Les ONG au service de la mondialisation ?
Connivence des élites internationalisées
Pourquoi passe-t-on si facilement du poste de responsable d’une grande organisation non gouvernementale (ONG) à celui de patron d’une multinationale ? Les parcours sociaux et éducatifs communs, souvent une grande université américaine, facilitent bien des rapprochements, poussant à un « partenariat » contre nature entre grandes entreprises et ONG, au nom d’une responsabilité sociale partagée.
Yves Dezalay
Directeur de recherches au CNRS, Paris. Auteur, avec Bryant Garth, de la Mondialisation des guerres de palais, Seuil, Paris, 2002.
Bryant Garth
Professeur de droit et ancien directeur de l’American Bar Foundation. Auteur, avec Yves Delazay, de la Mondialisation des guerres de palais, Seuil, Paris, 2002.
La sociologie a beaucoup à dire dans les débats sur la mondialisation (1). Car, si les analyses savantes sont prolixes en diagnostics promotionnels ou critiques, elles restent très discrètes sur les pratiques des experts et contre-experts qui sont des acteurs essentiels de la mondialisation.
L’étude de la gouvernance mondiale représente un marché valorisé et profitable pour les producteurs de droit, d’économie ou de science politique (2). Au-delà de leurs divergences scientifiques ou idéologiques, ces producteurs ont en commun de prendre au sérieux les enjeux de la mondialisation. Faisant comme si elle était une réalité – à promouvoir, à combattre ou à contrôler –, ils mobilisent des ressources sociales et institutionnelles qui contribuent à la faire exister, comme enjeu politique mais également comme chantier autour duquel s’empressent les experts. Lorsqu’ils se renvoient la balle d’un forum à l’autre, les protagonistes ont tout intérêt à ne pas saper ce nouvel espace de pouvoir. Ils y parviennent d’autant plus facilement que la dynamique de l’affrontement les conduit à mettre en avant des champions qui mobilisent des combinaisons assez voisines de savoirs intellectuels et de capital social. Au service de stratégies qui se répondent comme en écho.
Le marché de l’expertise internationale est élitiste et protégé. Pour y accéder, il faut disposer de compétences culturelles et linguistiques. Avant d’être renforcées et légitimées par des cursus scolaires internationaux très coûteux, les prédispositions à l’international sont l’apanage des héritiers de lignées familiales cosmopolites. Y compris parmi certains critiques de la mondialisation, qui s’inscrivent dans des réseaux internationaux souvent marqués par l’influence nord-américaine. Car les grandes organisations non gouvernementales (ONG) multinationales recrutent, elles aussi, leurs jeunes professionnels parmi les meilleurs diplômés des campus de l’Ivy League (3), aux Etats-Unis. Or l’accès à ces écoles d’élite – dont le coût peut dépasser 40 000 dollars par an (30 000 euros) – est réservé pour l’essentiel aux héritiers d’un establishment libéral qui, noblesse oblige, a toujours cultivé une certaine forme d’idéalisme et d’universalisme.
Grâce à un tel recrutement, certaines organisations militantes, certaines ONG, disposent d’un vivier constamment renouvelé de compétences. Aussi motivées que reconnues, elles deviennent des partenaires critiques des multinationales et des Etats. Ces collaborations, mal rémunérées mais riches d’expérience, n’excluent nullement des carrières ultérieures dans les institutions d’Etat, les grands cabinets d’expertises, voire les multinationales. Les professionnels du militantisme y retrouveront leurs anciens condisciples, sinon les dépasseront. Les apprentissages militants de ce type permettent en effet d’acquérir quelques-unes des clefs essentielles à l’heure de la « mondialisation » : un carnet d’adresses, mais aussi un savoir-faire politique qui combine la visibilité médiatique et la discrétion du lobbying, sans oublier une réputation bien utile en cas de reconversion ultérieure comme « entrepreneur moral ».
Ainsi, M. Benjamin Heineman, diplômé de Harvard, Oxford et Yale, commence son parcours professionnel en consacrant ses trois premières années à un cabinet juridique d’intérêt public financé par la fondation Ford. Cela le conduit à d’importantes fonctions dans l’administration Carter, avant qu’il ne devienne (il le restera dix-sept ans) directeur juridique de la General Electric, principale multinationale de la planète. Il en est actuellement le vice-président. Exemplaire, ce profil lui vaut une forte légitimité dans le monde professionnel et patronal, où il s’engage en faveur de la déontologie et d’une plus grande « responsabilité sociale ».
Stratégies du double jeu
Les caractéristiques de la nouvelle génération des activistes de la mondialisation valent, a fortiori, pour leurs aînés. L’aisance culturelle et linguistique, souvent cultivée depuis le plus jeune âge dans des établissements scolaires élitistes comme les écoles bilingues (particulièrement dans les pays en voie de développement), sert de passeport pour l’accès ultérieur à des formations universitaires étrangères, dont le coût, assumé en grande partie par les familles, renforce l’effet de sélection sociale.
Cette formation à l’étranger des élites nationales des pays dépendants constitue un héritage du modèle colonial, réactualisé par le nouvel impérialisme. Les Etats-Unis ont imposé leur hégémonie par des investissements éducatifs qui ont remodelé les cursus universitaires des futurs responsables gouvernementaux autour de l’économie et de la science politique. Les grands campus privés de l’Ivy League servent ainsi de lieu de prédilection à la constitution des nouvelles élites, tant nationales qu’internationales. Compensant la concurrence accrue dans l’enseignement supérieur national, liée à l’afflux d’étudiants, les formations lointaines et coûteuses ont permis aux différentes bourgeoisies d’Etat de privilégier leurs héritiers en leur réservant de fait l’accès à des diplômes étrangers prestigieux. Cette stratégie, commune aux élites de nombreux pays, a contribué à « une unification du champ mondial de la formation des dirigeants (4) ».
A travers la dénonciation des vieilles idéologies coloniales au profit de nouveaux universels – le développement, le marché, l’Etat de droit –, la puissance hégémonique américaine a fait coup double. Elle a disqualifié les réseaux d’influence qui assuraient la pérennité du modèle néocolonial européen, tout en réorientant vers ses propres campus les circuits internationaux de formation des élites périphériques. Avec pour corollaire utile, la fuite des cerveaux vers les marchés professionnels les plus rémunérateurs.
Les deux espaces du national et de l’international sont étroitement imbriqués dans les stratégies de reproduction des élites. Sur le marché de l’expertise internationale, les opérateurs dominants sont ceux qui peuvent mobiliser des titres et des diplômes authentifiés par leurs Etats d’origine. A l’inverse, un capital international de compétences et de relations représente un atout non négligeable dans les stratégies nationales de pouvoir. Etre énarque ou polytechnicien ne nuit certainement pas à une carrière ultérieure dans les institutions internationales ; être diplômé de Harvard n’interdit aucunement de devenir ministre à Paris. Un petit groupe de privilégiés peut simultanément faire valoir sa notoriété nationale pour se faire entendre sur la scène internationale et investir dans l’international pour renforcer ses positions dans le champ du pouvoir national. Dans ce dernier cas, il suffit d’expliquer qu’ils pourront ainsi mieux promouvoir les intérêts du pays dans la compétition mondiale.
Ces stratégies du double jeu valent, a fortiori, pour les grandes institutions philanthropiques privées – comme les Fondations Ford, Rockefeller, Soros – qui se retrouvent désormais à l’avant-garde de la mondialisation, fût-elle « humanisée ». Tout en finançant l’essor international des grandes ONG qui militent pour les droits de la personne ou la défense de l’environnement, elles ont contribué au rayonnement international des campus qui produisent et qui diffusent la nouvelle orthodoxie libérale : plus de la moitié des gouverneurs de banques centrales sont diplômés en économie, le plus souvent dans les grandes universités américaines ; plus d’un tiers sont des anciens du Fonds monétaire international (FMI) ou de la Banque mondiale. La mondialisation valorise ainsi un espace de la « gouvernance » internationale dont les institutions et les pratiques s’inspirent du modèle nord-américain.
Paradoxalement, les divisions au sein de l’empire font sa force. La ruse de la raison impériale (5), c’est qu’elle exporte aussi ses modes de critique : même la contestation du modèle américain s’inspire des analyses (multiculturalisme, métissage) et des méthodes de lutte (invocation de la « société civile » et recours aux médias) courantes aux Etats-Unis. Pour riposter à ceux qui justifient leurs politiques conservatrices en s’appuyant sur les « internationales de l’establishment » (FMI, Banque mondiale, etc.), leurs adversaires puisent dans la panoplie des modèles alternatifs qui circulent à travers le réseau des ONG. Ainsi, au centre comme à la périphérie du nouvel ordre mondial, les luttes internes alimentent et se nourrissent de dynamiques d’importation culturelle. Concurrentes autant que complémentaires dans leurs effets hégémoniques.
Grâce à leur recrutement dans les campus d’élites, au soutien financier des fondations philanthropiques et aux nombreux relais dont elles disposent (dans le champ universitaire mais aussi dans celui des institutions internationales), les ONG basées à Washington peuvent plus facilement élaborer des stratégies et des modèles qui correspondent aux nouveaux enjeux politiques ou scientifiques. Elles sont d’autant plus soucieuses de diffuser ces analyses qu’elles espèrent en retour faire valoir une mobilisation de l’opinion internationale pour accroître leur influence à Washington. Pour les organisations militantes des pays dominés, le problème est différent. La faiblesse de leurs ressources propres les conduit à faire appel au marché international de la philanthropie… qui leur impose en retour ses mots d’ordre et ses modèles, sinon ses modes.
Détournement de militants
Dans sa thèse sur « Le marché international de la solidarité », Benjamin Buclet détaille toute l’ambiguïté du « partenariat » entre les grandes ONG internationales et les petites structures intervenant au niveau local (6). Afin de financer leur action militante, ces dernières doivent s’inscrire dans une logique de projet, négocié avec des bailleurs de fonds internationaux. La mise en concurrence des projets assure l’influence de ces gestionnaires financiers, tant sur la définition des « populations-cibles » que sur les objectifs et les critères d’évaluation. De surcroît, les priorités de ces gestionnaires sont relayées par de grandes ONG, bien introduites sur la scène internationale – ce qui leur permet de remplir, de fait, un rôle de holding vis-à-vis de leurs réseaux de petites ONG locales, ne disposant pas, elles, des ressources sociales qui ouvrent un accès direct aux financements internationaux. Ce dispositif court-circuite les gouvernements nationaux et les notables locaux, mais permet à la « société civile internationale » (sic) d’assurer la diffusion de ses valeurs et de ses priorités, de définir ce que sont les besoins de développement ou les « attentes de démocratie ».
Mer 10 Mai - 0:59 par mihou