"Guerre contre le Terrorisme" , par Noam Chomsky - Amnesty International .
Imprimer cet article
19 février 2006
Une Troisième Guerre Mondiale, sinon rien : les implications d’une attaque US contre l’Iran, par Heather Wokusch.
Document garanti contre les virus, à part celui de la révolte.
Document non garanti contre les fautes de frappe, de français ou de gôut.
“Guerre contre le terrorisme”, par Noam Chomsky.
Conférence annuelle organisée par Amnesty International, au Trinity College - Dublin - le 18 janvier 2006
« Terrorisme » est un mot qui provoque de fortes émotions et de grandes préoccupations. La première préoccupation est ben sûr celle de se protéger d’une telle menace, qui a été très présente dans le passé et qui le sera encore plus dans l’avenir. Pour pouvoir le faire d’une manière sérieuse, il nous faut définir quelques directives.
En voici quelques unes, assez simples :
1 les faits sont importants, même ceux qui nous sont désagréables.
2 les principes moraux élémentaires sont importants, même si nous préférions ignorer leurs conséquences.
3 une clarté relative est importante. Il est inutile de chercher une définition précise du mot « terrorisme », ou de tout autre concept en dehors des sciences exactes ou des mathématiques, et encore. Mais nous devons être suffisamment précis pour au moins distinguer le terrorisme de deux autres notions qui sont souvent maladroitement associées : l’agression et la résistance légitime.
Si nous acceptons ces directives, il y a des moyens tout à fait constructifs de traiter le problème du terrorisme, qui est un problème grave. On entend couramment dire, contre ceux qui critiquent la politique actuelle, qu’ils n’ont pas de solutions alternatives à proposer. En réexaminant cette affirmation, vous vous rendrez compte qu’il ne s’agit en réalité que d’une autre manière de dire « ils ont des solutions alternatives à proposer, mais elles ne nous plaisent pas. »
Supposons alors que ces directives soient acceptées. Venons-en à la « guerre contre le terrorisme ». Puisque les faits sont importants, il est important de dire que cette Guerre n’a pas été déclarée par George W. Bush au lendemain du 11 septembre, mais par l’administration Reagan, 20 ans auparavant. Ils ont pris le pouvoir en déclarant qu’en matière de politique étrangère, ils allaient affronter ce que le Président appelait « le fléau maléfique du terrorisme », un fléau répandu par « les adversaires dépravés de la civilisation elle-même » et un « retour à la barbarie des temps modernes » (Secrétaire d’Etat George Shultz). Cette campagne aboutit à une forme particulièrement virulente de ce fléau : le terrorisme international dirigé par un gouvernement. Etaient touchés l’Amérique centrale et le Moyen Orient, mais aussi le sud du continent Africain, l’Asie du sud-est et même au-delà.
Un deuxième fait est que la guerre fut déclarée et menée par à peu près les mêmes personnes que celles qui conduisent cette nouvelle déclaration de guerre contre le terrorisme. Le composant civil de cette Guerre re-déclarée contre le terrorisme est dirigée par John Negroponte, chargé l’année dernière de superviser toutes les opérations anti-terroristes. En tant qu’ambassadeur au Honduras, il était directement impliqué dans une des opérations majeures de la première guerre contre le terrorisme, la guerre de la Contra contre le Nicaragua menée principalement à partir des bases US du Honduras. J’y reviendrai. Le composant militaire de cette Guerre re-déclarée contre le terrorisme est dirigée par Donald Rumsfeld. Au cours de la première phase de la guerre contre le terrorisme, Rumsfeld était le représentant spécial du Président Reagan au Moyen-Orient.
Là-bas, son principal travail consistait à établir des relations étroites avec Saddam Hussein pour lui fournir une aide massive, dont les moyens nécessaires pour développer des Armes de Destruction Massive, aide qui s’est poursuivi bien après les atrocités commises contre les Kurdes et la fin de la guerre contre l’Iran. La raison officielle, qui n’était pas un secret, était que Washington avait la responsabilité d’aider les exportateurs étasuniens et aussi « l’opinion très largement partagée » entre Washington et ses alliés Britanniques et Saoudiens que « quels que soient les défauts du dirigeant Irakien, il offrait à l’Occident et à la région un meilleur espoir de stabilité pour son pays que ceux qui ont subi sa répression » -- selon les termes d’Alan Cowell, correspondant au Moyen-Orient pour le New York Times, dans un article expliquant la décision de George Bush père d’autoriser Saddam à écraser la rébellion Chiite en 1991 et qui aurait probablement abouti au renversement du tyran. Saddam est enfin jugé pour ses crimes.
Le premier procès, actuellement en cours, concerne les crimes commis en 1982. Il se trouve que 1982 est une année importante pour les relations US-Irak. C’est en 1982 que Reagan fit retirer l’Irak de la liste officielle des états qui soutiennent le terrorisme afin de permettre l’afflux d’aide à son ami à Bagdad. Rumsfeld se rendit ensuite à Bagdad pour confirmer ces mesures. Eu égard à certains articles et commentaires, il paraît qu’il serait déplacé de rappeler ces faits, et pire encore que de laisser entendre que certains mériteraient de se retrouver devant la justice aux côtés de Saddam.
Le retrait de Saddam de cette liste libéra une place. Cette place fut immédiatement attribuée à Cuba, peut-être en guise de clin-d’oeil aux guerres terroristes menées par les Etats-Unis contre Cuba depuis 1961 et qui atteignaient des sommets, par des actes qui aujourd’hui encore feraient la une des journaux si nous étions réellement dans une société qui accorde une valeur à la liberté. J’y reviendrai. Encore une fois, tout ceci est révélateur du comportement réel de nos élites devant le fléau des temps modernes.
Puisque la première Guerre contre le Terrorisme fut menée par ceux-là même qui mènent l’actuelle guerre re-déclarée contre le terrorisme, ou par leurs mentors, il en résulte que toute personne réellement intéressée par cette guerre ré-déclarée contre le terrorisme devrait immédiatement se demander comment fut menée la première guerre, dans les années 80. Mais cette question est pour ainsi dire jamais posée. Ce qui se comprend aisément dès que l’on examine les faits : la première guerre contre le terrorisme devint rapidement une guerre meurtrière et brutale, aux quatre coins de la planète, laissant derrière elle des sociétés traumatisées qui ne s’en remettront peut-être jamais. Ce qui arriva n’est pas un secret, mais inacceptable d’un point de vue idéologique, donc écarté de tout examen. L’exhumation des archives est un exercice révélateur, avec d’énormes implications pour le futur.Volà donc quelques uns des faits qu’on peut rappeler et qui, sans aucun doute, sont importants.
Examinons à présent la deuxième directive : les principes moraux élémentaires. Le plus élémentaire est pratiquement un truisme : les gens honnêtes sont aussi exigents avec eux-mêmes qu’avec les autres, sinon plus. L’adhésion à ce principe d’universalité aurait de nombreuses conséquences concrètes. Pour commencer, elle sauverait de nombreux arbres. Le principe réduirait radicalement le nombre d’articles et de commentaires publiés dans les revues sociales et politiques. Elle éliminerait pratiquement toute référence à cette nouvelle théorie à géométrie variable appelée « Guerres Justes ». Ensuite elle nous permettrait d’avoir les mains à peu près propres dans cette Guerre contre le Terrorisme. Voici pourquoi dans pratiquement tous les cas, ce principe d’universalité est violé, tacitement dans la plupart des cas, mais parfois ouvertement. Ce sont là des propos très durs. Je les formule ainsi pour vous inviter à réagir, et j’espère que vous le ferez. Vous découvrirez, je crois, que même si mes propos sont plutôt tranchés - volontairement - ils sont malheureusement très proches de la réalité, et qu’ils sont en fait tout à fait vérifiables. Mais essayez de le faire vous-mêmes, pour voir.
Le truisme moral le plus élémentaire est parfois affirmé, du moins dans les discours. Un exemple, devenu très important aujourd’hui, est celui du Tribunal de Nuremberg. Lors de la condamnation à mort des criminels nazis, le juge Robert Jackson, Procureur principal des Etats-Unis, s’exprima avec éloquence, d’une manière mémorable, sur le principe d’universalité. « Si certains actes de violation de traités constituent des crimes, » a-t-il dit, « ils constituent des crimes qu’ils soient accomplis par les Etats-Unis ou par l’Allemagne et nous ne sommes pas prêts à imposer aux autres en matière de conduite criminelle une règle que nous ne serions pas prêts à nous voir imposer à nous-mêmes... nous ne devons jamais oublier que les principes sur lesquels nous jugeons aujourd’hui les accusés seront les principes sur lesquels nous serons jugés demain. Porter un calice empoisonné aux lèvres des accusés, c’est le porter à nos propres lèvres. »
Il s’agit là d’une déclaration claire et respectable sur le principe d’universalité. Mais le jugement de Nuremberg viola cruellement ce principe. Le Tribunal devait définir le « crime de guerre » et le « crime contre l’humanité ». Le tribunal rédigea les définitions de manière à ce que les crimes ne soient pas considérés comme des crimes lorsqu’ils étaient commis par les alliés. Le bombardement de zones à forte densité de population civile fut exclu, parce que les alliés s’y étaient livrés d’une manière plus barbare encore que les Nazis. Et des criminels de guerre nazis, tels l’Amiral Doenitz, ont réussi à plaider que leurs adversaires Britanniques et Etasuniens s’étaient livrés aux mêmes pratiques. Le raisonnement fut étayé par Telford Taylor, juriste de renommée internationale et Procureur Principal pour les Crimes de Guerre auprès de Jackson. Il expliqua que « punir un adversaire - à fortiori un adversaire vaincu - pour des actes que la nation accusatrice a, elle aussi, accomplis serait si injuste que la loi elle-même s’en trouverait discréditée. » Ce qui est exact. Mais la loi peut aussi être discréditée par une définition du « crime » qui arrange certains. Et les tribunaux qui en découlent sont discrédités par cette même entorse morale. Mais l’exemption devant la loi internationale et les principes moraux élémentaires, que s’accordent les puissants, va bien au-delà de cet exemple pour finalement toucher pratiquement tous les aspects des deux phases de cette Guerre contre le Terrorisme.
Voyons maintenant la troisième directive : la définition du « terrorisme » et sa distinction de l’agression et de la résistance légitime. Cela fait 25 ans que j’écris sur le terrorisme, depuis que l’administration Reagan a déclaré sa Guerre contre le Terrorisme. J’ai employé des définitions qui semblent appropriées à deux égards : d’abord elles sont logiques et ensuite ce sont les mêmes que celles employées officiellement par ceux qui mènent la guerre. Prenez une de ces définitions officielles : le terrorisme, c’est « le recours délibéré à la violence ou à des menaces de violences pour atteindre des objectifs de nature politique, religieuse ou idéologique... par l’intimidation, la coercition ou l’instauration de la peur, » visant principalement les civils. La définition du gouvernement britannique est à peu près la même. « Le terrorisme est le recours, ou la menace de recourir, à une action violente, provoquant dégâts ou désordres, et destinée à influencer le gouvernement ou intimider le public, et exécuté pour faire progresser les objectifs d’une cause politique, religieuse ou idéologique. » Ces définitions paraissent assez claires et proches de la définition couramment admise. Il semblerait qu’il y ait le même consensus s’agissant du terrorisme partiqué contre ses ennemis.
Et c’est là que le problème surgit. Ces définitions induisent une conclusion tout à fait inacceptable : les Etats-Unis deviennent du coup un des principaux états terroristes, et ce de manière brutale depuis l’époque de Reagan. Pour ne prendre que les cas les plus incontestables, citons le terrorisme d’état mené par l’administration Reagan contre le Nicaragua, terrorisme qui fût condamné par la Cour Internationale de Justice et confirmé par deux résolutions du Conseil de Sécurité (bloquée par le veto US et l’abstention polie de la Grande Bretagne). Un autre cas évident est celui de Cuba, pour lequel les documents sont désormais nombreux et incontestables. La liste est longue.