un
mois, les prix de l'immobilier y ont grimpé de moitié, déplore Hussein le
bijoutier. "Par contre, ma maison d'Al-Dora a perdu 50 % de sa valeur. Quelqu'un
a tracé de grandes croix noires en forme de X sur ma porte d'entrée. La maison
est marquée désormais, et ses occupants aussi. Comme du gibier." Des centaines
d'autres familles chiites en fuite prennent la route du Sud, vers les villes
saintes de Nadjaf et Kerbala, qui ont demandé l'aide financière du gouvernement
pour faire face à l'afflux. Beaucoup de réfugiés vivent à présent sous la tente.
Côté sunnite, les histoires de déplacés sont les mêmes, à quelques détails
près. Jusqu'au 24 février, Mohammed Rachid et ses parents vivaient côte à côte
dans deux petits pavillons de la rue Palestine, située à un jet de pierre de la
fameuse "zone verte" ultra-fortifiée où résident la plupart des diplomates
occidentaux - sauf les Français - en plein centre de Bagdad. La veille de leur
départ, "une centaine de jeunes chiites vêtus d'habits noirs comme ceux portés
dans l'Armée du Mahdi, la milice de Moqtada Al-Sadr, ont attaqué notre mosquée
Al-Hassan Ibn Ali en vociférant. Ils ont tué notre imam, nous ont battus à coups
de crosse en nous insultant et puis ils nous ont ordonné de quitter le quartier.
"Sinon, on vous égorge" ont-ils dit."
Se plaindre à la police ? Moustapha a un faible sourire : "Cela aggraverait
notre cas, souffle-t-il. Il n'y a que des chiites et beaucoup de miliciens dans
les forces de l'ordre." "Dieu sait que je suis opposé à l'occupation de mon
pays, poursuit-il, mais franchement, aujourd'hui, je préférerais être arrêté par
les Américains que par la police irakienne. Avec les premiers, on peut être
torturé et humilié, mais nos familles finissent par nous retrouver, à Abou
Ghraib ou dans une autre prison. Alors qu'avec nos soi-disant "forces de
sécurité nationales", il y a de fortes chances qu'on retrouve notre cadavre dans
une fosse commune ou un camion abandonné."
Jusqu'au 22 février, jour maudit de la destruction sacrilège du "mausolée
d'or" chiite de Samarra - ville essentiellement sunnite, à 95 km au nord de
Bagdad -, les masses chiites se conformaient globalement aux appels à "ne pas
tomber dans le piège de la vengeance et de la guerre civile", rituellement
lancés, après chaque attentat par le grand ayatollah Ali Sistani, chef spirituel
incontesté, quoique de plus en plus reclus et inaudible, des 14 millions de
chiites irakiens. " Ce jour-là, tout a changé, se désespère Ali Dabbagh, un
universitaire qui conseille le grand ayatollah en matière politique. Le 22
février entrera dans l'histoire de l'Irak comme notre 11-Septembre à nous." Le
soir même, près de 200 mosquées sunnites étaient attaquées, une trentaine
incendiées et détruites, d'autres purement et simplement "confisquées" et
transformées en mosquées chiites, appelées ici "husseiniyehs", en mémoire du
premier martyr du chiisme.
Dans les jours qui suivirent, des centaines de sunnites - "peut-être des
milliers", avance Salah Al-Motlaq, un politicien sunnite -, chefs de tribu,
cheikhs religieux et imams inclus, furent assassinés. Depuis, plus une seule
journée ne passe sans qu'on retrouve au petit matin, rien qu'à Bagdad, 20, 30 ou
50 cadavres de jeunes sunnites "exécutés" après avoir été, le plus souvent,
horriblement torturés. La semaine passée, à Sadr City, l'immense et misérable
faubourg chiite dans l'est de Bagdad - 3 millions d'habitants -, ce sont quatre
jeunes chiites qui ont été découverts pendus à des lampadaires avec un seul mot
griffonné sur la poitrine : "Traître". Pour la vox populi sunnite, les
principaux auteurs de ces crimes impunis appartiennent aux "commandos" ou aux
"forces spéciales" du ministère de l'intérieur et à leurs milices affiliées.
Le plus souvent masqués, encagoulés et en tenue camouflée, ces milliers
d'hommes, qui sillonnent anonymement Bagdad dans des 4 × 4 et des camionnettes
surélevées de mitrailleuses, inspirent une véritable terreur. "Peut-être, mais
ils font du très bon travail contre les terroristes", nous disait il y a
quelques jours le très contesté ministre de l'intérieur, Bayan Jaber Solagh.
Pour ce petit homme sec et noueux de 60 ans, qui traitait fin février le chef de
la diplomatie saoudienne de "misérable Bédouin sur son chameau" parce que
celui-ci s'inquiétait des meurtres de sunnites, les tueurs seraient plutôt "des
takfiris et des wahhabites", autrement dit des extrémistes sunnites cherchant
"la provocation en assassinant eux-mêmes leurs "frères" en religion pour les
pousser à la guerre civile. (...) N'oubliez pas, ajoutait le ministre, que sur
les 86 000 Irakiens, civils, militaires et policiers, tués depuis la guerre de
mars-avril 2003, 95 % étaient des chiites." Manière de
justifier les tueries de sunnites aujourd'hui ?
Trois ans après avoir déclenché un bouleversement historique avec, pour la
première fois depuis des siècles, l'arrivée d'un gouvernement chiite à la tête
d'un Etat arabe, il semble en tout cas que l'administration Bush ait enfin
trouvé une arme de destruction massive dont elle ne soupçonnait peut-être pas la
puissance dévastatrice : la religion.
Patrice Claude (Bagdad, envoyé spécial)