Interview de Claude Ribbe: Alexandre Dumas,Haiti,l’esclavage et colonisation par la France
Source :
grioo.com
Claude Ribbe : "le bicentenaire d’Haïti doit être fêté et célébré par la diaspora dans le monde entier"
Guadeloupéen séjournant actuellement en Haïti à l’occasion des cérémonies du bicentenaire de la révolution haïtienne, l’écrivain a expliqué la portée de cette révolution pour la Diaspora
Claude Ribbe, pouvez-vous vous présenter à nos internautes ?
Nègre, 49 ans, écrivain français, citoyen du monde. Ma formation traditionnelle d’universitaire (école normale supérieure, agrégation de philosophie) ne m’a pas fait oublier qu’en 1802 la France a remis mes ancêtres de la Guadeloupe dans les fers. Rien d’étonnant si, dès lors, mes deux derniers livres, " Alexandre Dumas le dragon de la Reine " et " L’Expédition ", tous deux publiés à Paris (éditions du Rocher), évoquent l’esclavage et le passé colonial français aux Antilles. L’histoire d’Haïti est l’axe de ce passé occulté que j’essaie aujourd’hui de faire réapparaître au plus large public. Grâce à la découverte récente d’Haïti, j’ai trouvé beaucoup de réponses aux questions que je m’étais toujours posées.
Grâce à Haïti, le principe des droits de l’homme et du citoyen, proclamés par la France en 1789 mais refusés aux esclaves africains des colonies, est véritablement devenu universel
Claude Ribbe
Vous séjournez actuellement en Haïti où va se dérouler le bicentenaire de l’indépendance. Comment ressentez-vous les choses sur place ?
Je me trouve en effet depuis plusieurs semaines à Port-au-Prince où la situation est assez différente de ce que l’on peut imaginer à lire les journaux. En effet, à en croire une certaine presse internationale, Haïti serait dans une situation qui se détériorerait de jour en jour, et même d’heure en heure. En fait, si certains Haïtiens manifestent leur opposition au président Aristide, la population est davantage préoccupée par les problèmes du quotidien. La véritable crise est sociale et ne date pas d’hier. Il faut savoir, pour bien se rendre compte de ce qui se passe ici, que les salaires mensuels - pour ceux qui ont la chance d’avoir un emploi - sont de l’ordre de 75 euros, qu’il n’y a ni sécurité sociale, ni allocations familiales, ni indemnités de chômage. Le système public d’éducation étant saturé, l’école est, de fait, payante. Il y a 65 % d’analphabètes.
La plupart des Haïtiens sont noirs de peau, créolophones, vaudouisants, illettrés et d’une extrême pauvreté. Ceux qui ne peuvent fuir le pays dans des embarcations de fortune vont chercher le salut dans la grande ville de Port-au-Prince et s’entassent par centaines de milliers dans des bidonvilles atroces. Une petite minorité à la peau claire a un niveau de vie comparable à celui de riches Américains. Cette minorité francophone, catholique et extrêmement fortunée, détient le pouvoir financier et intellectuel.
Mais elle est privée du pouvoir politique depuis que Jean-Bertrand Aristide a été élu président en 1990. Aujourd’hui, d’une manière bruyante, elle conteste cet homme qui a déjà échappé à une douzaine de tentatives d’assassinat et qui a passé plus de la moitié de son premier mandant en exil à la suite d’un coup d’état. Cette contestation a un large écho dans le monde. Cependant, le président Aristide a gardé le soutien, sinon la confiance d’une bonne partie de son électorat populaire qui, sans se faire pour autant d’illusion, comprend qu’on ne règle pas une crise économique par l’espérance d’un improbable miracle politique, que les anciens supporters du dictateur Duvalier ne peuvent pas s’être transformés soudain en démocrates exemplaires.
L’évolution d’Haiti depuis cette indépendance n’a malheureusement pas été très positive. Les Haitiens sont-ils mobilisés par un événement qui peut paraître éloigné de leurs préoccupations quotidiennes ?
Effectivement, l’histoire d’Haïti qui a suivi son indépendance est assez décevante. C’est pourquoi la fierté des Haïtiens se reporte sur cette indépendance même. Chacun est très attaché au culte des " pères fondateurs " et des " jacobins noirs ". Cela se vit au quotidien et l’expérience de la misère ne fait pas oublier que cette misère actuelle est la conséquence de leur révolution d’il y a deux cents ans. Aucun mot d’ordre politique ne saurait donc entraver la célébration d’un événement tel que le Bicentenaire. Cette célébration se poursuivra durant toute l’année 2004 et devrait entraîner une forte mobilisation des 8 millions d’Haïtiens d’Haïti et des 2,7 millions d’Haïtiens de la diaspora (aux USA et Canada pour la plupart).
Quelle est l’importance de cet événement en dehors d’Haïti, dans les Caraïbes, et plus globalement pour le monde noir ?
Haïti, après avoir accompli, de 1791 à 1803, la première révolte d’esclaves qui ait jamais réussi dans toute l’histoire de l’humanité, est devenue, le 1er janvier 1804, la première république nègre du monde. Grâce à Haïti, le principe des droits de l’homme et du citoyen, proclamés par la France en 1789 mais refusés aux esclaves africains des colonies, est véritablement devenu universel. C’est un événement majeur dans l’histoire du monde noir mais aussi dans l’histoire de l’humanité. Haïti a, par ailleurs, aidé Bolivar à abolir l’esclavage dans toute l’Amérique latine. De ce fait, cette nation admirable, héroïne de la diaspora, est aussi le pivot de la liberté universelle.
Sentez-vous une mobilisation de la diaspora noire (africaine, caraïbéenne, afro-américaine..etc) autour de cet événement ?
Beaucoup de gens de la diaspora sont gênés pour évoquer ce Bicentenaire. Gênés de la misère d’Haïti qui, deux cents ans après, ne peut leur servir de modèle économique, gênés aussi de ce lynchage médiatique auquel est actuellement livré Jean-Bertrand Aristide, président de la république d’Haïti.
Il n’est pas de bon ton de prendre sa défense depuis qu’une cinquantaine d’ " intellectuels " ont décidé qu’il représentait le mal absolu. Mais, au fond, la misère d’Haïti et ses difficultés à trouver le chemin de la démocratie ne remettent pas en cause la grandeur ni l’exemplarité de son destin. Quant à la politique intérieure haïtienne, elle n’intéresse que les bourgeois de Port-au-Prince et leurs alliés occidentaux, trop contents d’assister à une tentative de sabotage d’un Bicentenaire qui leur fait honte. Ainsi la France qui, pensant éviter le problème de la réparation (pour 150 années d’esclavage) et de la restitution (de la rançon de 21 milliards) s’est empressée d’envoyer une nouvelle " expédition " pour demander au président élu de démissionner et pour torpiller, par tous moyens, le Bicentenaire officiel.
En deux cents ans aucun chef d’état français n’est jamais venu dans cette ancienne colonie, devenue maudite à jamais pour s’être un jour révoltée
Claude Ribbe
Il n’empêche que le monde noir a les yeux braqués sur Haïti. Bien sûr, certains redoutent le jugement de l’homme blanc qui, à travers la condamnation sans appel d’Haïti et de son représentant politique actuel, libère sans retenue ses fantasmes racistes les plus secrets. Il n’empêche que le monde entier est concerné, car ce petit pays courageux a marqué une des étapes les plus décisives de l’histoire de l’humanité. Nombreux sont les Africains, les Antillais et les Américains à exprimer un point de vue différent du point de vue défendu par l’Occident et présenté par les médias comme " politiquement correct ".
Je pense au président Mbeki, venu au secours d’Haïti au mépris du qu’en dira-t-on et du cyclone médiatique qui vient de passer sur l’île. Je pense à Mandela, qui a fait de la célébration du Bicentenaire une affaire personnelle. Il ne faut pas oublier les Américains. Ainsi Danny Glover et tout le Black Caucus.
D’une manière générale, l’Afrique, les Caraïbes et l’Amérique ont répondu à l’appel d’Haïti pour l’aider à célébrer son Bicentenaire. Ce n’est pas si mal. Les révolutionnaires de 1791 n’étaient qu’une poignée, au départ. Vous verrez, le monde entier suivra.
Quelles leçons la diaspora actuelle peut-elle tirer de cette révolution survenue il y a deux cent ans ?
La devise de ces hommes et de ces femmes d’Haïti était et demeure " La liberté ou la mort ". Ils continuent à payer le prix de ce choix. Certes, ils ont eu la liberté. Mais la France les a rançonnés de 21 milliards et cela les a ruinés et divisés. Ils ont payé pendant presque deux cents ans. Ils sont affamés, déchirés, mais ils sont fiers. Ils ont gardé la tête haute et la nuque raide.
La leçon ? C’est que la liberté est le propre de l’Homme. Mais la liberté n’est rien sans l’unité et la solidarité. C’est pourquoi la diaspora doit aujourd’hui voler au secours d’Haïti en l’aidant à s’unir, fût-ce malgré elle. La diaspora doit célébrer et faire célébrer le Bicentenaire d’Haïti dans le monde entier. Ce Bicentenaire, c’est le nôtre. C’est notre histoire. L’histoire des chaînes que l’on brise.
Jusqu’ici, on a assez peu parlé en France de cet événement qui fait pourtant quelque part partie de l’histoire de France. Qu’est ce que cela vous inspire ?
La France a déporté un million d’hommes, de femmes et d’enfants d’Afrique jusqu’en Haïti. Elle les a exploités, méprisés, humiliés, martyrisés. Elle les a fait mourir au travail. Après que ces esclaves se furent révoltés et eurent gagné leur liberté, au prix de leur sang, la France, voyant qu’elle ne parviendrait pas à les remettre en esclavage, a perpétré un véritable génocide.
La population africaine haïtienne était de 500 000 personnes en 1789. En, 1804, près de la moitié avait disparu. On a gazé les " nègres et autres gens de couleur " dans les cales des bateaux de Brest, de Toulon, de Lorient et de Rochefort. On les a torturés. On les a noyés par milliers.
Ensuite, pour faire oublier la victoire de ces esclaves, on a inventé le racisme scientifique.
Hitler a fait son miel de ces extravagantes théories hexagonales : Gobineau, Vacher de Lapouge et consorts. En 1825, sous prétexte d’indemniser les pauvres colons français dépouillés de leurs esclaves, on a achevé de saigner les Haïtiens par un écrasant tribut qui les a empêchés de se relever jamais. Aujourd’hui, les descendants de ces mêmes colons qui ont touché l’argent maudit reviennent en Haïti avec l’arrogance de leurs ancêtres négriers pour donner des leçons au nom des Droits de Homme. Les historiens se taisent. Les intellectuels parlent d’autre chose. Les hommes politiques ont des trous de mémoire. Des journalistes manipulés hurlent avec les loups. Que voulez-vous que cela m’inspire d’autre que dégoût, mépris, colère, chagrin ?
Plus généralement, estimez-vous que la France a du mal à aborder sereinement la face sombre de son histoire (esclavage, code noir, colonisation...etc) ?
De tous les pays au passé négrier, la France est l’un des pires. Haïti faisait vivre un Français sur huit en 1789. Aujourd’hui, motus dans les manuels scolaires ! On encense Napoléon le négrier. Un responsable politique peut affirmer tranquillement qu’ " Haïti n’a jamais été, à proprement parler, une colonie française " et un écrivain peut évoquer dans " Le Monde " (du 18 septembre 2003) le brillant passé commercial de sa chère ville de Bordeaux sans évoquer l’esclavage ni la traite. Personne ne proteste ! Faut-il s’étonner quand l’extrémisme de droite prospère sur un pareil terreau ?
Dumas n’était pas blanc de peau. Donc il était nègre. C’est comme cela en France. Si l’on n’est pas tout blanc, on est forcément tout noir