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que « tout l’avenir économique de la Palestine dépend de son approvisionnement en eau [...]
Nous considérons qu’il est essentiel que la frontière nord de la Palestine englobe la vallée du
Litani sur une distance de près de 25 miles, ainsi que les flancs ouest et sud du mont Hermon. »14
Weizmann ajoutait : « En ce qui concerne la frontière nord, l’objectif premier était d’ordre
économique, et ‘économique’ signifie, dans ce contexte, approvisionnement en eau ».15 En 1965,
le Premier ministre israélien, Levi Eshkol, avait déclaré qu’ « Israël [pourrait être amené] à se
battre pour son eau ».16 Encore en 1992, Shimon Peres déclarait qu’ « Israël [avait] plus besoin
d’eau que de terre ».17 Lorsque Israël déclenche la guerre des Six Jours de 1967, un des objectifs
militaires prioritaires était d’assurer l’approvisionnement en eau du pays : la Syrie avait entrepris
de barrer deux affluents du Jourdain sur les hauteurs du Golan.18 Les conquêtes israéliennes
changèrent complètement la situation hydraulique de la région : Israël avait augmenté son accès
au Jourdain et au Yarmouk, contrôlait les sources de nombreux affluents du Jourdain, et avait
pris le contrôle des nappes de Cisjordanie. Aujourd’hui, près de 40 % de l’eau israélienne
provient des deux territoires, occupés pendant la guerre, le Golan et la Cisjordanie, dont un tiers
du seul Golan.19
Les négociations de paix butent toujours sur le même obstacle : la part de la Cisjordanie
que le gouvernement israélien accepte de ne plus contrôler, avec l’accès aux nappes phréatiques
et aux cours d’eau que cette autonomie territoriale suppose ; et le contrôle des nombreux
affluents du Jourdain qui prennent leur source sur les hauteurs du Golan. Dernier avatar de cette
prégnance de la question de l’eau dans les négociations : le projet que le gouvernement israélien
a finalisé au printemps 1998 prévoit l’annexion pure et simple d’une bande de 20 km de
profondeur, le long du Jourdain, ce qui isolerait les hauteurs de la Cisjordanie de tout accès au
fleuve.20La question de l’eau empoisonne les relations entre Palestiniens et Israéliens au
quotidien : les Palestiniens sont facturés au prix de l’eau potable pour leur eau agricole, et non les
colons juifs ; les Palestiniens doivent obtenir une autorisation spéciale pour creuser tout nouveau
puits des autorités militaires israéliennes ; les puits palestiniens mesurent 70 m en moyenne,
contre 350 m pour les puits des colons.21 De même, les terres dont l’autonomie, totale ou
partielle, est reconnue aujourd’hui par le gouvernement israélien au titre des accords d’Oslo, sont
en général situées sur les hauteurs calcaires de la montagne cisjordanienne, où la difficulté
d’accès à l’eau nécessite de creuser de profonds puits pour atteindre la nappe phréatique.
Inversement, la bande de 20 km que le gouvernement israélien envisage d’annexer occupe
l’ensemble des basses terres de la vallée du Jourdain.
La perception aiguë du besoin en eau pour la sécurité d’Israël a conduit l’État hébreu a
envisager d’exploiter les eaux du Litani ; on le sait de par la déclaration de M. Weizmann, cité ci-
14 LEBBOS, G., « Le Litani au coeur du conflit israélo-libanais », Les Cahiers de l’Orient, n°44, 1996 ;
SIRONNEAU, J., op. cit. 1996 : 34.
15 WOLF, A., Hydropolitics along the Jordan river, United Nations University Press, Tokyo, 1995 : 22.
16 WOLF, A., op.cit, 1995 : 51.
17 Le Devoir, 27 mars 1996.
18 COOLEY, J., « The War over Water », Foreign Policy, n°82, 1991 : 3.
19 ROUYER, A., « The Water Issue in the Palestinian-Israeli Peace Process », Survival, vol. 39, n°2, 1997 : 63 ;
LOWI, M., « Bridging the Divide », International Security, vol. 18, n°1, 1993 : 121 ; GLEICK, P., « Water and
Conflict », International Security, vol. 18, n°1, 1993 : 84.
20 The Economist, 20 juin 1998.
21 FREY, F. et NAFF, T., « Water : an Emerging Issue in the Middle East ? » Annals of the American Academy,
n°482, novembre 1985.
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dessus ; on a pu l’observer à travers le comportement de l’armée israélienne au Liban, occupé à
la suite de la guerre de 1982 contre l’OLP et la Syrie. Les autorités israéliennes ont interdit aux
agriculteurs libanais de construire de nouveaux puits ; la région de Château Beaufort, lieu où
Israël peut détourner facilement des eaux du Litani, est zone militaire interdite.22 Si le
gouvernement israélien n’a pas encore donné son feu vert pour cette opération, c’est parce que la
sécurité d’Israël en eau n’est pas compromise au point que la réalisation d’un aqueduc en
provenance du Litani compense l’échec certain des négociations de paix que cette décision
entraînerait.
La Jordanie et la Syrie dépendaient également en grande partie des eaux du Jourdain et du
Yarmouk, son affluent principal. Selon les experts jordaniens, la consommation d’eau devrait
doubler entre 1994 et l’an 2000. Or, la Jordanie accuse déjà un fort déficit en eau de 500 millions
de m³ par an. Le traité de paix avec Israël règle les modalité du bon voisinage hydrique entre les
deux pays, mais la population jordanienne croît au rythme de 3,6 % par an ; de plus, le débit du
Yarmouk à la frontière jordano-syrienne, qui était en 1963 de 410 millions m³ par an, n’était plus
en 1991 que de 148 millions.23 Déjà en 1997, Amman a réclamé des aménagements au traité de
1994, afin d’accroître sa part du Yarmouk.24
Le Nil est également au coeur d’un grave conflit sur le partage de ses eaux. Puissance
dominante du bassin du fleuve, l’Égypte a signé des accords avec ses voisins du sud pour lui
garantir l’essentiel du flux d’eau : 95 % de l’eau égyptienne provient de l’extérieur de ses
frontières. Avec une démographie galopante et une surface agricole utile très réduite, l’Égypte a
montré des signes très net d’agressivité dès que le Soudan ou l’Éthiopie, que drainent les
affluents du Nil, ont laissé paraître une volonté d’exploitation de leurs ressources en eau. En
1979, le président Sadate a affirmé que le « le seul facteur qui pourrait déclencher l’entrée en
guerre de l’Égypte est l’eau », tandis que le ministre des Affaires étrangères égyptien, M. Boutros
Boutros-Ghali a, par une petite phrase désormais célèbre, résumé clairement la position de son
pays en 1987, en soulignant que « la prochaine guerre dans la région [serait] sur les eaux du
Nil ».25
Le traité de 1959 entre l’Égypte et le Soudan, signé peu après une période de quasi-conflit
armé, régit le partage des eaux du Nil entre les deux pays et attribue 55,5 milliards m³ par an à
l’Égypte et 18,5 milliards m³ au Soudan. Mais l’Éthiopie, confrontée à la nécessité de la
reconstruction de son économie après la guerre civile et à une augmentation très rapide de sa
population, qui devrait passer de 54 millions d’habitants en 1992 à 94 millions en 2010, rejette
les clauses du traité égypto-soudanais dont elle n’est pas partie prenante. Les plans de
développement économique de l’Éthiopie prévoient la construction de près de 36 barrages, ce qui
inquiète considérablement Le Caire, puisque le Nil bleu, qui draine le territoire éthiopien,
représente 80 % du débit total du Nil. Les relations avec Addis Abeba se sont rapidement
détériorées lorsqu’il est apparu que l’Éthiopie entendait aller de l’avant avec son programme de
22 AMERY, H., « Israel’s designs on Lebanese water », Middle East International, 10 septembre 1993 ; LEBBOS,
G., « Le Litani au coeur du conflit israélo-libanais », Les Cahiers de l’Orient, n°44, 1996.
23 CHESNOT, C., « Jordanie, le royaume assoiffé », Hydroplus, n°46, septembre 1994.
24 The Economist, 17 mai 1997.
25 GLEICK, P., « Water and Conflict », op. cit., 1993 : 85.
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mise en valeur du Nil bleu, et notamment lorsqu’un projet d’irrigation important, Tana Beles,
destiné à bonifier les terres du Ouollo et du Tigré, fut connu du Caire en 1987.26
Si la Syrie a été la première a vouloir contrôler le débit de l’Euphrate pour mieux en
exploiter les eaux, construisant en 1974 un barrage à Tabqa qui failli être l’objet d’un conflit
avec l’Irak, la Turquie aménage, depuis 1980, de nombreux barrages et ouvrages de dérivation
sur les cours de l’Euphrate et du Tigre qui traversent l’Anatolie, dans le cadre du projet GAP -
Guneydogou Anadolou Projesi, lequel prévoit sept projets sur l’Euphrate et six sur le Tigre, pour
un total de 21 barrages. En janvier 1990, le plus gros ouvrage, le barrage Atatürk, a été achevé.
Or, si Ankara réalisait la totalité des prélèvements et des retenues qu’elle projette de faire, le
débit de l’Euphrate restant à la disposition de la Syrie serait vraisemblablement réduit de 30 à
40 %, et, après le passage de la Syrie, le débit restant à l’Irak ne serait plus qu’un quart de ce
qu’il est en ce moment. La Syrie serait alors confrontée à un grave problème, puisque sa politique
de développement agricole suppose de porter sa surface irriguée de 863 000 ha à 1,4 million en
2010, objectif que le débit prévu de l’Euphrate rend pratiquement impossible à atteindre.27
Confrontée à une baisse trop radicale du débit de l’Euphrate, Damas serait tentée d’augmenter
ses prélèvements dans le Yarmouk, ce qui déclencherait une vive réaction de la Jordanie et
d’Israël.28 En 1990, la Syrie et la Turquie ont menacé d’en venir aux armes pour régler leur
profond différend. De même, l’Irak serait confrontée à une situation agricole très difficile si la
Turquie menait à bien l’ensemble de ses projets : avec le débit de l’Euphrate à sa sortie de Syrie
réduit des trois-quarts, le pays ne pourrait alimenter que 37 % des surfaces irriguées en 1990.29
En Asie centrale, c’est l’eau qui, de plus en plus, sera au coeur des différends entre les
pays de la région. Avec l’arrêt des subsides versés par l’ex-Union soviétique, les économies de
ces pays demeurent très fragiles et dépendantes de leurs exportations. Or, les républiques d’Asie
centrale, en particulier l’Ouzbékistan, avaient largement misé, dans les années 1960, sur la
culture du coton, fortement consommatrice d’eau. Ce sont, en grande partie, les très grandes
quantités d’eau nécessaires à l’irrigation de ces cultures industrielles qui seraient à l’origine de la
disparition progressive de la mer d’Aral.30 Or, les quantités d’eau, déjà très importantes, qui sont
prélevées pour l’agriculture, ne suffisent plus à maintenir les rendements actuels : près d’un quart
des terres irriguées de l’Ouzbékistan ne reçoivent plus que 70% de l’eau dont le coton a besoin.
Qui plus est, il y a peu de place pour une amélioration du rendement de cette eau, car la culture
du coton ouzbek est déjà relativement efficace.31
26 LEBBOS, G., « La vallée du Nil », Les Cahiers de l’Orient, n°44, 1996.
27 DAOUDY, M., « Entre le Tigre et l’Euphrate : une négociation en eaux troubles ». Les Cahiers de l’Orient,
n°44, 1996.
28 SIRONNEAU, J., op. cit., 1996 : 43.
29 BESCHOMER, N., « Water and Instability in the Middle East », Adelphi Paper n°273, IISS, Londres, 1992 : 35.
30 Les pêcheurs de l’Aral affirment que la mer a commencé à reculer en 1952, soit 8 ans avant le début de la culture
intensive du coton. Si celle-ci a certainement précipité le déclin de la mer d’Aral, il se pourrait que l’origine du
phénomène soit naturelle, comme la reconstitution de nappes très profondes qui communiqueraient avec la mer
Caspienne laquelle a vu son niveau monter de plusieurs mètres depuis 20 ans. Courrier international, 17 août 1995 ;
La Presse, 24 septembre 1995.
31 « The Silk Road catches fire », The Economist, 8 janvier 1993 ; BELYAEV, A., « Water balance and water
ressources of the Aral Sea basin and its man-induced changes », GeoJournal, 35, 1, 1995 : 17-19.
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La plaine du nord de la Chine est confrontée à un grave problème de diminution de la
ressource en eau. Depuis 1995, la demande à Pékin est supérieure à la capacité du réseau.32 De
nombreux scientifiques ont prévenu le gouvernement que, faute d’un système de rationnement
mis en place rapidement, le fleuve Jaune risquait de s’assécher durablement dans les prochaines
années : dans son cours inférieur, le fleuve était à sec pendant 7 jours sur 150 km en 1980, mais
cette période de fort étiage s’est maintenue pendant 53 jours sur 300 km en 1990, pendant
136 jours en 1996 et 226 jours en 1997 sur 700 km, bouleversant les systèmes
d’approvisionnement en eau des localités, des industries et des surfaces agricoles irriguées. Le
Yangze, avant même que le barrage des Trois Gorges ne soit en cours de remplissage, accusait
déjà un déficit en eau de 15 % en 1997.33 Selon le vice-président du Comité permanent de
l’Assemblée Nationale Populaire, M. Wang Bingqian, la Chine souffrira très vraisemblablement
d’une grave crise de l’eau dans la première moitié du XXIème siècle.34 Le gouvernement a prévu
de grands travaux de dérivation en provenance de la Chine centrale35, mais la capacité
supplémentaire ainsi fournie ne sera pas longtemps suffisante face au rythme actuel de
l’augmentation de la demande. Afin de faire face à une grave pénurie qui se dessine, il est
vraisemblable que le gouvernement chinois envisagera des négociations avec la Mongolie et la
Russie pour obtenir des transferts durables d’eau, mais il n’est pas certain, compte tenu des
rapports ambigus entre la Chine et les autorités russes dès que des questions territoriales sont
abordées, que Pékin obtienne gain de cause rapidement.
En 1992, un litige sérieux éclata entre la Hongrie et la Tchécoslovaquie à propos de la
construction de la centrale de Gabcikovo/Nagymaros sur le Danube, qui impliquait un
détournement du cours du fleuve. La Hongrie, inquiète des possibles retombées
environnementales, abrogea le traité de 1977 qui réglait la gestion commune de ce projet avec la
Tchécoslovaquie, mais celle-ci, puis la Slovaquie après le divorce de velours de 1993,
poursuivirent les travaux, ce qui déclencha de vives protestations de la part de Budapest, qui en
appela à la Cour Internationale de Justice et consulta la CSCE. Les relations entre Budapest et
Bratislava se détériorèrent rapidement, et des rumeurs d’intervention militaire vinrent aggraver la
tension entre les deux pays.36
c) à l’intérieur des États aussi
En Californie, la demande en augmentation constante se heurte à la difficulté croissante
de maintenir l’approvisionnement à son niveau actuel. L’eau des fleuves (Colorado, San Joaquin,
Owens) est en grande partie pompée, ce qui contribue à l’assèchement du Colorado qui n’est plus
qu’un mince filet d’eau lorsqu’il franchit la frontière mexicaine, une situation au coeur d’un litige
32 Far Eastern Economic Review, 1er juin 1995
33 South China Morning Post, 27 mai 1997, 7 avril 1998 ; Zhongguo Qingnian Bao, cité par Courrier International,
20 août 1998..
34 Far Eastern Economic Review, 5 février 1998.
35 The Economist, 8 mars 1997.
36 « Gabcikovo, la dernière valse sur le Danube », Courrier international, 27 mars 1997 ; GLEICK, P., « Water and
Conflict », op. cit., 1993 : 94.
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entre les États-Unis et le Mexique.37 Les nappes phréatiques sont surexploitées. Contribuant à
compliquer la question, des héritages historiques font que certaines régions de l’État, comme la
vallée Impériale, à l’est de San Diego, disposent de larges quantités d’eau, tandis que d’autres
doivent imposer des rationnements périodiques. Bien que l’agriculture contribue à hauteur de 10
% du produit intérieur brut de la Californie, le secteur consomme plus de 80 % de l’eau de l’État
tout en étant facturé moins cher du mètre cube que les consommateurs urbains, mais les
agriculteurs se sont organisés en solide groupe de pression pour maintenir leurs droits d’accès à
la ressource.