Manger vivant
Gervais, Lisa-Marie
Luzerne, pois chiches germés, jeunes pousses et herbe de blé, voilà qui pourrait composer un menu vivant. Même si cette façon de se nourrir requiert des connaissances minimales dans l'art de la germination et de la fermentation, manger vivant n'est ni une religion ni un art très compliqué. Un mode alimentaire qui pousse.
Oubliez le cannibalisme, la chair fraîche et ces émissions du type Fear factor où les concurrents ingurgitent une étonnante quantité de vers de terre, blattes et autres bestioles répugnantes. Manger vivant n'a rien à voir avec tout cela, vous diront les défenseurs du concept. C'est plutôt un allié de la simplicité volontaire où l'on préconise les aliments "tels que la nature nous les offre."
Habituellement végétalien, c'est-à-dire n'admettant aucun produit d'origine animale, le régime de l'alimentation vivante privilégie les aliments crus, de préférence biologiques et non transformés. "Manger vivant, c'est manger des aliments frais, dont la courbe de croissance est à son maximum et la valeur nutritive, à son meilleur", explique la natu-ropathe Danielle L'Heureux, qui donne des ateliers d'alimentation vivante dchez elle, au pied du mont Saint-Hilaire. De cette façon, les nutriments sont mieux assimilés par le corps, qui, lui, est plus disposé à enrayer toutes les toxines de la digestion."
Menu vivant
Préoccupés par les questions de santé et soucieux de leur alimentation, voilà près de trois ans maintenant que Robert Arsenault et Évelyne Tremblay, propriétaires de l'auberge La Muse, à Baie-Saint-Paul, se sont convertis à l'alimentation vivante.
Ainsi, tous les matins, le couple carbure désormais au jus d'herbe de blé, une surprenante boisson vert extraite de pousses de blé pressées. Popularisée par l'Institut Hippocrate aux États-Unis, cette boisson à forte teneur en chlorophylle et riche en vitamines aurait des propriétés énergisantes. Pour les repas du midi et du soir, des salades composées de germinations, pousses vertes, salades, algues, graines, noix, fruits et légumes. Ennuyant comme régime? Robert et Évelyne ne se disent absolument pas en reste lorsqu'il s'agit de composer leur menu.
Guidés par l'esprit créatif de leur chef cuisiner Hank Suzuki, ils sont allés jusqu'à élaborer un menu " vivant " dont les plats débordants de couleurs et de saveurs sont autant de plaisir pour l'oeil que pour le ventre, assure-t-on.
Les touristes les plus curieux peuvent ainsi tenter l'expérience de l'entrée de pâté de fèves soja au lait de coco, suivie d'une lasagne de banane, choux et carottes aux épices et aux noix ou encore de rillettes de légumes au pesto. Le tout cuisiné dans l'eau de Pi, une eau du robinet rendue pure, nutritive (corail de calcium et magnésium) et énergisée naturellement par un procédé japonais de filtration.
Populaire au Japon
" Au Japon, les aliments vivants sont très populaires, je dirais que 99 % des foyers consomment des germinations, remarque Hank Suzuki. Le poisson est aussi très important dans l'alimentation et les Japonais l'aiment le plus frais possible ". Il semblerait d'ailleurs qu'ils ne jureraient que par des poissons vigoureux fraîchement pêchés qu'on saigne sous leurs yeux sur l'étal du marché.
Simple?
Bien que les procédés de germination et de trempage soient assez simples- un pot Masson avec un bout de tulle fait souvent l'affaire- Robert Arsenault reconnaît toutefois que ce mode de vie n'est pas accessible à tous. " Ce n'est pas facile pour des gens très occupés qui n'ont pas toujours le temps de cuisiner. Il faut être patient et surtout très motivé ", admet-il.
Motivé, certes, mais pas fanatique. Surtout durant les interminables hivers de la région de Charlevoix. " On essaie de manger vivant le plus possible mais on n'y arrive qu'à 80 %. Quand il fait trop froid, on met parfois nos légumes dans un bouillon de soupe miso, sans que ça cuise. On a besoin de ce petit moment de chaleur réconfortant ", avoue l'homme dans la cinquantaine.
Pas une religion
Dans leur petit appartement du quartier centre-sud, la cuisine ensoleillée d'Arthur Lacomme et de Marie-Hélène Bruneau est un véritable garde-manger vivant. Des tempeh au congélo, des légumes bio dans le frigo, des pots Masson rempli de luzerne sur le comptoir, une armoire truffée de graines de cresson, orge, sarrasin, trèfle rouge, le jeune couple n'a pourtant pas dévalisé de magasins d'aliments naturels. Il est tout simplement curieux d'essayer différentes façons de s'alimenter.
" C'est une question de variété, explique le jeune homme de 26 ans, stagiaire en transport écologique chez Équiterre. Mais il y a aussi tout un plaisir derrière le fait de manger vivant, celui de planter ses graines et de se lever le matin pour voir si elles ont poussé. C'est le côté amusant de s'occuper de son petit jardin. "
" Moi je viens de la campagne et j'ai besoin de mon petit coin vert, renchérit sa copine Marie-Hélène, étudiante en technique de joaillerie. C'est pour ça que dès que l'été arrive, on fait pousser plein de choses sur de balcon, comme des pousses sur terreau et des fleurs comestibles. "
Et tant mieux si le contenu de son lunch peut faire jaser les curieux. " Je me fais parfois poser des questions par des étudiants qui remarquent que j'ai de la luzerne ou des pousses dans mon lunch. C'est plutôt amusant. Je ne me sens pas isolé ou différent pour autant ", note M. Lacomme. Même si leur curiosité alimentaire les a amenés à commander de la Belgique une bactérie pour faire fermenter des fèves de soja et en faire du tempeh, le couple, qui s'avoue d'ailleurs végétarien à temps partiel, n'a pas envie de s'enfermer dans une doctrine aux préceptes stricts.
" Je respecte le choix de ceux qui mangent vivant à 100 % mais je demeure sceptique. Aller trop loin, c'est comme ne rien faire, soutient Arthur Lacomme. Nous, on y va petit à petit. Il n'y a pas de code de normes à suivre. Et on ne sombre pas dans l'orthorexie ", dit-il en faisant allusion à ce trouble pathologique suscité par l'obsession de s'alimenter sainement.
Denis Letendre s'est rallié à l'alimentation vivante il y a quelques années, convaincu d'y trouver là une façon de désengorger les hôpitaux. Avec le temps, son panier d'épicerie s'est transformé, les aliments cuits et les farineux disparaissant au profit des fruits et des légumes et de l'herbe de blé. Bien qu'il soit convaincu des bienfaits de l'alimentation vivante, notamment au niveau énergétique, il n'en fait pas non plus sa religion. " Il y a du radicalisme dans certaines écoles de pensée comme le crudivorisme, par exemple. Mais même si ce n'est pas une panacée, tout le monde aurait intérêt à tendre vers les aliments crus et les germinations. Sans les " convertir ", il faudrait inciter les gens à manger mieux, tout simplement. "
Pour cet ancien inhalothérapeute et auteur du livre Manger vivant, pour vivre mieux et plus longtemps, il est important de demeurer les pieds sur terre et de parfois déroger aux principes de l'alimentation vivante. " Adopter un tel régime nous met parfois en marge, nous éloigne de notre famille et de nos amis. La majorité des gens n'est pas prête à s'isoler complètement, souligne-t-il. Si votre mère vous offre un morceau de gâteau d'anniversaire qu'elle a préparé avec amour, il pourrait être malvenu de le refuser. "
Saugrenu?
Pour Nathalie Jobin, nutritionniste chez Extenso, le centre de référence de nutrition humaine de l'Université de Montréal, manger vivant semble un brin idéaliste. " Ne manger que des germinations et des aliments crus? Ça me semble utopique à long terme. À moins d'avoir un rythme de vie beaucoup plus lent et posé. Mais règle générale, d'un point de vue pratico-pratique, c'est difficilement réalisable. " Selon la naturopathe Danielle L'Heureux, ce sont des aliments très faciles à digérer. Elle recommande toutefois la prudence. " La pomme de terre contient des toxines que le corps ne peut assimiler et qu'il faut faire disparaître par la cuisson. Les femmes enceintes et les jeunes, dont le système immunitaire est plus vulnérable, devraient peut-être proscrire la luzerne et les jeunes pousses. " " Il est vrai qu'un aliment germé facilite le travail des enzymes dans le processus de digestion et d'absorption des nutriments, indique pour sa part Natalie Lacombe, nutritionniste pour Promo-Santé à l'Institut de cardiologie de Montréal. Mais il ne faudrait pas croire qu'ils sont essentiels au bon fonctionnement de l'organisme. "
Les germinations favorisent un contenu riche en fibre et en vitamine C, tout en éliminant les gras et les sucres. En revanche, étant exclusive au règne animal, la vitamine B12, essentielle pour la division cellulaire et la production de globules rouges, risque de manquer dans ce type de régime.
Illustration(s) :
Sanfaçon, Patrick
Dans leur petit appartement du quartier centre-sud, la cuisine ensoleillée d'Arthur Lacomme et de Marie-Hélène Bruneau est un véritable garde-manger vivant.