Esclavage, colonisation, immigration : la France confrontée à la face cachée de son histoire
Par Tao David
Le débat actuel sur l’immigration a quelque chose de surréaliste. En effet, d’une part, tout se passe comme si la France et les politiciens français venaient subitement de se réveiller découvrant que la France est un pays d’immigration, un pays multiculturel et de melting-pot ; d’autre part, à écouter les promoteurs de la loi CESEDA, l’immigration serait le problème n°1 de la France. Le chômage, les déficits budgétaires, le trou de la Sécurité sociale, la perte de repères dans le système éducatif, l’impasse dans laquelle se trouvent les institutions sont tout simplement relégués au second plan par l’immigration. Cela est étonnant à plus d’un titre. Comment, en effet, trois à cinq millions d’immigrés ou de citoyens issus de l’immigration peuvent-ils empêcher à ce point 65 millions de Français de vivre ? A moins que cette ferveur anti-immigration ne s’explique tout simplement par le calendrier électoral. C’est une habitude, depuis l’essor du FN en France, de voir la droite propulser ainsi des questions au demeurant secondaires au devant de la scène. C’est la façon qu’elle a choisie depuis deux décennies de créer des écrans de fumée afin d’éluder les vraies questions urgentes du pays.
Quelques exemples : les Français d’origine étrangère (Arabes et noirs) se plaignent d’être discriminés à l’embauche, aux loisirs, dans leur vie quotidienne, avant que les banlieues ne s’enflamment plus tard pour les mêmes raisons, pour ne pas s’en occuper, la droite (UMP) trouve indispensable de voter une loi affirmant, contre l’élémentaire bon sens, le rôle positif de la colonisation. Comme cet écran de fumée opportuniste n’était pas assez épais et qu’il a soulevé un tollé des associations, obligeant le retrait du texte, de Villepin sort de sa poche le lièvre CPE, pour, disait-il, résorber le chômage endémique des jeunes. Ce qui n’était en réalité qu’un cadeau électoraliste (la flexibilité) fait au patronat, comme la loi sur le rôle positif de la colonisation visait à acheter les voix des Pieds noirs.
Est-ce à dire forcément que l’immigration soit en elle-même un faux problème ? Bien sûr que non. Cependant, si on pense, comme à l’extrême droite, ces dernières décennies, et maintenant à l’UMP, que l’immigration est un problème parce qu’il y aurait plus d’immigrés en France aujourd’hui, ce serait évidemment un faux problème. Les statistiques montrent qu’en proportion les chiffres de l’immigration n’ont pas varié depuis les années 1970. Le nombre d’immigrés est resté à peu près au même niveau, et même serait logiquement en diminution puisque la plupart des immigrés deviennent Français par naturalisation. A moins bien sûr de penser comme nombre de « franchouillards » que les Français issus de l’immigration ne sont pas et ne seront jamais de vrais Français, des Français à part entière mais des Français entièrement à part. Si l’immigration (noirs et Arabes) a cette place centrale dans le débat politique français depuis des décennies, c’est sans doute parce que dans l’inconscient collectif des Français, élites politiques et intellectuelles comprises, l’idée vieille qui veut que la France soit une nation blanche, catholique et apostolique est ancrée. C’est là premièrement, en effet, que je vois l’immigration comme un véritable problème national, à la fois historique et politique.
Deuxièmement, le fait que le pays soit frappé d’amnésie historique sur l’origine et les apports de l’immigration accroît l’acuité du problème.
Enfin, l’immigration, dans sa dimension clandestine, est un problème bien sûr, mais un simple problème de surveillance des frontières, comme il se pose à d’autres pays dans le monde. C’est pourquoi il est indécent, malhonnête et machiavélique d’attaquer la question de l’immigration sous l’angle de l’immigration clandestine. C’est encore plus une attitude éhontée que de faire croire aux Français que tous les étrangers qui résident en France se soustrairaient allègrement aux lois de la République, comme M. Särközy (c’est l’orthographie du patronyme du ministre de l’intérieur avant francisation) ne cesse de l’insinuer à longueur de shows télévisuels. Sa loi CESEDA vise en ce sens une catégorie de la population en raison de son appartenance ethnique. CESEDA ne vise pas en effet les Roumains, les Serbes, les Saoudiens, les Latino-Américains, les Indiens... mais exclusivement les immigrés originaires d’Afrique du Nord et plus encore d’Afrique noire. Ceux donc qu’on considère comme faisant tache dans la société française. C’est le sens qu’on peut déduire de sa tournée d’explication en Afrique. En cela, c’est une loi ségrégationniste. On s’en aperçoit d’ailleurs nettement dans la circulaire du 21 février 2006, que M. Sarkozy a envoyée aux préfets et aux procureurs généraux en vue d’accélérer les expulsions d’étrangers en situation irrégulière. Dans ladite circulaire, M. Sarkozy peine à définir des critères autres qu’ethniques et de faciès qui puissent objectivement permettre de contrôler la régularité de séjour d’un étranger. Quand il préconise des contrôles aux abords de locaux occupés par des sans papiers ou bien dans des quartiers supposés abriter des clandestins, il ne le dit pas mais on comprend que ceux qui seront vraisemblablement contrôlés à proximité de ces différents lieux, ce ne sont pas les blonds aux yeux bleus mais les basanés. Donc y passeront les Français arabes, noirs, voire les Antillais. Comment reconnaît-on en effet a priori que dans un groupe donné il y a une concentration possible d’étrangers, donc de clandestins ? Le délit de faciès se trouve ainsi légalisé et sanctifié. L’étoile ici n’est plus jaune, mais basanée.
Mais avant tout, ce que je reproche le plus à cette loi et à l’argumentaire du ministre de l’intérieur pour la défendre, c’est son oubli déconcertant, voire son mépris de l’histoire et de la mémoire. Nicolas Sarkozy est peut-être ignorant, par son origine personnelle, de l’histoire de la colonisation française, mais l’UMP (qui se dit gaulliste entre autres) ne peut, à l’instar de son sémillant président, faire preuve d’une amnésie aussi déconcertante sur cette partie de l’histoire de la France.
Effectivement, il n’est point besoin de sortir de Polytechnique pour savoir que les noirs et les Arabes ne sont pas, en France, le produit d’une quelconque génération spontanée. Si les Algériens, les Maliens, les Ivoiriens, les Béninois, ou les Burkinabè, viennent en France plutôt qu’en Allemagne, au Japon ou en Finlande, cela a une explication historique toute simple : la France a été un empire esclavagiste et colonial. Entre le XVe et le XVIIIe siècle, elle a pratiqué tout d’abord l’esclavage et la traite des noirs, par lesquels elle s’est constitué des colonies qui subsistent encore aujourd’hui et dont les populations sont essentiellement noires (DOM -TOM). Ensuite au XIXe siècle, elle s’est taillé un empire colonial en Afrique par lequel elle entendait étendre sa civilisation, en faisant des peuples conquis des sujets français. Autrement dit, c’est de son propre chef que la France est allée obliger les ancêtres de ceux qu’elle exècre aujourd’hui à être des sujets français. A cette époque, il y avait plus de Français dans le reste de l’Empire qu’en métropole.
C’est au nom de cette appartenance forcée que des générations entières des colonies françaises ont été sacrifiées pour la gloire de la « mère patrie » pendant des siècles de travaux forcés, d’exploitation, de génocide et d’ethnocide, dans l’esclavage intérieur qu’a été la colonisation. Disons en passant que, comme l’esclavage, déni absolu d’humanité à l’égard des hommes et des femmes des colonies, la colonisation, contrairement à ce que pensent certains esprits nostalgiques, s’est disqualifiée comme œuvre humaine positive. Quand vous refusez à un être humain son humanité, sa valeur intrinsèque de personne, pas uniquement en parole mais en le massacrant littéralement, tout ce que vous lui offrez ou ce que vous faites sur le plan matériel n’a aucun sens et ne peut compenser le mal premier que vous lui faites en niant sa dignité d’être humain. Ces « indigènes », ses sujets, mais en aucune façon des citoyens, ont été sacrifiés aussi par deux fois dans « les guerres civiles européennes » (Georges Steiner) dans lesquelles la France était impliquée : 1914-1918 et 1939-1945.
Dans le village africain de mille âmes où je suis né, on compte douze anciens combattants de la dernière « guerre mondiale ». Beaucoup des fils du village ne sont pas revenus. Ils peuplent encore les monuments du soldat inconnu dans nos villes où on a déjà fait une croix sur leur sacrifice. Ce sont plutôt des soldats non reconnus qu’inconnus. En témoigne le dédain actuel adressé à leurs descendants, jugés, pour certains, inutiles par M. Sarkozy. Ceux qui sont revenus sont traumatisés à vie et ne touchent qu’une maigre pension trimestrielle.
On aimerait que M. Sarkozy qui aime à chanter que « ceux qui n’aiment pas la France la quittent », nous dise combien d’âmes ont été sacrifiées dans son village d’origine, en Hongrie, en 1914-1918 et en 1939-1945 pour que lui-même mérite plus d’être bon Français que Moussa, Mohamed ou moi-même ? Soit dit en passant, il y a même des villages et des villes nombreuses en France même où on n’a pas payé le prix du sang pour la rédemption de la France. La seule différence entre Sarkozy, le Hongrois d’origine et Moussa, Mohamed et moi, et qui ferait du premier un Français plus méritant, ne serait-ce pas sa couleur de peau et sa méritoire extraction aristocratique ?
Je ne vois aucunement en quoi je serais un moins bon Français que M. Sarkozy, que M. de Villiers ou tout autre Français, de gauche ou de droite. Un de mes grands-oncles, né en 1918, n’est jamais revenu de la guerre de 1939-1945.
Il est né Français, car né avant les indépendances, et c’est à ce titre qu’il a été sacrifié pour la « patrie ». Comment peut-on aimer davantage un pays, au-delà du fait de lui sacrifier sa vie ou bien de la risquer pour qu’il vive libre ? Or toute l’Afrique, du Nord au Sud, a payé au plus fort la libération et l’indépendance de la France. Nos ancêtres tirailleurs, qui ont été souvent envoyés aux avant-postes des combats, pour économiser le sang français, disait-on à l’époque, sont pour quelque chose dans le fait que la France est aujourd’hui débout et fière de l’être. Les ors de la République également viennent en grande partie de l’effort inhumain imposé aux nègres pendant l’esclavage et la colonisation. M. Sarkozy a beau vitupérer que la France n’a pas besoin de l’Afrique économiquement, la réalité est autre. Cet homme est effarant dans son ignorance des méandres de la Françafrique.
Dans le contexte de la loi scélérate préconisant l’enseignement du rôle positif de la colonisation, voté par l’UMP dans le but calculateur de s’adjuger le vote des pieds noirs, on a entendu, et on les entend encore, des gens, plus ou moins bien intentionnés, répéter : la France ne peut pas éternellement battre sa coulpe ou faire constamment acte de repentance face à son histoire. C’est encore M. Sarkozy qui a ouvert le bal, étalant encore son ignorance de l’histoire impérialiste française. D’ailleurs, il s’agit là d’un faux débat, car personne, qu’il s’agisse de l’esclavage ou de la colonisation, n’a demandé de la repentance. Ce qui est exigé, c’est que la République accepte d’ouvrir le débat sur les pans douloureux et désastreux de son histoire depuis le XVIe siècle aux années 1960. C’est une revendication légitime de transparence historique. On ne peut passer cinq siècles d’histoire impériale, esclavagiste et coloniale sous silence, et encore moins l’effacer purement et simplement grâce à une loi votée à la hussarde. Il faut, comme il sied aux grandes nations, poser un regard objectif et critique sur cette zone d’ombre de la République, sur les cinq cents ans d’esclavagisme et de colonisation qui ont été une période d’absolue barbarie dans l’histoire de notre pays, une histoire qui a été aux antipodes des intentions humanistes et civilisatrices prônées au départ. Ouvrir un débat large sur cette période serait la meilleure façon de faire le bilan sur les méfaits certains et les bienfaits supposés de cette forfaiture historique. On verra ainsi que le maquillage révisionniste cache très mal le visage hideux de la République que certains voudraient qu’on oublie.
Les descendants des peuples colonisés n’attendent point de la repentance de la part de qui que ce soit, mais juste que la République et ses représentants du moment en finissent avec la mauvaise foi et la supercherie politique et intellectuelle.
Concernant par exemple la Seconde Guerre mondiale, un débat public permettrait au peuple français de mesurer la participation des anciennes colonies d’Afrique à l’effort de guerre et aux combats pour la libération de la France. Il permettra par ailleurs qu’on revienne sur les atrocités commises par la République contre les ex-combattants africains, tirailleurs sénégalais, lors de leur démobilisation, notamment sur le massacre ô combien célèbre qui a eu lieu au large du Sénégal en 1942. Ce massacre, dont le cinéaste sénégalais Ousmane Sembene rend compte dans son film Le camp de Thiaroye, film sorti en 1988 mais qui se trouve opportunément interdit de diffusion en France jusqu’à ce jour. En finir avec la pesante loi du silence est la meilleure manière de réconcilier les Français de différentes origines et leur histoire.
Sur l’esclavage, la question ne se pose même pas. En tant que crime contre l’humanité, il est injustifiable. Même s’il faut admettre qu’il n’en est pas différemment de la colonisation. Celui qui a étudié ce phénomène de soumission se rend tout de suite compte qu’esclavagisme et colonialisme ne sont que les deux faces d’une même médaille. Du point de vue des atrocités, de l’idéologie qui opère, ce sont deux choses identiques. La différence réside dans le fait que l’esclavage nécessitait le transport des esclaves vers un continent tiers et que l’autre ne nécessitait aucun transfert de population. En cela la colonisation n’est que de l’esclavage intérieur. D’où, un peu, les limites de la Loi Taubira qui condamne l’esclavage tout en épargnant sa cousine germaine. C’est ce qui autorise justement certains à en revendiquer des côtés
positifs.
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Jeu 2 Nov - 10:33 par mihou