Semaine du jeudi 16 mars 2006 - n°2158 - Livres
Les écrivains francophones en colère
"Nous accusons la France"
Alors que le Salon du Livre, consacré à la francophonie, ouvre ses portes à
Paris, et que démarre le festival Francofffonies, les romanciers invités ne
cachent pas leur amertume. Didier Jacob a mené l'enquête
Francofffonies, cette année, s'écrit avec trois f. Comme fastueux,
flamboyant, féerique ? Ou comme factice, farfelu, fratricide ? Car le moins que
l'on puisse dire est que les écrivains invités n'ont pas leur langue dans leur
poche. Ils arrivent au Salon pour en découdre et casser du sucre sur les
Français. Premier constat : les écrivains francophones sont largement pénalisés
dans un monde où l'anglais domine. Pour Achille Mbembe, professeur de
philosophie en Afrique du Sud, «les écrivains francophones et les penseurs de
langue française dont les oeuvres ne bénéficient pas de traduction sont de plus
en plus isolés sur la scène mondiale. A titre d'exemple, mon ouvrage «De la
postcolonie» a été publié en France en 2000. Il est passé totalement inaperçu et
a été ignoré par la critique de langue française. En 2001, University of
California Press l'a sorti en anglais. La critique anglo-saxonne s'en est tout
de suite emparée. Les ventes ont suivi et, moins d'un an et demi plus tard, une
deuxième édition a vu le jour. Aujourd'hui, ce texte très mal connu en France
est un classique dans le monde anglo-saxon. Il figure dans la plupart des
programmes universitaires dans lesquels on débat des questions postcoloniales».
Si l'anglais reste, pour une majorité d'entre eux, cet eldorado qu'ils
considèrent avec autant de méfiance que de fascination, les écrivains
francophones déplorent d'abord l'arrogance française, et s'interrogent sur la
nature d'une communauté dont notre pays semble lui-même s'exclure. La grande
romancière née en Guadeloupe Maryse Condé, qui vit aujourd'hui à New York (elle
enseigne à Columbia), avoue ne pas très bien savoir «ce qu'on entend par
francophonie. Il paraît que les Français n'en font pas partie. Etrange...».
C'est que les écrivains francophones en ont marre. Marre de voir la France jouer
les hôtes d'une fête qu'ils voudraient eux aussi orchestrer. Marre de voir la
France se considérer comme le centre d'un monde où ils sont condamnés à jouer
les satellites. «Le plus grand obstacle au développement de la langue française
est le narcissisme culturel français. Le français a toujours été pensé en
relation avec une géographie imaginaire qui faisait de la France le centre du
monde», explique encore Mbembe. C'est que, pour lui, les Français sont encore
loin d'avoir pris la mesure des révolutions en cours : si notre langue demeure
un idiome universel, c'est aux francophones, vivant hors de France, qu'elle le
doit. D'où la nécessité de «dénationaliser » la langue, selon Mbembe : en
ouvrant l'Académie aux non-Français, en décloisonnant les prix littéraires, la
presse, l'édition. Un immense travail dont le chantier n'est, chez nous, même
pas à l'étude.
«La francophonie ne doit pas être une continuation de la politique
étrangère de la France», confirme Alain Mabanckou, écrivain né au Congo qui
enseigne dans le Michigan. «Nous devons considérer la France comme un membre de
la francophonie et non comme le centre décisionnel. Il faudrait redéfinir les
choses, expliquer que la langue française n'est plus l'apanage de la Coupole.»
Même son de cloche chez le romancier haïtien Louis-Philippe Dalembert (« Rue du
faubourg Saint-Denis », Editions du Rocher), qui refuse d'oublier qu'il parle le
français parce qu'il a été colonisé, ou chez l'Algérien Hamid Skif (« la
Géographie du danger », Naïve), lequel est plutôt pessimiste quant à l'avenir de
la francophonie : «La francophonie est atteinte de rhumatisme articulaire aigu
et ne sera pas guérie par les remèdes de grand-mère que lui administrent les
rebouteux installés à son chevet. Repliée sur elle-même, manquant de politique
et d'audace, elle court héroïquement à sa perte et rien ne la sauvera du
désastre. Pas de vision, pas de fric. Des politiques à la petite semaine servies
sur canapé par des appareils bureaucratiques. Disons que la francophonie a les
yeux plus gros que le ventre ou les bras plus longs que ses jambes, et qu'elle
n'embrasse personne à vouloir embrasser tout le monde.» Résultat ? La
francophonie, pour Skif, a un genou dans la tombe. «Qui apprendra le français
dans cinquante ans en dehors de la Françafrique et du Québec? Quelques
diplomates bronzés, des jeunes filles de bonne famille ou les baleines de Cape
Town?»
Le bilan est rude. Et tranche avec les discours lénifiants des
organisateurs du festival, qui semblent s'être inspirés d'un film de Jean Yanne,
« Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil ». Accusés, les
éditeurs français, pas assez ouverts aux écrivains francophones, qui sont,
paradoxalement, souvent mieux accueillis en traduction chez leurs confrères
anglo-saxons. Chimiste de profession, le romancier Emmanuel Dongala, qui
enseigne les littératures francophones près de Boston, a publié « Johnny chien
méchant » en France dans une relative discrétion, tandis que, traduit chez
Farrar, Strauss et Giroux, il a figuré sur la liste des vingt meilleurs livres
de l'année 2005 du « Los Angeles Times », avec Ishiguro, Rushdie et Doctorow.
Pour Dongala, «le vrai danger qui guette la francophonie, c'est l'esprit étriqué
de la plupart des éditeurs de France». Poète, peintre et romancière,
l'Ivoirienne Véronique Tadjo a vécu au Nigeria, au Kenya et en Grande-Bretagne,
avant de s'installer en Afrique du Sud. Elle aussi déplore le manque de
curiosité des éditeurs français. Une frilosité qui la contraint, de plus en plus
fréquemment, à écrire directement en anglais. «Je commence à avoir une
production parallèle», dit-elle. «J'apprécie ce bilinguisme.»
D'autres ont adopté l'anglais depuis longtemps. Né en Espagne en 1963,
Yann Martel est, quant à lui, un Québécois polyglotte et un francophone heureux
: il écrit en anglais. Son roman, « l'Histoire de Pi », a obtenu le Booker Prize
en 2002 et a connu un succès mondial. Pour Martel, la crise de la francophonie
est avant tout d'ordre politique : «La France en tant que pays a toujours eu des
difficultés à se projeter hors de l'Hexagone (piètre empire colonial, abandon du
Québec, ingérence en Afrique, perception d'arrogance...) et les rares endroits
où elle a implanté sa langue ont été soit pauvres (Afrique) soit isolés
(Québec), donc sans grand rayonnement international.» Mais c'est aussi, selon
Martel, que contrairement à l'anglais la langue française n'aime pas voyager.
«Le français souffre de centralisation excessive. Les Français se pensent encore
propriétaires de leur langue. On veut laisser tomber un accent circonflexe et il
y a tout un ramdam! L'anglais, lui, accorde carte blanche.»
Derrière l'agacement d'un Dalembert ou d'un Skif se cache une hantise plus
profonde : celle de voir les festivités se transformer en fête néocoloniale, où
la francophonie serait réduite à un faire-valoir pour politiciens nostalgiques
d'une France impériale. Car certains écrivains francophones craignent de servir
d'alibis d'une politique initiée par la France pour son seul bénéfice : pour le
Togolais Kangni Alem, qui écrit en français et en mina, sa langue natale,
«l'espace francophone n'est en réalité qu'un espace d'intérêts politiques flous
dont les répercussions sur la vie des populations sont malheureusement nulles ou
négligeables. Le contrecoup est évident : la parole de l'écrivain francophone,
même lorsqu'elle essaie d'être originale, subit le même rejet, le même soupçon
d'être une parole de faussaire». Et d'enfoncer le clou : «La francophonie, du
moins pour les Africains, est une institution qui n'a pas de couilles, puisque
trop dépendante de la politique française de soutien aux dictatures molles du
continent. Son avenir en Afrique dépendra de sa capacité à peser sur les
changements politiques en cours.»
L'Ivoirien Koffi Kwahulé partage ce diagnostic. «Lorsqu'il y a un peu plus
d'une vingtaine d'années je suis arrivé en France, j'ai été frappé, voire choqué
par le peu d'intérêt des Français pour la chose francophone. Comment voulez-vous
qu'un mouvement soit viable si ceux qui en ont la responsabilité prennent la
chose par-dessus la jambe?» Aujourd'hui, les politiques se sont emparés du
dossier. «Le culturel est dans le même élan devenu la danseuse que s'offre la
francophonie», poursuit Kwahulé. Dans ce concert de sifflets, rares sont ceux,
comme Eugène Ebodé, qui réaffirment leur indéfectible attachement à notre
langue. Né en 1962 au Cameroun, marqué par la guerre civile tchadienne, Ebodé
fut d'abord gardien de but dans l'équipe de la Dynamo de Douala (il a participé
à la Coupe d'Afrique des Vainqueurs de Coupe). Romancier, conseiller municipal
de Villepreux, il décrit, dans une prose qui tient à la fois de la satire et du
conte, une Afrique partagée entre affrontements footballistiques et musique
syncopée (« Silikani », Gallimard, et « le Fouettateur », Vents d'Ailleurs). Il
juge l'anglais «assourdissant de prétention. La langue la plus parlée au monde
étant le mandarin, la plupart des écrivains préoccupés par l'inscription
comptable devraient donc se dépêcher de s'inscrire aux LanguesO. Je vous assure
que je ne suis pas prêt à abandonner le français pour le mandarin ou toute autre
juteuse mandarine opportunément commerciale. Non, bien que je sois originaire
d'un pays bilingue (le Cameroun), l'expérience de l'utilisation de l'anglais ne
me séduit guère. Je kiffe encore trop pour le français, ses subtilités, ses
nuances, ses ponctuations, ses conventions et sa faculté d'évolution pour lui
être infidèle. Je n'ai vraiment pas encore envie de lui faire des enfants dans
le dos! Des enfants illégitimes, ça oui. Ce sont mes livres écrits en français».
N'empêche. Ebodé met en cause l'absence de vision des hommes politiques sur la
francophonie. «La francophonie manque d'une force visible et partagée.»
On a compris que les écrivains francophones partaient en guerre contre la
francophonie à la française. Ils ont des exigences et des revendications. Ils
demandent à l'Education nationale d'ouvrir les programmes aux livres et aux
auteurs francophones, et aux grands médias de ne plus les ignorer (Ebodé). Ils
déplorent de ne pouvoir enseigner dans les universités françaises, alors qu'ils
sont accueillis à bras ouverts, comme Maryse Condé, Edouard Glissant, Rachid
Boudjedra ou Leila Sebbar, dans les départements d'études francophones des
universités américaines. «Nous n'aurions jamais eu de postes en France», assure
Alain Mabanckou, qui enseigne la littérature à l'Université du Michigan.
«Rappelons aussi que les études de littérature francophone attirent de plus en
plus d'étudiants anglophones. Ce qui n'est pas le cas pour les autres langues
comme l'allemand, l'italien ou le russe.»
La francophonie, sauvée par les Anglo-Saxons ? Un comble. Mais Ahmadou
Kourouma ou Dany Laferrière sont lus, aux Etats-Unis, en français comme en
traduction. Haïtien et canadien, Laferrière ne déclarait-il pas avec humour à
son traducteur anglais, à propos de son roman « Comment faire l'amour avec un
nègre sans se fatiguer ? », qu'il était déjà écrit en anglais - seuls les mots
étaient en français. Fatalistes, les écrivains francophones font contre mauvaise
fortune bon coeur. «Je n'ai pas choisi la langue française, explique
Mabanckou.Je l'ai trouvée chez moi, dans le quartier, dans la boue, dans le
terrain de foot, comme les autres langues du Congo, mais qui sont demeurées au
stade oral. Le français m'a ouvert au monde aussi bien par la lecture que par
l'écriture. Lorsque j'écris en français, je crée ma langue. Je n'ai pas cherché
à questionner l'histoire avant d'écrire en français. J'avais quelque chose en
moi à exprimer, j'ai pris l'outil qui me semblait le plus charnel, le plus
immédiat.»
Didier Jacob