Il y a cependant d'importantes différences entre les deux. Israël a
mené trois guerres pour sa survie, et la lutte armée en Afrique du Sud
n'a jamais évolué vers ces stratégies d'assassinats ni à une échelle
de meurtres telles qu'on les a observées de la part de certains
groupes palestiniens ces dernières années. Mais, dès la décennie 1980,
la supériorité militaire écrasante d'Israël, la baisse du niveau de la
menace exerçable par ses voisins, et le déplacement du conflit en
direction des villes palestiniennes ont altéré la sympathie dont avait
bénéficié autrefois Israël dans le monde.
L'Afrique du Sud, tout comme Israël, se définissaient en tant
qu'enclaves de la civilisation démocratique, aux avant-postes pour la
défense des valeurs du monde occidental. Mais ils ont souvent demandé
à être jugés par comparaison avec leurs propres ennemis, tout en
affirmant que leur mission était précisément de protéger le monde
libre de l'invasion de ces derniers.
(...)
Lorsque les pressions internationales commencèrent à se faire sentir
sur le dossier de l'apartheid, et qu'Israël commença en conséquence à
opérer lui aussi un retrait, la première réaction des militaires
israéliens fut le refus, indique Liel. « Vers 1986-87, on arriva à la
croisée des chemins. Mais lorsque le ministère des Affaires étrangères
fit savoir qu'il était temps de prendre le tournant, et de soutenir
désormais les noirs et non plus les blancs, l'establishment de la
sécurité hurla : `vous êtes complètement fous, c'est suicidaire',
raconte l'ancien diplomate israélien. Les militaires nous disaient
qu'on aurait jamais d'industries militaires ni aéronautiques si on
avait pas eu l'Afrique du Sud pour premier client dès le milieu des
années 1970 ; les sud-africains ont sauvé Israël, disaient-ils. Je
dois vous avouer que c'est probablement exact », poursuit Liel.
Oublier le passé
Shimon Peres était ministre israélien de la Défense lors de la visite
de Vorster, et il également été deux fois Premier Ministre pendant les
années 1980, au pic de la collaboration avec le régime de l'apartheid.
Devant nous, il balaie d'un revers de main les questions sur la morale
de tels liens avec Pretoria. « Moi, je ne regarde jamais en arrière.
Dès lors qu'on ne peut pas changer le passé, pourquoi m'en
occuperais-je ? », nous répond-il.
Quand nous insistons, et lui demandons s'il a jamais des doutes sur le
fait de soutenir un régime représentant l'antithèse de ce pour quoi
Israël a été créé, Peres nous répond qu'à l'époque, Israël menait une
lutte existentielle. « On n'a jamais le choix entre deux situations
parfaitement définies. Chaque choix que l'on fait est entre deux
options imparfaites. A cette époque, le mouvement noir d'Afrique du
Sud était du côté d'Arafat, contre nous. En fait, nous n'avions pas
vraiment le choix. Mais nous n'avons jamais cessé de dénoncer
l'apartheid. On n'a jamais été d'accord avec cela », finit par lâcher
Peres.
Et Vorster ? « Certes, je ne le mettrais pas sur une liste des plus
grands hommes de notre époque », dit-il.
Le directeur général adjoint du ministère israélien des Affaires
étrangères, Gideon Meir, après nous avoir dit qu'il n'avait pas de
connaissance détaillée de la relation Israël-Afrique du Sud de
l'apartheid, préfère parler de « sécurité ». « Notre principal
problème, c'est la sécurité. Il n'y a aucun autre pays dans le monde
dont l'existence même soit menacée. Cela vaut du premier jour de
l'existence de notre Etat à aujourd'hui. Tout cela vient de la
géopolitique d'Israël ».
Lorsque l'apartheid s'est effondré, l'establishment juif sud-africain,
celui-là même qui naguère encensait Percy Yutar -le magistrat qui
envoya Nelson Mandela en prison- opéra un brusque virage, et tendit
ostensiblement les bras à ceux des Juifs qui avaient engagé le combat
contre l'apartheid, comme Joe Slovo, Ronnie Kastrils ou Ruth First.
« J'ai reçu des félicitations de la part des organisations sionistes
internationales. Ils disaient que c'était mes racines juives qui
avaient donné son sens à mon combat. Mais quand je leur ai rétorqué
que je n'avais pas reçu d'éducation juive, et que ma fréquentation
d'une école religieuse chrétienne ne m'avait guère influencée non
plus, ils ont dit que c'était l'instinct juif qui avait opéré en moi ! »
Aujourd'hui, le discours anti-apartheid, dans l'establishment juif
sud-africain, est devenu un moyen pour défendre Israël. Le grand
rabbin d'Afrique du Sud, Warren Goldstein, décrit le sionisme comme «
mouvement de libération nationale du peuple juif », et il récupère la
terminologie officielle du gouvernement actuel de l'Afrique du Sud,
qui veut améliorer le sort des Noirs « auparavant désavantagés ». «
Israël est un Etat résolu, créé pour protéger les Juifs d'un génocide.
Nous aussi sommes des gens auparavant désavantagés, et on ne peut pas
compter sur la bienveillance du monde », déclare Goldstein, qui a
décliné nos demandes d'interview.
En 2004, Ronnie Kasrils s'est rendu dans les territoires palestiniens,
pour faire le bilan de l'offensive israélienne de 2002 en Cisjordanie,
après une vague d'attentats-suicide qui avait fait des centaines de
morts. « C'est bien pire que l'apartheid », nous dit-il. « Les mesures
israéliennes, leur brutalité, font ressembler l'apartheid à une
aimable partie de campagne. Il n'y a pas eu chez nous des jets
attaquant les bidonvilles. Nous n'avons pas eu ces bouclages répétés
de mois en mois. Non plus que de tanks détruisant les maisons.
L'Afrique du Sud avait bien des véhicules blindés, et la police
utilisait ses armes légères pour tirer sur les gens, mais pas à
pareille échelle », analyse-t-il.
Pétition de conscience
Plus de 200 Africains du Sud juifs ont signé une pétition dont Ronnie
Kasrils et un autre vétéran du combat anti-apartheid, Max Ozinsky,
sont les initiateurs. Ils dénoncent le traitement réservé par Israël
aux Palestiniens, et font un parallèle avec l'apartheid. Le document,
intitulé Une Déclaration de Conscience, a fait du bruit dans la
communauté juive sud-africaine. Parmi les signataires, Arthur
Goldreich, un des premiers compagnons d'armes de Nelson Mandela, qui
était parti, tout jeune en 1948, se battre pour la création d'Israël.
Il a tenu à accompagner sa signature d'un amendement, dénonçant les
attentats-suicide et leur impact sur la perception des Palestiniens
par le public israélien.
Kasrils est d'accord sur le fond avec Goldreich, mais il observe que
la « stratégie d'apartheid » d'Israël était en cours bien avant que ne
commence la vague d'attentats-suicide. Il relève aussi la ressemblance
entre les territoires occupés et le patchwork de bantoustans prévu par
le régime sud-africain, destiné à enfermer l'essentiel de la
population noire du pays dans ces enclaves, la population blanche
s'appropriant le gros des terres.
Aujourd'hui, près de 6 millions d'Israéliens vivent sur 85% de
l'ancienne Palestine mandataire, alors que près de 3,5 millions de
Palestiniens sont confinés sur les 15% restants, leurs villes et
villages coincés entre des blocs de colonies israéliennes en expansion
constante, et derrière un réseau de routes ségréguées, de barrières de
sécurité et d'installations militaires.
On peut considérer, bien sûr, qu'Israël tout comme l'Afrique du Sud
sont des produits des événements historiques. Le monde de 1948, année
de création d'Israël et d'accession au pouvoir des Afrikaners, était
un monde qui ne se souciait guère de ces « peuples à peau sombre » se
mettant en travers de leurs grands desseins. Aucun de ces
gouvernements ne faisait finalement beaucoup plus que ce qu'avaient
fait d'autres avant eux, les colonisateurs britanniques notamment.
Et si l'on veut bien admettre qu'Israël, en expulsant les Arabes de
leurs maisons, luttait aussi pour sa propre existence, qui pouvait,
dans le monde occidental, faire des reproches aux Juifs, au lendemain
de leurs terribles souffrances ?
Mais le colonialisme s'est effondré en Afrique, et Israël est devenu
fort, et le reste du monde est devenu de plus en plus réticent aux
discours de Pretoria et de Jérusalem. Comme on le sait, les dirigeants
sud-africains blancs ont choisi la voie du compromis, alors qu'Israël
se trouve maintenant à un moment critique de son histoire.
Avec un Sharon dans le coma, il est douteux que nous sachions jamais
jusqu'où il entendait développer sa stratégie de « désengagement
unilatéral », après le retrait de Gaza et d'une partie de la
Cisjordanie. Comme le dirigeant sud-africain blanc de Klerk, qui se
décida à entamer le démantèlement du système d'apartheid, on peut
formuler l'hypothèse que Sharon serait arrivé à la conclusion qu'il
avait mis en branle des forces ledépassant,forcesdevantconduireàun
compromis acceptable par les Palestiniens.
Mais aux yeux des Palestiniens, la politique de Sharon n'était qu'une
version adaptée du vieux dessein consistant, pour Israël, à se
débarrasser du plus grand nombre d'Arabes possible, tout en conservant
le maximum de terres possible.
De fait, pendant que Tony Blair saluait le Premier ministre israélien
pour son « courage » politique, avec le retrait de Gaza en août 2005,
Sharon expropriait encore de nouvelles terres en Cisjordanie, plus
qu'il n'en avait d'ailleurs rendues à Gaza ; il poursuivait la
construction de milliers de logements supplémentaires dans les
colonies juives, accélérait la construction de cette barrière de béton
et de fils de fer barbelé de 700 kilomètres, dont peu doutent que son
objectif soit de constituer une frontière.
Pour les Palestiniens, l'Etat « émasculé », disposant au mieux «
d'éléments de souveraineté » et d'un contrôle des plus limités sur ses
frontières, ses finances et sa politique étrangère, rappellera
désagréablement les défunts bantoustans de l'Afrique du Sud.
Prenons le cas du réseau routier. Israël procède à la construction,
accélérée, d'un réseau de routes parallèles en Cisjordanie, destinées
aux Palestiniens, lesquels se voient interdire l'utilisation d'un
grand nombre des routes existantes. L'association de défense des
droits de l'homme B'Tselem, estime que la stratégie israélienne dans
ce domaine « présente des ressemblances évidentes avec le régime
raciste d'apartheid, tel qu'il existait en Afrique du Sud ».
Pour l'armée, qui décrit les routes interdites aux Palestiniens comme
« stériles », cette politique ne répond qu'à des considérations
sécuritaires. Mais il est évident que le système routier de la
Cisjordanie est un outil, avec la barrière de 700 kilomètres, pour
consolider les blocs de coloniser et modeler le territoire. « Le
régime routier n'est pas le fait d'une loi, c'est le résultat de
décisions prises à l'échelon gouvernemental et militaire », commente
Goldreich. « Quand je regarde toutes ces cartes et que je regarde les
routes, cela évoque pour moi Alice au Pays des Merveilles. Il y a des
routes pour Israéliens, des routes pour Palestiniens, et des routes
pour Israéliens et Palestiniens », ajoute-t-il. « Les routes, les
checkpoints, la barrière, tout cela décret. Je regarde, et je pose la
question : qu'y-a-t-il donc derrière tout cela ? »
Il y a trois ans, le quotidien israélien Haaretz avait publié des
déclarations de l'ancien Premier Ministre italien Massimo D'Alema.
D'Alema y racontait comment, quelques années plus tôt encore, Sharon
lui avait confié qu'à son avis, le modèle des bantoustans constituait
la meilleure solution au conflit avec les Palestiniens. D'Alema avait
fait cette confidence à l'occasion d'un dîner officiel, à Jérusalem.
Un des participants au dîner mit alors en cause le récit de d'Alema,
disant à ce dernier qu'il n'avait pu qu'interpréter à sa manière, et
non rapporter fidèlement les propos de Sharon. « Pas du tout monsieur,
ce que je viens de dire n'est pas une interprétation des paroles de
votre Premier ministre. C'est une citation exacte », rétorqua D'Alema.
Sharon étant désormais hors-jeu, son successeur Ehud Olmert a pris
l'engagement de parvenir à une définition des frontières définitives
d'Israël, plongeant profondément à l'intérieur, et conservant, pour
l'Etat juif, la totalité de la ville de Jérusalem.
Alors, est-ce de l'apartheid ?
Toute personne qui a connu l'ancienne Afrique du Sud et qui met le
pied aujourd'hui en Israël ne trouve pas, à première vue, beaucoup de
ressemblances frappantes entre les deux pays. Ici, pas de signaux
indiquant ce qui est réservé aux Juifs, et interdit aux non-Juifs. Et
pourtant, tout comme dans l'Afrique du Sud blanche, il y a tout un
monde de discrimination et d'oppression que la plupart des Israéliens
refusent de regarder en face.
Des soldats israéliens humilient et harcèlent régulièrement les
Palestiniens aux checkpoints ; des colons peignent des inscriptions de
haine raciste sur les murs des maisons arabes à Hébron. A
Jérusalem-Ouest, la police a pour habitude de faire des contrôles
d'identité, des passants dont elle pense que ce sont des Arabes.
Certaines localités juives refusent d'accueillir des Arabes, en
alléguant des « différences culturelles ». Le maire d'une colonie
juive a même eu le projet d'exiger des Arabes entrant dans la colonie
qu'ils portent un badge les identifiant comme Palestiniens. Dans les
années 1990, l'extrême-droite juive a menacé des commerces (juifs),
afin qu'ils licencient leurs salariés arabes. Et ceux qui se plièrent
à cette injonction reçurent un label « Ici, il n'y a pas d'Arabes ».
Certains tentent parfois de camoufler cette haine raciale en combat
religieux, mais dans les stades de football, c'est « Mort aux Arabes »
qu'on entend, pas « Mort aux musulmans »