SONDAGE.
Les Noirs de France affichent leur influence
Le Conseil représentatif des associations noires de France (Cran)
crée l'événement, avec un sondage consacré aux Noirs. Un tiers
d'entre eux (37 %) affirme que les discriminations dont ils sont
victimes se sont « aggravées » depuis un an.
LE SONDAGE TNS-Sofres que nous publions (lire en page 3) est sans
précédent, donc impressionnant. Pourtant, nous avons hésité avant de
le mettre à la une de notre journal. Cette enquête est sans
équivalent : c'est en effet la première fois qu'un institut de
sondage, après avoir interrogé au total plus de 13 000 personnes,
s'est fixé comme objectif de recenser les Noirs de France et de
donner de leur nombre une évaluation sérieuse : au-dessus de 18 ans,
l'âge du vote, ils seraient donc presque 2 millions. Pourtant, si
nous nous sommes interrogés, c'est parce que l'initiative du Conseil
représentatif des associations noires de France (Cran) - le mouvement
a un an d'âge - bouscule la tradition républicaine française. Une
tradition qui exclut tout comptage ethnique et proclame que les
Français - au moins en théorie - sont tous égaux, sans distinction de
race ni de religion. Sans doute le président du Cran, Patrick Lozès -
fils d'un ancien sénateur de la IV e République qui a été ensuite
ministre de l'ex-Dahomey, devenu Bénin -, cherche-t-il, pour
l'essentiel, à lutter contre les discriminations dont les Noirs de
France (Africains et Antillais réunis) sont victimes. Avec « son »
sondage commandé à la Sofres, il souligne, à l'approche de la
présidentielle, le poids politique et social des Français noirs. Et
suggère que, si on ne les entend pas, eux sauront, d'une façon ou
d'une autre, se faire entendre. Il n'empêche : une brèche s'ouvre
ainsi. Et on peut s'interroger : jusqu'où ? Si, aujourd'hui, pour
combattre les discriminations, on compte les Noirs, demain, qui
comptera-t-on ? Les Français d'origine asiatique, d'origine
maghrébine, d'origine italienne ? Et puis après ?
Des classements bizarres
Lozès - qui évalue, lui, le nombre total des Noirs de France (enfants
compris) entre 3 et 5 millions - se défend de toute approche
communautariste. Il se veut un fils de la République, mais souhaite,
dit-il, que la République - sauf à accepter que les dérapages à la
Dieudonné ou, pire, façon Tribu KA ne s'aggravent - regarde en face
la vraie vie de la plupart des Noirs de France. Il résume d'une
formule sa démarche : « Se compter pour pouvoir compter ». Si l'on
additionne, en effet, ceux des Noirs qui se disent victimes de «
discriminations raciales » dans leur vie quotidienne « souvent, de
temps en temps ou rarement », on obtient un pourcentage inquiétant :
56 %. Or les Noirs, à l'image du reste des Français, ne font pas
confiance aux politiques pour les défendre mais, pour l'essentiel,
aux associations. D'où la posture du Cran. Il n'en reste pas moins
que, pour son enquête, la Sofres a dû procéder à des classements
bizarres. Par exemple entre « personnes se déclarant noires » et «
personnes se déclarant métisses issues de Noirs ». Déjà, du bilan de
la colonisation (notamment en Afrique) jusqu'aux provocations de
Georges Frêche ou de l'animateur-romancier Pascal Sevran, le débat
n'avait pas cessé, depuis un an, de se durcir. Ce serait un comble
que la démarche du Cran, certes instructive, vienne ébranler un peu
plus les assises d'une République en crise. Mais ce serait une erreur
pour autant de ne pas écouter le Cran.
Eric Hacquemand et Dominique de Montvalon
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Nous avons respecté la stricte légalité »
BRICE TEINTURIER, directeur de TNS-Sofres
BRICE TEINTURIER le reconnaît : « C'est la première fois qu'une
enquête de ce type est réalisée auprès des populations noires. »
Combien y a t-il de Noirs en France ? Personne ne le sait avec
précision puisque la Commission nationale de l'informatique et des
libertés (Cnil) interdit de constituer des fichiers à partir de
données ethniques. Jusqu'à présent, les statistiques publiques
recensent les individus en fonction de leur nationalité ou en
s'appuyant sur la notion d'immigration. Mais la couleur de la peau
n'est pas un critère utilisé. A partir d'une évaluation
méthodologique novatrice (l'institut a rapporté le nombre de
personnes se déclarant noires au cours de son enquête à l'ensemble
des résidants en France métropolitaine de plus de 18 ans), il y
aurait 1 864 148 Noirs en âge de voter. Un chiffre qu'il faut prendre
avec certaines précautions. « Tous ne sont pas de nationalité
française et ne sont donc pas des électeurs potentiels », précise
Teinturier, pour qui « ce chiffre constitue vraisemblablement un
plancher ». « Certains appartenant à cette population n'ont peut-être
pas osé le dire au cours de l'enquête. D'autres sont aussi en
situation irrégulière. Enfin, certains métis aujourd'hui refusent de
se considérer comme Noirs parce que cela est synonyme de
dévalorisation sociale », analyse-t-il. Il n'en reste pas moins que
TNS-Sofres a pris d'extrêmes précautions. « Nous avons respecté la
stricte légalité puisque aucun fichier n'a été constitué », insiste
Teinturier. Consultées par le Cran, la Halde et la Cnil n'auraient
d'ailleurs rien trouvé à y redire.
E.H.
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« Pour compter, il faut se compter »
PATRICK LOZES, président du Cran
PRESIDENT-FONDATEUR du Conseil représentatif des associations noires
(Cran), Patrick Lozès, pharmacien et fils d'un ancien sénateur de la
IV e République, vient de publier « Nous, les Noirs de France » (Ed.
Danger Public). Il est l'invité du jour de France-Info, ce matin, à 8
h 15.
Quels sont les objectifs de cette étude ?
Patrick Lozès. Il fallait briser un tabou : les Noirs sont de
nationalité française à 81 %. Ce sont des citoyens qui veulent vivre
comme tout le monde. Or, la France n'avance que quand elle regarde en
face ses inégalités. C'est l'objectif de ce baromètre : montrer la
réalité des discriminations. Pour avancer notre pays doit s'accepter
tel qu'il est. La société blanche bien pensante continue de se
retrancher derrière l'absence de chiffres. Cette fois, elle n'a plus
d'excuse.
Compter les Noirs, c'est la porte ouverte au communautarisme...
J'en ai assez de l'hypocrisie générale. La lutte pour la justice que
nous menons à travers ce baromètre vise à permettre aux Noirs de
vivre avec tout le monde. Regardez la photo sur l'équipe de campagne
de Nicolas Sarkozy parue dans « l'Express » du 19 janvier 2006 : sur
les 18 personnes rassemblées autour du ministre, 17 sont des hommes
blancs en costume-cravate. Alors que l'on ne vienne pas accuser les
Noirs d'être communautaristes...
« Le Cran n'exclut rien pour la présidentielle »
56 % des personnes noires interrogées se disent victimes de
discriminations. Qu'en pensez-vous ?
C'est monstrueux. Il y a en France trois fois moins de cadres noirs
que de cadres blancs dans les entreprises. Pourquoi les Noirs
auraient-ils plus envie d'être ouvriers ? Ce décrochage dans l'emploi
mais aussi dans l'accès au logement ou à l'éducation est d'autant
plus grave que le désenchantement vis-à-vis des responsables
politiques est fort. Ceux qui, jusqu'à présent, luttaient contre les
discriminations dans les salons avec champagne et petits-fours vont
devoir rapidement se confronter à une réalité : les électeurs noirs
sont près de deux millions. Ils feront la différence dans l'isoloir
en 2007.
Quelle sera l'attitude du Cran durant cette campagne ?
Présenter un candidat ou donner une consigne de vote, le Cran
n'exclut strictement rien pour la présidentielle. Une chose est
sûre : je ne crois pas que l'absence de diversité entre les candidats
lors d'une élection comme la présidentielle soit une bonne chose.
S'il devait y avoir un candidat noir, il ne représenterait pas que
les Noirs : personne ne va demander à Sarkozy s'il représente les
immigrés hongrois ou si Ségolène Royal représente les femmes...
Quelles solutions prioritaires préconisez-vous ?
Les Noirs ont besoin d'un message symbolique : la nomination de 8 %
de Noirs dans le prochain gouvernement serait de bon augure. Nous
demandons aussi des mesures spécifiques pour favoriser l'accès aux
grandes écoles, aux médias, au marché du travail. Le Cran propose par
exemple que les pouvoirs publics parrainent la création de 1 000
entreprises par des chefs d'entreprise noirs. Il faudra enfin mettre
en place des statistiques de la diversité car, pour compter dans la
société, il faut d'abord se compter.
Propos recueillis par E.H.
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A Château-Rouge, le racisme au quotidien
QUAND on demande à Charlotte, 74 ans, pétillante Antillaise, si elle
a déjà été victime de discrimination, elle éclate de rire. Un rire
amer. « Evidemment ! Depuis ma naissance, je souffre. Les
discriminations, quand on a la peau noire, c'est tous les jours,
matin, midi et soir et ça ne s'arrêtera pas avant ma mort »,
pronostique cette retraitée avant d'acheter des bananes
guadeloupéennes chez un marchand du quartier Château-Rouge à Paris
(XVIII e ), là où réside et travaille une importante communauté
noire. Sa « plus grande blessure » remonte à mai 2004. « Sous des
dizaines d'yeux, j'ai trébuché dans la rue, je me suis cassé la jambe
et personne n'est venu me ramasser. J'ai ensuite pris le bus.
Personne n'a voulu me laisser sa place, c'était ignoble ! », dénonce
cette ancienne cuisinière. « En fait, pour les autres, je suis une
immigrée. » Comme Charlotte, Eric, 38 ans, Béninois naturalisé
français, en a aussi « assez » des regards méprisants des Blancs. «
En décembre, je suis allé aux Deux-Alpes. Les gens me mataient
bizarrement. Ils devaient se dire : Mais qu'est-ce qu'un Noir vient
faire à la montagne, les Africains, ça sait pas skier ! » Depuis
quelques mois, ce conducteur de car, qui vit dans un petit studio,
cherche un appartement plus spacieux. « Une vraie galère quand on a
un accent black. J'ai répondu à une annonce. C'était écrit Libre de
suite . Quand j'ai appelé, le propriétaire me proposait, comme par
hasard, de le visiter dans un mois », s'indigne-t-il. Lui n'est pas
partisan des recensements ethniques. « Si c'est pour nous mettre dans
une catégorie à part, pour renforcer les communautarismes, mieux vaut
s'abstenir. »
« Etre noir en France, c'est partir avec un handicap »
D'origine malienne, Camara, lui, y est favorable. « Si le nombre des
Noirs est important, ça nous donnera plus de poids. Les statistiques
pourraient être une bonne base de travail pour réduire les inégalités
et faire en sorte que notre vie soit plus facile », dit-il. Jean-
Edouard, 25 ans, né d'un père guadeloupéen et une mère ivoirienne,
avoue, lui, ne « plus supporter les contrôles de police à répétition,
les délits de sale gueule ». Pour mieux lutter contre les
discriminations, il faut, selon lui, « davantage les sanctionner ».
Venant du Mozambique, mariée à un Guadeloupéen, Arlette, vendeuse de
cosmétiques pour blanchir la peau, ne se retrouve « absolument pas
dans nos institutions ». « Elles représentent très mal la diversité
de la France. Où sont les ministres noirs ? », s'interroge-t-elle.
Cette habitante des Yvelines, qui a l'impression qu'« être noir en
France, c'est malheureusement un peu partir avec un handicap », a «
déconseillé » à sa fille de se lancer dans des études de commerce. «
Pour trouver un boulot dans cette branche, il faut plutôt être blonde
aux yeux bleus. Ma voisine, également noire, a fait un stage dans un
magasin. Elle lavait les étagères dans l'arrière-boutique et n'avait
pas le droit d'être en contact avec les clients. »
Vincent Mongaillard
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Mar 20 Fév - 12:01 par mihou