L’imposture du choc pétrolier de 1973
Le choc pétrolier de 1973 et ses conséquences relèvent pour une bonne part d’une imposture gigantesque, efficacement orchestrée. La vérité est bien éloignée de la légende: en 1973, il n’y a jamais eu de véritable pénurie de pétrole. Il suffit d’examiner les faits un à un.
Il n’y eut jamais de pénurie
Pendant des décennies, le pétrole, abondant et bon marché, a servi à l’Occident d’euphorisant et d’anesthésiant. Il nous a rendus prospères, mais aussi arrogants et aveugles. A l’issue de la Première Guerre mondiale, il existait en tout et pour tout 2 millions de voitures et de camions à travers le monde. Au milieu des années 1950, le nombre de véhicules est passé à 100 millions, pour atteindre, au moment de l’embargo, plus de 300 millions de voitures et camions, dont 200 millions pour les seuls Etats-Unis. En quelques jours, des pays producteurs de pétrole, auxquels jusqu’ici personne ne semblait s’intéresser, prennent en otage l’économie mondiale, et la font vaciller. C’est du moins le souvenir durable que nous en avons gardé. Un souvenir totalement erroné, en grande partie fabriqué.
Le choc pétrolier de 1973 et ses conséquences relèvent pour une bonne part d’une imposture gigantesque, efficacement orchestrée. Il suffit d’examiner les faits un à un.
Le 19 octobre, au moment même où le royaume saoudien et ses homologues arabes décident de l’entrée en vigueur de l’embargo, le président Richard Nixon annonce publiquement l’octroi d’une aide militaire d’un montant de 2,2 milliards de dollars à destination d’Israël [1]. Dès le 8 octobre, deux jours après le déclenchement du conflit, le chef de l’Etat américain avait autorisé des avions d’El Al dépourvus d’immatriculation à se poser aux Etats-Unis pour approvisionner l’Etat hébreu en fournitures militaires.
Un soutien aussi appuyé à Jérusalem, alors que sur le terrain Tsahal a repris l’offensive et qu’un cessez-le-feu n’est toujours pas signé, aurait dû provoquer la fureur des pays producteurs et les inciter à durcir encore leurs positions. Il n’en est rien, et l’embargo s’achève au bout de trois mois comme il s’est déroulé: dans la plus grande confusion, sans que l’on sache exactement combien de temps il a duré, la rigueur avec laquelle il a été appliqué et pourquoi il y a été mis fin. Les pays producteurs n’ont pas obtenu le moindre gain politique [2].
Jeune journaliste, je suis fasciné par l’événement. Durant cette période, je voyage fréquemment dans les pays producteurs et aux Etats-Unis. Plusieurs faits, que les médias, curieusement, ne soulignent pas, m’ont frappé. L’Arabie saoudite, qui aurait dû être à la pointe du combat, s’est montrée la plus mesurée. Le roi Fayçal, alors sur le trône, a toujours écarté l’usage du pétrole comme arme politique, et ne s’est rallié à cette décision qu’avec réticence, pour ne pas se retrouver isolé. En septembre 1973, un mois avant le déclenchement de la crise, il déclare qu’un «simple désaveu par les Etats-Unis de la politique et de l’action israéliennes aurait une portée considérable et permettrait de désamorcer l’arme du pétrole [3]». Des propos qui ne rencontrent aucun écho à Washington, où personne, à la Maison-Blanche, au Pentagone ou au Département d’Etat, ne prend au sérieux une telle demande. Selon Sheikh Yamani, le ministre saoudien du pétrole, Henry Kissinger minimisait auprès de Nixon les menaces proférées par Fayçal. Peut-être, d’ailleurs, avait-il raison.
Plusieurs opérateurs pétroliers m’ont en effet confié que les Saoudiens n’ont jamais appliqué à la lettre l’embargo, utilisant les services d’opérateurs indépendants et de spéculateurs pour le contourner et vendre aux pays théoriquement «boycottés».
La vérité est bien éloignée de la légende: en 1973, il n’y a jamais eu de véritable pénurie de pétrole.
Je suis en revanche frappé par le climat d’hystérie qui règne dans les pays consommateurs. Pendant des décennies, le prix du baril a, agréablement pour nous, stagné à 1 ou 2 dollars [4]. Pour la première fois de son histoire, le monde riche a atteint un niveau de bien-être et de développement économique sans précédent, grâce à une matière première achetée à un prix quasi symbolique. Ce constat rend les mouvements de panique encore plus indécents.
Aux Etats-Unis, sur la côte Est comme à Los Angeles, je vois les files de voitures s’allonger à proximité des stations-service en activité, les conducteurs maintenant les moteurs allumés et l’air conditionné branché, brûlant plus d’essence qu’ils ne pourront en acheter. Le consommateur américain vit désormais dans l’angoisse du «réservoir vide» et ne pense qu’à faire le plein, alors que jusqu’à ce moment il circulait avec une jauge proche de zéro. Les stockages de précaution se multiplient et les Etats-Unis, comme l’Europe, confrontés cette année-là à un hiver glacial, déclenchent une forte augmentation de la demande mondiale en pétrole. Il existe pourtant une large capacité excédentaire mais, face à l’ampleur de cette demande, elle disparaît rapidement, provoquant une importante tension sur les prix.
Les consommateurs, angoissés par cette pénurie redoutée et des prix qui atteignent le «sommet vertigineux» de 5 dollars le baril, attendent avec impatience le retour aux niveaux raisonnables d’avant.
Une vérité soigneusement cachée
La crise de 1973 vient de sonner le glas du pétrole bradé et de la toute-puissance des compagnies pétrolières, qui contrôlaient 80 % des exportations mondiales. Au plus fort de l’embargo, les «sept soeurs» - Exxon, Shell, Texaco, Mobil, BP, Chevron et Gulf - publient des bénéfices records. Ceux d’Exxon, par exemple, sont en hausse de 80 % par rapport à l’année précédente. Ces gains proviennent de la plus-value considérable réalisée sur les stocks détenus par ces compagnies.
Les consommateurs soupçonnent ces firmes d’avoir partie liée avec les pays producteurs. Après des décennies de règne sans partage, les grandes sociétés pétrolières voient une grande partie du pouvoir leur échapper, au profit de pays producteurs qu’elles ont pendant longtemps méprisés. Mais le soupçon des consommateurs n’est pas dénué de fondement. En coulisse, dans le plus grand secret, producteurs et majors du pétrole ont noué la plus improbable des alliances; une vérité soigneusement cachée encore aujourd’hui. Sans cet accord, le «choc» pétrolier n’aurait jamais eu lieu.
Phénomène identique pour les prix. A la fin de l’année 1973, le coût du baril est passé de 5,20 à 11,65 dollars en deux mois. Mais, contrairement à ce qui a toujours été affirmé, ce n’est pas le bref embargo décrété par les producteurs qui a conduit au quadruplement des prix, même si désormais, la leçon retenue, les prix élevés agiront sur eux comme un aimant.
Le climat d’hystérie, la peur de manquer qui règnent dans les pays industrialisés provoquent la flambée des cours. Les consommateurs, en se comportant au fond comme des enfants gâtés et égoïstes refusant d’affronter la réalité, contribuent à amplifier la crise [5].
Une situation fascinante à observer: une opinion qui rejette la plus petite contrainte imposée à son mode de vie et de consommation; des responsables politiques atones, incapables de réagir efficacement et d’anticiper l’avenir. Pour éviter de devenir impopulaires en imposant une réduction de la consommation, ils décident de réduire la vitesse sur les routes - le seul résultat sera la réduction de 23 % du nombre de victimes d’accidents - et d’amplifier les consignes pour lutter contre le gaspillage d’énergie sur les lieux de travail. Une illustration parfaite de la formule cynique du pilier de la IVe République, Henri Queuille: «Il n’y a pas de problème, si complexe soit-il, qui ne puisse être résolu par une absence de décision politique.» (...)
L’OPEP, un coupable tout trouvé
Lorsque Richard Nixon apparaît à la télévision, le 27 novembre 1973, épuisé, butant sur les mots, son allocution marque les esprits: «Les Etats-Unis, lit-il, vont avoir à affronter les restrictions d’énergie les plus sévères qu’ils aient jamais connues, même pendant la Seconde Guerre mondiale.» Ces propos impressionnent, et très vite l’ensemble des responsables désignent le coupable tout trouvé: l’OPEP, et notamment ses membres arabes. Prenant la parole au Sénat, le sénateur Fullbright, président de la commission des Affaires étrangères, un des esprits les plus indépendants du Congrès, déclare: «Les producteurs arabes de pétrole n’ont que des forces militaires insignifiantes dans le monde d’aujourd’hui. Ils sont comme de faibles gazelles dans une jungle de grands fauves. Nous devons, comme amis, le leur rappeler. Ils prendraient pour eux-mêmes des risques terribles, s’ils en venaient à menacer vraiment l’équilibre économique et social des grandes puissances industrielles, la nôtre en particulier [6]. »
L’avertissement est clair, mais les pays producteurs n’ont jamais songé à s’engager dans une épreuve de force avec l’Occident. Ils n’en ont ni la volonté ni les moyens. Pourtant, une campagne extrêmement efficace va souligner les dangers que ces pays en développement font peser sur notre indépendance et notre prospérité. Dans la presse, l’OPEP devient brusquement un «cartel» dictant sa loi, et aucun connaisseur du dossier ne prend la peine de rappeler qu’entre 1960, date de sa création, et 1971, date de la signature des accords de Téhéran, l’OPEP n’a jamais été en mesure d’arracher une seule hausse des prix du pétrole, même de quelques centimes. Pis, durant cette crise, le prix du pétrole, en valeur absolue, n’a cessé de baisser.
On évoque ensuite sa richesse nouvelle, les pétrodollars qui lui confèrent une puissance vertigineuse. En 1974, les pays de l’OPEP ont engrangé 140 milliards de dollars, dont 60 milliards pour les seuls membres arabes de l’organisation. Je me souviens d’un long article publié par l’hebdomadaire britannique The Economist qui expliquait combien de minutes, d’heures, de jours de «surplus OPEP» seraient nécessaires pour acquérir tel ou tel pan de l’économie mondiale. L’Express, peu après, soulignait qu’il suffirait de 15,6 années de «surplus OPEP» pour acheter la totalité des sociétés cotées en Bourse à travers le monde, 3,2 années pour acheter tout l’or des banques centrales au prix de 850 dollars l’once, de 10 jours pour acheter l’ensemble des Champs-Elysées, de 8 minutes seulement pour acheter la société de la Tour Eiffel [7].
Là encore, la réalité tient peu de place. Personne ne s’attache à une autre interprétation des chiffres, qui relativiserait, elle, la puissance financière de l’OPEP. Ce montant, en apparence impressionnant, de 60 milliards de dollars équivaut à 14% du revenu national du Japon, à seulement 18% de la trésorerie des firmes multinationales, évaluée à plus de 300 milliards de dollars au début de l’année 1974, à 4,3% du revenu national des Etats-Unis ou, dernier exemple, à près des deux tiers des exportations de l’Allemagne fédérale.
Ce vertige ne touche pas seulement les esprits occidentaux. Je me souviens d’une discussion, au début de l’année 1974, à Alger, avec Belaïd Abdessalam, le ministre du pétrole. Pur produit du parti unique, cet homme massif et doctrinaire défend l’industrialisation à outrance de son pays, grâce aux revenus pétroliers qui vont, m’explique-t-il, permettre un rééquilibrage planétaire. Certains responsables de pays en développement commencent à ébaucher l’idée d’un nouvel ordre économique mondial qui, selon Abdessalam, contraindra l’Occident à accepter le transfert de 25 % de son potentiel industriel vers le tiers-monde, pour éviter d’être à nouveau frappé par l’arme du pétrole. Il s’agit non seulement d’un projet irréaliste, mais d’une vision déjà dépassée. Je lui demande si le développement de l’agriculture ne serait pas un choix plus judicieux; il me réplique sèchement : «Le pétrole permettra d’assurer toutes les importations alimentaires [8]. »
Son collègue iranien, Amouzegar, analyse de manière plus fine et réaliste l’état des rapports de force en confiant: «Comme tout est fragile...». Ô combien. Quatre ans plus tard, en 1978, le monde, étonné, découvre que les surplus financiers de l’OPEP ont fondu comme neige au soleil sous les effets conjugués de l’inflation, de la chute du dollar et des prix des produits industriels et alimentaires importés à 90 % par la majorité des Etats arabes membres de l’OPEP. Certains pays, comme l’Irak, et justement l’Algérie, manquent même cruellement de capitaux et, suprême humiliation, doivent emprunter au prix fort sur les marchés internationaux. Entre-temps, la peur a disparu et le monde développé repris sa marche en avant. En renouant avec la croissance, il recommence à croire que celle-ci apporte des solutions à tous les problèmes économiques et sociaux, sans imaginer une seconde qu’elle puisse atteindre un terme ou se révéler elle-même source de problèmes. (...)
Les vraies raisons de l’imposture
Pourtant, en analysant froidement les faits, on peut se demander si ces cris d’effroi et ces lamentations ne servent pas à masquer une gigantesque manipulation. Depuis deux ans, les responsables de l’industrie pétrolière ne cachent pas que les investissements futurs exigeront des sommes énormes, qui ne pourront être obtenues que par une augmentation notable des prix. Prenant la parole à Rome en 1973, David Rockefeller, président de la Chase Manhattan Bank et chef de file de la célèbre dynastie, chiffre à «3 trilliards de dollars (3000 milliards de dollars) les besoins de l’industrie pétrolière pour les années à venir en matière d’investissements», et il ajoute: «Pour ces firmes, l’investissement commande la production.» (...)
Un fait essentiel a été soigneusement caché, qui explique l’intervention de David Rockefeller à Rome en 1973, sur les immenses besoins en capitaux de l’industrie pétrolière. A la veille du choc de 1973, les grandes compagnies affrontent d’énormes difficultés financières, qu’elles dissimulent soigneusement. Certaines d’entre elles sont même au bord du dépôt de bilan. Elles ont investi dans des projets dont le coût final se révèle dans certains cas cinq à dix fois supérieur aux estimations de départ...
[1] Henry Kissinger, Years of Upheaval, Little Brown, Boston, 1982.
[2] A.F. Alhajji, The Failure of the Oil Weapon: Consumer Nationalism vs Producer Symbolism, College of Business Administration, Ohio Northern University.
[3] Congrès des Etats-Unis, Multinational Hearings, 1974, section 7, Washington.
[4] Durant la période 1955-1970, le dollar américain a connu une dépréciation de 34,7 % qui a augmenté après 1971, passant d’une moyenne annuelle de 4,4 % en 1971, à 3,2 % en 1972, 4,7 % en 1973 et 9,3 % en 1974. Ce qui allégeait d’autant la facture pétrolière et réduisait les revenus des pays exportateurs. Nicolas Sarkis, op. cit.
[5] Jerry Taylor et Peter Van Doren, "An Oil Embargo Won’t Work", The Wall Street Journal, 10 avril 2002.
[6] Walter Fullbright, The Arrogance of Power, Random House, New York 1967. Intervention au Sénat des Etats-Unis, novembre 1973.
[7] Nicolas Sarkis, op. cit.
[8] Entretien avec l’auteur, 1974.
http://www.agoravox.fr/article.php3?id_article=9304