Oskar Lafontaine - « Le vrai nom de la mondialisation : le capitalisme », par Bruno Odent.
11 juillet 2006
Allemagne. Longtemps dissident du SPD dont il a assuré la présidence jusqu’en 1999, il est devenu l’un des principaux
promoteurs de la nouvelle gauche allemande en cours de formation.
L’ Humanité, Berlin, envoyé spécial, 4 juillet 2006.
- Le regain de croissance, la poursuite de réformes dites incontournables et la popularité de la chancelière. Ce succint état
des lieux sert souvent en France à présenter l’Allemagne et son gouvernement de grande coalition commeun modèle. Est-ce
pertinent ?
Oskar Lafontaine. Certainement pas. La croissance est essentiellement le fruit des exportations, mais cela ne suffit pas à
réduire le chômage qui reste à des niveaux records. La prétendue embellie que l’on observe sur les chiffres officiels du
chômage ne correspond pas à la réalité. Les statistiques allemandes ne sont plus fiables. On constate en effet une diminution
continue de vrais emplois, à temps plein, pourvoyeurs de cotisations sociales et dans les mêmes proportions une augmentation
des jobs précaires. La situation des salariés a donc continué de se détériorer. La chancelière a commencé à perdre des points
dans l’opinion publique. Quant aux réformes, elles consistent à poursuivre les démontages sociaux, à offrir des cadeaux
fiscaux aux entreprises et aux plus riches. Au total, cette politique-là est condamnée à l’échec, comme le fut celle du
gouvernement précédent.
- Quel premier bilan tirez-vous de l’activité du groupe parlementaire que vous coprésidez avec Gregor Gysi, 300 jours après
le succès électoral de la WASG et du PDS ?
Oskar Lafontaine. L’entrée d’un groupe important de députés de gauche au Bundestag a permis que des sujets qui étaient
jusqu’ici totalement ignorés du Parlement viennent enfin dans le débat. Comme, par exemple, la demande de retrait des
troupes allemandes d’Afghanistan ou encore la nécessité d’une imposition des grandes fortunes et des profits des
entreprises.
- Quels sont les points sur lesquels vous vous démarquez le plus de la position consensuelle des autres formations
germaniques ?
Oskar Lafontaine. En politique extérieure nous sommes la seule force qui s’est penchée sur la signification du terme
terrorisme. Nous le définissons comme l’assassinat de personnes innocentes dans le but de parvenir à des objectifs
politiques. D’après cette définition les attaques contre le World Trade Center ou les attentats suicides sont tout autant du
terrorisme que la conduite de la guerre par les dirigeants américains en Afghanistan et en Irak.
Nous sommes le seul groupe parlementaire qui se réclame du strict respect du droit international. Les autres groupes
soutiennent des guerres illégales. Nous sommes la seule formation qui analyse les guerres du Moyen-Orient comme autant de
campagnes militaires impérialistes destinées à s’assurer la haute main sur les réserves en pétrole et en gaz de la région. Les
autres groupes font mine de croire qu’il s’agit de liberté et de démocratie. La gauche est également la seule qui veut toute
l’application d’un accord de non-prolifération des armes atomiques obligeant les puissances nucléaires - dont la France - à se
débarrasser complètement de ces engins de destruction massive. La politique des Occidentaux qui consiste à laisser certains
pays comme l’Inde ou Israël accéder à l’arme nucléaire tout en prétendant pouvoir l’interdire à d’autres comme l’Iran n’a
aucune crédibilité. Et ce n’est pas sur cette base que l’on peut instaurer un vrai processus de paix.
En politique intérieure, nous sommes le seul parti qui se prononce pour le retrait total d’Hartz IV (la réforme du marché du
travail instaurée par le gouvernement Schröder - NDLR) et l’introduction d’un salaire minimum que nous voudrions porter à 8
euros de l’heure. Cette réglementation n’existe pas en Allemagne alors qu’elle est, de longue date, la règle dans d’autres pays
européens. Nous sommes aussi le seul parti allemand qui souhaite une politique économique et social, qui s’inspire du modèle
des pays scandinaves. C’est-à-dire une politique qui concilie un filet social dense avec la croissance et un haut niveau
d’emploi. Enfin, nous venons de nous prononcer pour le droit à la grève générale.
- La grève n’est aujourd’hui autorisée en Allemagne qu’en cas de conflits tarifaires, ce qui interdit, de fait, toute « grève
politique ». Est-ce le succès du mouvement anti-CPE en France qui vous a incité à réclamer la remise en question de ce
principe ?
Oskar Lafontaine. Les syndicats, les organisations étudiantes et les citoyens français nous ont donné un bon exemple. Ce
mouvement a eu un très bon écho ici et nombreux sont ceux qui en sont arrivés à la conclusion qu’il fallait... « apprendre le
français ». Le révolutionnaire allemand éprouve toujours le besoin de composter son ticket avant de monter sur le quai
(sourires).
- Dans le processus de fondation du nouveau parti de gauche, des personnalités du Linkspartei-PDS et de la WASG, dont
vous-même, viennent de publier un manifeste qui s’efforce de cerner l’identité et les grands principes de référence de la
formation. Comment définiriez-vous le rôle du nouveau parti ?
Oskar Lafontaine. Il va essayer de donner un nouveau souffle à une vraie politique de gauche en tirant les enseignements du
passé sans se jeter dans les bras du néolibéralisme. Il entend nationaliser tout ce qui a trait à la protection sociale. Des
branches clés de l’économie doivent passer également sous contrôle public. Comme les banques et le secteur de l’énergie.
Dans le marché et la concurrence la nouvelle gauche voit, à la différence de ses prédécesseurs, pas seulement une condition
pour le bon fonctionnement d’une économie nationale mais aussi le moyen pour les quelque 3 millions d’entreprises allemandes
qui emploient moins de 10 salariés ou font moins de 10 millions d’euros de chiffre d’affaires, de conquérir des pouvoirs en
s’émancipant des monopoles imposés par les grands groupes.
- Vous vous référez à la tradition des Lumières et à Jean-Jacques Rousseau...
Oskar Lafontaine. Le postulat de ce philosophe qu’entre « le faible et le fort c’est la liberté qui opprime et c’est la loi qui
libère » (citation exprimée en français) constitue un principe de base pour la gauche qui entend s’affirmer contre le
néolibéralisme. Il est valable de la politique étrangère à la politique sociale. Les États faibles ont besoin du droit
international et, dans les entreprises, les salariés ont besoin de protections contre le licenciement pour pouvoir être libres.
Quand le fort n’est pas contraint par des réglementations, il piétine la liberté comme on ne peut que le constater partout dans
le monde.
- ... Et vous évoquez aussi Marx.
Oskar Lafontaine. Oui, parce qu’il a présenté admirablement la dynamique de développement du capitalisme. C’est la raison
pour laquelle nous savons aujourd’hui que les guerres au Moyen-Orient sont une conséquence des appétits d’expansion du
capitalisme.
Il a aussi démontré que le terme capitalisme recouvrait des rapports de force sociaux. C’est pourquoi nous n’usons pas du mot
trompeur de mondialisation. Il faut nommer les choses par leur nom et parler de capitalisme. Pour bien signifier que l’actuel
ordre social n’est pas la conséquence d’une évolution naturelle mais le résultat de l’exercice d’un pouvoir fondé sur des
rapports de forces.
- Vous êtes observé avec beaucoup d’attention par des syndicats en pleine crise. Comment voulez-vous les aider à retrouver
des forces ?
Oskar Lafontaine. Nous voyons dans les syndicats notre plus important allié et partenaire. Ils ont hélas effectivement perdu
beaucoup de pouvoirs dans la société. On en a la preuve et on en mesure les conséquences à travers l’évolution des salaires
allemands, la plus mauvaise de tous les États industriels. C’est une des raisons pour lesquelles nous voulons introduire dans la
législation le droit à la grève générale. Pour corriger les dérives de la cogestion, la nouvelle gauche revendique de conforter
le poids de la partie syndicale en introduisant un droit de vote des salariés sur les décisions importantes de l’entreprise.
C’est un point de débat entre nous et les syndicats. Car souvent ils se montrent encore très peu réceptifs aux enjeux de la
démocratie directe.
- Des problèmes sont apparus dans le processus de fondation du nouveau parti de gauche en certains lieux, comme à Berlin où
des militants de la WASG mécontents de la politique de la coalition SPD-PDS, aux affaires dans la capitale, ont décidé de
maintenir leur parti et même de le présenter contre le Linkspartei-PDS aux régionales de septembre. Quelle signification
donnez-vous à ces frictions ?
Oskar Lafontaine. Il faut savoir que les WASG de Berlin et de Mecklembourg-Poméranie (où le PDS cogère également le Land
avec le SPD - NDLR) se sont constitués sur la base d’une opposition à la politique du PDS dans les deux Länder. Leur critique
est en partie justifiée. La gauche n’a le droit d’accepter ni privatisation dans le domaine de la protection sociale ni des
démontages sociaux. Même là où la situation budgétaire est calamiteuse (la ville de Berlin surendettée est dans une situation
de quasi-faillite - NDLR). Mais la réponse de la WASG locale dans ces situations n’est pas la bonne. Une candidature séparée
aux prochains scrutins régionaux risque de conduire à ce que le PDS soit remplacé par la CDU (la droite
chrétienne-démocrate) ou le FDP (les libéraux) dans la coalition qui dirigera la ville. Avec pour conséquence : une
aggravation des démontages sociaux.
- Ces débats au sein de la future nouvelle gauche amènent tout naturellement à poser la question de la crédibilité du nouveau
parti ?
Oskar Lafontaine. Il ne sert à rien de placer la barre très haut sur toutes les questions. Mais nous devons faire de nos choix
fondamentaux des éléments de notre action pratique dans les parlements et dans les gouvernements. C’est le seul moyen
d’être crédible. Si la nouvelle gauche n’était qu’une imitation fatiguée du SPD actuel, elle serait très rapidement superflue.
Car le SPD néolibéralisé existe déjà.
- Où se situeraient pour vous les conditions pour participer à un gouvernement au niveau national ?
Oskar Lafontaine. Nous n’entrerons dans un gouvernement que si nous obtenons le retrait des troupes d’Afghanistan, la
suppression de Hartz IV et des réformes de l’agenda 2010 (les réformes libérales engagées par le gouvernement Schröder et
poursuivis par la grande coalition - NDLR). Et au niveau des Länder et des communes, nous ne sommes prêts à nous impliquer
dans des exécutifs locaux qu’à condition que l’on ne poursuive pas les politiques de privatisations, de suppressions d’emplois
publics et de réduction des prestations sociales.
- Vous critiquez les partis socialistes et sociaux-démocrates européens qui ont échoué alors qu’ils avaient, à la fin de la
décennie passée, quasiment tous les pouvoirs en Europe en raison de leur alignement général sur les préceptes néolibéraux.
Mais vous avez été président du SPD durant cette période, ne portez-vous pas vous aussi une responsabilité ?
Oskar Lafontaine. Oui. Je porte bien évidemment ma part de responsabilité. Car j’ai participé à la mise en place en 1998
d’une coalition SPD-Verts qui s’est laissé emporter par cette dérive. Mais, dans les premiers mois de gouvernement, nous
avons pratiqué une politique de gauche classique. Ainsi, par exemple, nous avons réintroduit la protection contre les
licenciements, augmenté les allocations familiales et cherché à limiter la précarité. C’est au moment où Schröder a décidé de
tourner le dos à ce type de politique que j’ai pris la décision de démissionner du gouvernement et de la présidence du parti.
- Vous vous êtes engagé, il y a un peu plus d’un an en France aux côtés des partisans du « non » de gauche à la constitution
européenne. Il se dit aujourd’hui que le blocage de l’Europe serait dû aux « non » français et néerlandais. Êtes-vous toujours
aussi fier de votre engagement ?
Oskar Lafontaine. Oui. Le plus grand mérite des citoyens français et néerlandais est d’avoir placé un signal stop face aux
erreurs d’orientation de la politique européenne. Leur message contre la dérive qui conduit l’Europe vers toujours davantage
de dumping social et fiscal est clair. Les gens ne veulent pas d’une Europe dans laquelle ils seraient les perdants et où serait
gagnante une minorité de riches et de grandes entreprises, de détenteurs de capitaux à qui sont offerts toujours davantage
de possibilités de se soustraire à l’impôt.
- Le manifeste du nouveau parti de gauche ne dit aucun mot sur le rôle de la Banque centrale européenne. Cela signifie-t-il
qu’une politique de gauche pourrait s’accommoder du pacte de stabilité et de l’actuelle politique monétaire de l’UE ?
Oskar Lafontaine. Non. La politique monétaire de la BCE n’impulse pas la croissance et l’emploi mais les menace et porte une
bonne part de responsabilité dans le haut niveau de chômage en Europe. Le manifeste ne pouvait ni ne voulait embrasser tous
les thèmes. Mais la nouvelle gauche revendique un nouveau statut de la BCE, un retrait du pacte de stabilité et une
coordination des politiques économiques et monétaires pour produire plus de croissance et d’emplois. Le statut actuel de la
BCE, son fonctionnement uniquement dévoué à la stabilité des prix est un non-sens économique. Sa soi-disant indépendance
est antidémocratique.
Entretien réalisé par Bruno Odent.
- Source L’ Humanité www.humanite.fr
http://www.legrandsoir.info/article.php3?id_article=3853