Tant de nourriture gaspillée!
Perreault, Mathieu
La moitié de la nourriture est gaspillée en Amérique du Nord, affirme Timothy Jones, anthropologue de l'Université de l'Arizona et spécialiste de l'analyse des dépotoirs.
Les pertes sur les fermes vont de 5 à 30 %, la transformation des aliments ajoute une perte de 3 à 10 %, les supermarchés et restaurants perdent 6 % de leurs denrées et les ménages individuels, près de 15 %. Au total, entre 40 et 50 % de la nourriture produite est gaspillée.
" Je pense que mon évaluation est assez modérée, affirme M. Jones. Et je crois que ce gaspillage est intimement lié à l'épidémie d'obésité à laquelle nous assistons: les gens ne savent plus comment préparer les aliments et juger de leur fraîcheur, et l'industrie agroalimentaire est trop pressée par les marges de profits amincies pour bien planifier. "
Parmi les données intéressantes de M. Jones, on voit que les dépanneurs ont des pertes beaucoup plus élevées que les supermarchés: 26 % en regard de 1 %. De même, la restauration rapide gaspille trois fois plus (10 %) que les restaurants traditionnels (3 %).
Du côté des ménages, 14 % des pertes sont constituées d'aliments vendus déjà préparés. Les fruits et légumes forment près de la moitié des pertes, probablement parce qu'ils ne sont pas chers, selon M. Jones. " On peut facilement imaginer qu'une personne ira se chercher des fruits et légumes la fin de semaine pour bien manger mais que, une fois rentrée du travail, un soir de semaine, elle n'aura pas envie de les cuisiner. " À noter, M. Jones n'a calculé que les pertes de nourriture comestible, ce qui exclut donc les os et les pelures d'oignons, par exemple.
Quant aux fermes, M. Jones s'est attardé exclusivement à la culture d'agrumes en Floride, de légumes en Californie (dont une ferme qui produit 80 % des carottes des États-Unis) et de pommes dans le Nord-Ouest. " J'ai commencé à travailler sur une porcherie, mais je n'avais pas le budget pour continuer. J'ai toutefois constaté que les pertes étaient deux fois plus importantes qu'on ne croyait, 20 % au lieu de 9 %. "
Les fermes où l'on cultive des agrumes ont 29 % de pertes, celles qui produisent des légumes, 18 %, et des pommes, 12 %. " En Floride, explique M. Jones, les plantations ont été frappées par des ouragans et le gel ces dernières années, ce qui les a désorganisées. En Californie, les fermes maraîchères sont victimes des fluctuations du marché: il n'y a de profits qu'une année sur quatre ou cinq, alors l'intérêt de bien gérer les stocks n'est pas très important. Les pomiculteurs ont de meilleurs résultats parce qu'ils sont bien établis; notamment, ils font de la transformation (du jus ou de la purée) avec les pommes moins belles. La transformation n'est pas rentable, mais elle permet de donner du travail toute l'année aux employés. " M. Jones a calculé les pertes dans les fermes en fonction de la nourriture disponible avant la récolte. Il a mis huit ans à réaliser ce projet, qui a coûté un demi-million de dollars américains.
Selon un spécialiste des pertes à Agriculture Canada, Clément Vigneault, l'étude de M. Jones pourrait être applicable au Canada. " Mais il ne faut pas mêler perte et gaspillage, explique M. Vigneault. Une meilleure gestion des réfrigérateurs domestiques permettrait de diminuer les pertes, mais il faut alors éduquer toute une population. " M. Vigneault souligne également que la nourriture a un coût tellement bas qu'il est difficile de vendre certains produits imparfaits, par exemple des carottes tordues.
Voilà quelques années, M. Vigneault a analysé la manutention des produits horticoles en épicerie. " Cet outil a été commandé par une des grandes chaînes de mise en marché des produits alimentaires, dit-il. Ce livre de 366 pages décrit les critères de qualité et les méthodes de manutention et d'entreposage de 183 produits horticoles mis en marché au Canada. Cette chaîne d'alimentation n'a pas donné suite à ce travail et nous ne pouvons pas en évaluer l'impact. Aux dernières nouvelles, qui datent de 1999, la chaîne alimentaire hésitait à utiliser le document de peur qu'il se retrouve sur la place publique et qu'un concurrent s'en serve."