Le 24 février 2006
L'attentat mercredi contre une mosquée chiite en Irak a provoqué une vague d'émeutes et de violences. Rien qu'à Bagdad, des dizaines de sunnites ont été retrouvés morts. Comment ces derniers événements s'inscrivent dans l'histoire de la cohabitation entre ces deux communautés en Irak ?
Il existe en Irak depuis deux ans maintenant une guerre civile larvée entre la majorité chiite au pouvoir et la minorité sunnite qui représente à peu près 20 % de l'ensemble de la population irakienne. Elle a été déclenchée par la mouvance fondamentaliste sunnite liée à Al-Qaida. Celle-ci a fait le choix de rentrer en guerre contre les chiites d'Irak, c'est-à-dire contre les Etats-Unis par communauté irakienne interposée. Cette guerre a déjà fait des dizaines de milliers de morts, notamment chiites, victimes de vagues d'attentats.
En représailles, il existe un terrorisme d'Etat avec des escadrons de la mort liés au ministère de l'intérieur – contrôlé par les chiites. Ils se sont rendus tristement célèbres par des détentions arbitraires, avec actes de torture, et exécutions sommaires d'Irakiens de confession sunnite.
Les provinces où existent des zones de contact entre les deux communautés tendent à devenir des lignes de front. C'est notamment le cas à Bagdad. Le couvre-feu qui y a été instauré est un aveu de taille, de la part des dirigeants chiites, qu'il y a bien une guerre confessionnelle.
A quoi est dû ce récent regain de violence ?
L'aggravation des violences est l'aboutissement d'un processus politique qui est en panne. Ce processus, patronné par les Américains, a fondé la reconstruction de l'Irak sur des bases communautaires. C'est un système qui exclut un certain nombre d'Irakiens et notamment les sunnites. La place qui leur est accordée est celle d'une minorité sans richesses et sans pouvoir.
Par ailleurs, les dernières élections ont consacré comme premier parti politique la mouvance de Moqtada Al-Sadr. C'est peut-être le signe qu'aujourd'hui, les chiites commencent à réaliser l'impasse de la politique confessionnelle et communautariste de l'ayatollah Sistani notamment. Moqtada Al-Sadr est certainement le mieux placé pour réaliser une union sunnites-chiites. Et cette union ne pourra se faire probablement que dans un esprit anti-américain.
Quelles conséquences pourraient avoir ces derniers événements ?
Cet engrenage ne peut aboutir à aucun résultat, ni aucune partition, comme certains l'évoquent, entre sunnites et chiites. Avec autant de sang versé, il sera plus long de recoller les morceaux et restaurer la confiance.
Un certain nombre de manifestations appellent aujourd'hui à l'unité des Irakiens au-delà des différences confessionnelles. Les manifestants mettent en accusation l'absence de souveraineté du gouvernement irakien. Ils pensent que ce statut de pays occupé est à l'origine de cette impasse communautaire.
Car s'il existe une difficulté à trouver un consensus sur la constitution d'un gouvernement, l'une des premières résolutions du Parlement irakien pourrait être de demander aux Américains d'établir un calendrier pour le retrait de leurs troupes. Et si les Américains étaient avisés, ils saisiraient la balle au bond pour se retirer la tête haute, le plus vite possible.
Entretien avec Pierre-Jean Luizard, chercheur au CNRS et auteur de "La Question irakienne" (Fayard)
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