DE LA MONDIALISATION POLITIQUE
Par Charles ZORGBIBE
Les traits fondamentaux du nouveau système international restent flous.
Au lendemain de la paix de 1945, les lignes de force du nouveau système bipolaire étaient apparues très vite, comme en témoigne le fameux rapport de George Kennan adressé de Moscou au Département d' Etat en mars 1946 et publié sous la signature de M. X en Juillet 1947, par la revue Foreign Affairs. Rien de tel aujourd'hui: Dix ans après la chute du Mur de Berlin et la guerre du Golfe, les traits fondamentaux du nouveau système international restent flous.
Toutes les interprétations sont ouvertes, allant du retour à un monde classique d'États nations - du même type que celui " d'avant Sarajevo 1914 " - aux prophéties sur un " conflit des civilisations " ou à l'annonce, après le triomphe du modèle démocrate libéral, de la fin des grands affrontements historiques.
Au-delà de ces modèles théoriques, quelles sont les tendances qui pourraient caractériser le système international de la prochaine décennie ? Plusieurs sont à l'oeuvre simultanément.
L'utopie de Kant - une communauté universelle des droits de l'homme, communauté "cosmopolitique", présente virtuellement dans les consciences - semble se concrétiser, deux siècles après avoir été pensée par le philosophe de Koenigsberg. La mise en place des tribunaux internationaux pour l'ex-Yougoslavie et le Rwanda, la création d'une Cour pénale internationale, la chasse aux anciens dictateurs et la banalisation du discours sur "le droit d'ingérence" montrent que l'esprit du temps est bien à l'établissement d'un "État de droit international", fondé sur des États de droit nationaux et sur l'exclusion des "nations non républicaines ", pour reprendre le vocabulaire de Kant.
Cependant, la mise en oeuvre de ce grand projet révèle de nombreuses contradictions.
D'une part, le droit d'ingérence est très sélectif : il s'arrête aux portes des membres les plus puissants de la communauté des États. L'application du droit d'autodétermination est souvent incohérente. Pourquoi reconnaître si rapidement l'implosion de l'ex- Yougoslavie et imposer une structure étatique artificielle à la Bosnie, cette Yougoslavie en réduction?
D'autre part, les décalages de civilisation sont trop grands d'un continent à l'autre, voire d'une nation à l'autre, pour que la révolution dans les esprits soit la même partout. Le risque est que la nouvelle éthique internationale apparaisse imposée par l'Occident , non sans une certaine arrogance parfois. La révolution kantienne n'aurait alors abouti qu'à un nouveau " cercle des nations civilisées " à la manière du XIX" siècle - une nouvelle démonstration de la bonne conscience occidentale.
Le Monopole incontesté de l'ETAT, aujourd'hui dépassé
Depuis les traités de Westphalie, le monopole de l'État comme unique acteur sur la scène internationale semblait incontesté. Aujourd'hui, il a volé en éclats sous la pression des organisations interétatiques, mais surtout des organisations non gouvernementales et des entreprises multinationales dont on chante la puissance dans ces " palmarès croisés " où se juxtaposent le produit national brut des Etats et le chiffre d'affaires des firmes mondiales. Même pour les " souverainistes " les plus classiques, le rôle central de l'État n'est plus une évidence: le temps n'est plus où les diverses sources de puissance - économique, culturelle, scientifique pouvaient être mises au crédit de la puissance collective étatique. Mais n'exagère-t-on pas le déclin de l'État ? Le problème de la légitimité des organisations non gouvernementales va se poser. Si on sait ce que représentent les forces politiques au sein d'un parlement national, comment jauger la représentativité des organisations internationales " de citoyens " qui entendent jouer un rôle croissant dans tant de domaines de la politique mondiale? Quant au couple État / entreprise multinationale, les < cartes qui restent dans les mains du plus modeste des États africains restent décisives lorsque s'ouvre le dialogue avec une firme voulant établir une filiale sur son territoire.
L'intensification des flux migratoires est une autre caractéristique.
Il y a un siècle, une Europe surpeuplée se transportait vers le reste d'un monde souvent vide d'habitants. Ces flux sont aujourd'hui inversés: les nations d'Europe et d'Occident n'assurent plus leur continuité démographique et deviennent les terres promises de peuples du tiers-monde en surnombre dans leurs régions d'origine, fascinés par ce qui subsiste du rêve américain ? ou de l'État providence européen. Des problèmes psychologiques et politiques peuvent surgir. Ainsi, le " modèle républicain " français est particulièrement menacé par ces flux migratoires, plus que d'autres nations dont le principe n'est pas l'assimilation, mais la juxtaposition de communautés séparées.
Le monde actuel est également à la recherche d'une sécurité collective décentralisée.
Une fois passé "l'état de grâce" qui accompagna la chute du mur et la guerre du Golfe, l'Organisation des Nations unies a donné de nombreux signes d'essoufflement. Le consensus semble ébranlé entre les cinq membres permanents du Conseil de sécurité. L'ONU, dont la structure reflète le monde de 1945, semble impossible à réformer, comme le prouve l'échec des tentatives d'élargissement du cercle des membres permanents. En outre, l'habitude prise de confier la responsabilité d'opérations de maintien de la paix à des " sous-traitants" nationaux - les Etats-Unis en Haïti par la résolution 940 du 31 juillet 1994, la France au Rwanda par la résolution 929 du 22 juin 1994 - ne pourra pas être prolongée, car elle aboutirait à la reconstitution des "sphères d'influence" traditionnelles.
L'avenir est à la montée en puissance des organisations continentales de sécurité collective, comme le montre le rôle croissant de l'OSCE en Europe et de l'OEA en Amérique latine. En Afrique, les forces d'interposition au Libéria et en Sierra Leone sont celles de la Communauté d'Afrique de l'Ouest (CEDEAO), tandis que d'autres organisations sous régionales jouent les médiatrices: la Communauté d'Afrique australe (SADC) aux Comores et au Congo-Kinshasa, l'Autorité intergouvernementale d'Afrique orientale (JOAD) au Soudan, en Somalie et entre l'Érythrée et l'Éthiopie. Il resterait à imaginer une structure régionale pour l'Extrême Orient asiatique, seule région du monde qui en soit dépourvue et la plus grosse de conflits potentiels.
Au total l'espoir, surgi au lendemain des révolutions de 1989, d'une société apaisée grâce au triomphe de " l'idée libérale" était-il une illusion ? En réalité, des conflits avec des puissances secondaires - tels ces "rogue states", ces États délinquants pris pour cible par les stratèges du département d'État - n'affecteraient pas la nature du système international de l'après-guerre froide. Les vraies interrogations portent sur d'autres points. Peut-on être certain du caractère pacifique des États démocratiques, ou commet-on l'erreur de Marx et des marxistes, convaincus du caractère naturellement pacifique des États socialistes? Les États libéraux sont-ils à l'abri d'un retour en force de pulsions nationalistes ou autres? Surtout, à Pékin et à Moscou, l'opinion publique et les dirigeants sont-ils définitivement gagnés à "l'idée occidentale" ? Des retours en arrière sont-ils à exclure chez ces deux puissances, ce qui entraînerait la réapparition d'un " ennemi global" ?
Une nouvelle fracture internationale mettant en jeu des puissances du poids de la Fédération de Russie ou de la Chine, mettrait fin à l'après-guerre froide et ramènerait à la situation de 1917- celle d'un système international déchiré.
L'ère des interventions humanitaires
Les années 1988-1990, années du " tournant " d'un système international à l'autre, ont été marquées par rapprochement des sensibilités collectives, par une sorte de réunification de la communauté internationale, après un siècle de guerre civile transnationale. Le temps semblait venu d'obtenir
Une reconnaissance générale des " interventions humanitaires ", d'élargir le droit humanitaire des conflits armés à toute " situation d'urgence ", de légaliser l'action des organisations non gouvernementales de secours et d'affirmer le droit, "pour les populations en détresse, de recevoir une aide internationale "d'urgence, lorsqu'elles ne peuvent être secourues par leurs propres pouvoirs publics.
Ce fut l'objet de résolutions de l'Assemblée générale puis du Conseil de sécurité des Nations unies. La résolution 43-131 du 8 décembre 1988 affirme avec une grande force le principe du libre accès aux victimes, qui ne doit être entravé ni par l'Etat d'accueil ni par les Etats voisins -l'État où se trouve le territoire visé conservant tout de même un rôle prioritaire. Avec la résolution 45-100 du 14 décembre 1990, l'Assemblée générale " pousse les feux " de l'ingérence humanitaire. Elle renforce le principe du libre acheminement de l'assistance à travers le territoire de l'Etat en proie à un sinistre en créant des " couloirs humanitaires ", inspirés du " droit de passage innocent " dans les eaux territoriales d'un Etat riverain (article 17 de la convention de Montego Bay sur le droit de la mer). Certes, ces résolutions ne sont pas contraignantes. Simples recommandations, elles ne peuvent être assimilées à la création d'un nouveau droit. Les notions mêmes de secours immédiat et d'accès aux victimes ont suscité les réserves de nombreux Etats du tiers-monde.
Ceux-ci récusent la notion d'urgence pour mettre l'accent sur une aide efficace au développement qui, seule, permettrait d'éviter ou d' atténuer une situation de détresse. Pourtant, ces deux résolutions ne sont pas restées des coquilles vides. Dès 1988, l'Union soviétique de Gorbatchev, .confrontée à un terrible séisme en Arménie, ouvre ses frontières aux sauveteurs, sans visa, pour la première fois de son histoire. La pratique des couloirs humanitaires allait être appliquée, dès juin 1991, pour le ravitaillement des populations du Sud Soudan, par un itinéraire fluvial à travers le Nil bleu et la rivière Sobat, avant d'être développée en Croatie et en Bosnie.
L'entrée en lice du Conseil de sécurité a modifié la perspective dans laquelle s'inscrivent les préoccupations humanitaires. Organe principal des Nations unies en matière de maintien de la paix, véritable " bras séculier " de l'organisation mondiale en matière de sécurité collective, le Conseil est à même de prendre des décisions obligatoires pour les États membres - ce qu'il fit par la résolution 688 du 5 avril 1991 exigeant du gouvernement de Bagdad "un accès immédiat des organisations humanitaires internationales à tous ceux qui ont besoin d'assistance dans toutes les parties de l'Irak" ; il s'agissait en l'occurrence des populations kurdes soulevées contre Bagdad. L'ingérence dans les affaires internes était, cette fois, manifeste. Des " relais humanitaires " furent mis en place sur le sol irakien, les routes et pistes de montagne empruntées par les Kurdes furent balisées d'hôpitaux mobiles et d'entrepôts, tandis que des " gardes bleus " de l'Onu étaient déployés. Toutefois, la résolution 688 s'appliquait à un État vaincu. De même la 794, par laquelle le Conseil de sécurité constatait, le 3 décembre 1992, "l'ampleur de la tragédie humanitaire" somalienne, visait un pays sans gouvernement et qui semblait provisoirement privé de sa substance étatique. .
L'inflation médiatique qui accompagna l'émergence de ce nouveau droit de l'urgence - ou de l'ingérence - humanitaire a suscité nombre de controverses. On est allé jusqu'à sacraliser un droit "annonciateur d'un nouvel état de l'humanité". Jean-Christophe Rufin railla ces intégristes de l'ingérence qui distinguent deux phases dans l'histoire de l'humanité: l'état de jungle, marqué par des démarches humanitaires instinctives symbolisées par Noé, "premier secouriste, organisateur . des premiers secours d'urgence", puis l'état de civilisation, le droit de secourir à travers les frontières les victimes de toutes les catastrophes, ainsi que l'émergence d'un idéal de justice internationale contre toutes les tyrannies.
Mar 16 Mai - 19:40 par Tite Prout