Quelle stratégie contre l’antisémitisme ?
« C’EST EN TANT QU’ISRAÉLIEN QUE JE DEMANDE À LA DIASPORA DE NE PAS CONFONDRE LA LUTTE CONTRE L’ANTISÉMITISME AVEC LA DÉFENSE AVEUGLE DE L’ETAT D’ISRAËL »
- Nouvel Observateur Hebdo : N° 2078 - 2/9/2004
« C’est en tant qu’Israélien que je demande à la diaspora de ne pas confondre la lutte contre l’antisémitisme avec la défense aveugle de l’Etat d’Israël »
Quelle stratégie contre l’antisémitisme ?En tant qu’Israélien, concerné par mon pays, je crois que l’avenir d’Israël dépend de notre capacité à promouvoir une paix juste et durable avec nos voisins, d’abord et principalement avec le peuple palestinien. Les inégalités énormes qui distinguent, dans tous les domaines, les deux sociétés, israélienne et palestinienne, appellent une intervention efficace en provenance de l’extérieur et d’abord de l’Europe.
Malheureusement, toute réserve formulée à l’égard de la politique menée par Israël est vécue dans les communautés juives de la diaspora comme une concession à l’antisémitisme. Le besoin d’une action urgente est souligné par la décision de la Cour internationale de Justice de La Haye contre le mur de séparation qu’il importe de démanteler au plus vite : ce mur dit de protection est en fait un mur d’apartheid ; il symbolise le refus de tout dialogue menant à la reconnaissance d’un Etat palestinien, donc à la paix. Est-ce être antisémite que de le dénoncer comme tel ?
Il y a actuellement en France environ 100 émissaires en provenance d’Israël, dont la tâche est de convaincre quelque 30000 Français juifs de faire leur « Aliyah », c’est-à-dire d’émigrer en Israël. Leur message est simple et en même temps assez effrayant : « Partez de France dès maintenant et venez à votre vraie patrie. La France n’est plus un endroit sûr pour les juifs... » Ce message s’harmonise parfaitement avec le venin de l’antisémitisme : « Juifs, partez de notre pays et allez chez vous, en Israël. Après tout, c’était pour cela que nous vous avons aidés à créer ce pays. » Voilà en bref comment l’antisémitisme peut être à la fois l’expression de la haine inexpiable du juif et l’allié le plus puissant du sionisme (ce que Theodor Herzl avait d’ailleurs revendiqué dans son « Journal intime » : « Les antisémites deviendront nos amis le plus loyaux, les nations antisémites nos alliées »).
Ce point de vue est d’autant plus inadmissible qu’il conduit à considérer les mots « sioniste », « juif » et « israélien » comme des synonymes. Une confusion que les dirigeants sionistes, les hommes politiques israéliens et une partie de la diaspora ne se privent pas d’exploiter politiquement.
Cette confusion est due en majeure partie à Israël. L’élément le plus manifeste est la définition d’Israël comme Etat « juif et démocratique ». La contradiction inhérente à cette définition (Etat juif, qui appartient exclusivement au peuple juif ; Etat démocratique, qui appartient à chacun de ses citoyens reconnus) est pourtant évidente. Un fait ignoré par bien des gens, c’est que la nationalité juive est reconnue par Israël, mais non pas la nationalité israélienne. Sur ma carte d’identité, ma nationalité (par opposition à ma citoyenneté) est enregistrée comme juive, non pas comme israélienne. La nationalité des citoyens non juifs d’Israël est définie comme arabe, russe, turque et ainsi de suite, mais la nationalité israélienne n’existe pas. Beaucoup d’Israéliens, juifs et arabes, la plupart d’entre eux militants comme moi pour la paix, ont demandé à plusieurs reprises que l’Etat reconnaisse la nationalité israélienne. Une fois de plus, le 23 mai 2004, la Cour suprême d’Israël s’est prononcée défavorablement. Se définir comme un Etat juif donne à Israël un prétexte pour une discrimination à l’égard de tous ses citoyens non juifs.
L’ambiguïté qui entoure la question de la citoyenneté ne s’arrête pas sur le plan légal, elle est présente dans toutes les manifestations de la vie quotidienne. Il est clair que, même élu à la Knesset, le très petit nombre de députés arabes n’a pas le même statut que celui des députés juifs, et les droits des citoyens arabes ne sont pas les mêmes que ceux des citoyens juifs. Or, si la participation du mouvement sioniste et d’Israël à cette confusion est cynique, celle de la diaspora juive est plutôt tragique. Face aux menaces pesant sur Israël, une grande partie de la diaspora manifeste un soutien sans réserve à l’égard de l’Etat qui incarne le « nouveau juif » sioniste et israélien - grand, fort et fier - remplaçant le Juif errant, faible et pâle, qui avait accepté son destin sans lutter. Par et dans Israël, les juifs ont pu regagner leur fierté et leur confiance dans l’avenir au sein d’une Europe et d’une Amérique qui les avaient abandonnés à l’extermination nazie. Cette identification, cette loyauté, cette gratitude même de la diaspora à l’égard d’Israël l’amènent trop souvent à fermer les yeux et à garder silence sur les directions néfastes qu’emprunte la politique des dirigeants israéliens. Et ceux-ci jouent de ce soutien sans nuances en exploitant toute manifestation nouvelle d’antisémitisme pour occulter le refus de la « feuille de route » menant à la reconnaissance d’un Etat palestinien. Les attentats abominables liés à la deuxième Intifada ont évidemment tendu à renforcer ce réflexe de solidarité. Mais peut-on pour autant méconnaître le fait que, depuis 1967, les « territoires » palestiniens sont occupés et que les colonies juives n’ont pas cessé de s’y multiplier ? Il est clair que la nouvelle vague d’antisémitisme en Europe est étroitement liée au conflit israélo-palestinien abcès de fixation qui entraîne des réactions passionnelles de solidarité dans les communautés juives comme dans les communautés musulmanes.
Les autorités israéliennes ont récemment publié une brochure intitulée « Comment combattre l’antisémitisme » qui, loin de reconnaître le caractère spécifiquement territorial et politique du conflit, tombe précisément dans le piège de l’amalgame entre juifs, sionistes, Israéliens, au point de ne plus voir dans le conflit que des enjeux d’ordre religieux. Pourtant Israël, comme tout autre Etat, peut être loué ou critiqué pour ses actions politiques, alors qu’il n’existe pas de politique commune du peuple juif. Les juifs français sont d’abord des Français juifs, c’est-à-dire citoyens et patriotes d’un pays qui n’est pas Israël, quelle que soit leur solidarité ou leur dilection, comme disait Raymond Aron.
En tant que citoyen d’Israël, je tiens à souligner une fois de plus qu’un Etat ne peut s’en tenir à une idéologie ethno-religieuse et, en même temps, se plaindre d’être victime de thèmes religieux de haine. Israël est coupable de plusieurs formes de discrimination sur le plan ethnique envers ses propres citoyens arabes, et particulièrement à l’égard des 3,5 millions de Palestiniens sous occupation dont toutes les autorités étrangères, européennes, américaines, onusiennes ont reconnu le droit à l’existence d’un Etat. Je ne comprends pas que la plus grande partie de la diaspora ferme les yeux et garde le silence sur la politique à long terme de confiscation des terres, qui fait que les Palestiniens israéliens possèdent 3% de terre, tandis qu’ils représentent 20% de la population. Le problème n’est pas (plus) l’existence d’Israël, mais la confusion entre l’Etat et la religion qui s’en réclame. Nombreux sont d’ailleurs les Israéliens qui souhaitent la transformation d’Israël en un Etat multiculturel, démocratique et véritablement laïque. Beaucoup d’entre nous croient qu’Israël ne peut pas maintenir pour toujours l’identité contradictoire d’un Etat juif et démocratique. Nous sommes convaincus que le monde interdépendant de demain ne peut tolérer l’existence d’Etats fondés sur une supériorité ethnique ou sur la discrimination ethnique ou religieuse. Les juifs de la diaspora n’ont-ils pas à se demander s’ils peuvent soutenir un système politique qu’ils n’auraient jamais accepté chez eux ? Combien d’entre eux accepteraient-ils un Etat « chrétien et démocratique » dans lequel ils seraient victimes de discriminations en tant que juifs ? Combien toléreraient-ils une « démocratie moderne » où l’achat des terres revendiquées par l’Etat serait interdit aux juifs ?
C’est en tant que citoyen d’Israël que je m’adresse à la diaspora pour lui demander de ne pas confondre la lutte contre l’antisémitisme - la lutte contre toute forme de racisme - avec la défense aveugle de l’Etat d’Israël. Il faut que les juifs de la diaspora se mobilisent sans gêne ni complexes - sans tomber dans le piège qui consiste à penser que leur solidarité à l’égard d’Israël est en jeu - en faveur de négociations préservant les chances de cette paix et non pas favorisant la stratégie de puissance menée depuis trop longtemps par Israël. Ce serait une preuve de saine et rationnelle solidarité que d’être à la tête de ce combat, plutôt que de croire que les concessions faites à la politique israélienne constituent la seule stratégie efficace contre l’antisémitisme.
Né au Kenya en 1954, Oren Medicks est l’un des responsables de l’organisation israélienne Gush Shalom (le Bloc de la Paix). Il a débuté ses activités pacifistes en 1987 en refusant d’obéir, pendant sa période de réserve, lors de la première Intifada.