La Turquie aura sa date.
L'Union devrait s'engager, lors du sommet qui s'ouvre demain à Copenhague, à entamer des négociations d'adhésion avec Ankara à la mi-2005. Joschka Fischer et Dominique de Villepin, les chefs de la diplomatie allemande et française, ont estimé qu'une «très large majorité» des Quinze s'était ralliée à leur proposition commune, au cours d'un dîner, lundi soir à Bruxelles. Les tractations devront en revanche se poursuivre à Copenhague avec sept des dix pays promis à l'adhésion en 2004, qui réclament encore une rallonge budgétaire.
Joker. C'est lors d'un tête-à-tête à Berlin, le 4 décembre, que Gerhard Schröder et Jacques Chirac ont mis au point le scénario suivant : fin 2004, les Vingt-Cinq examineront, sur la base d'un rapport de la Commission, si la Turquie respecte ou non les critères d'adhésion (économiques et politiques). En cas de oui unanime, les négociations s'ouvriraient en juillet 2005. Autrement dit, Ankara obtiendrait à Copenhague «une date pour une date». Reste à savoir si cette offre tiendra toujours en cas de blocage persistant sur la question de la réunification de Chypre, le joker turc.
Message fort. La position franco-allemande a le mérite de faire la synthèse entre les positions contradictoires des Quinze. Certains, comme la Grande-Bretagne, l'Espagne, l'Italie ou la Belgique, très à l'écoute des Américains soucieux d'ancrer rapidement la Turquie à l'Europe, souhaitent avancer ce calendrier d'un an. D'autres, comme la Suède et les Pays-Bas, considèrent au contraire qu'il faudrait ralentir le tempo. «La proposition franco-allemande a le mérite d'envoyer un message clair et fort à la Turquie», selon Dominique de Villepin.
Echéances. Les Turcs, eux, réclament que les négociations commencent dès l'an prochain en arguant que l'Union n'a jamais demandé à un candidat de respecter, a priori, les critères. Pour Villepin, «il s'agit d'examiner la compatibilité de fond entre nos deux systèmes. Or, pour cela, il faut appliquer les réformes déjà votées ou annoncées. Nous donnons du temps à la Turquie». Surtout, les Européens ne veulent pas mélanger toutes les échéances : 2004 sera déjà l'année de l'élargissement, de la ratification de la Constitution européenne et des élections au Parlement de Strasbourg. Berlin et Paris préfèrent donc renvoyer à plus tard l'explosive question turque.
La Turquie n'est pas en Europe
Le président de la Convention, Valery Giscard d'Estaing, a fait exploser une bombe il y a quelques jours en déniant à la Turquie le droit d'entrer dans l'Union pour des raisons géographiques. Courageuse initiative alors que les dirigeants européens rivalisent d'hypocrisie sur le sujet depuis qu'ils ont octroyé en décembre 1999 le statut de candidat à la Turquie. A l'époque la perspective d'une adhésion paraît tellement éloignée que l'Europe ne prend pas réellement la mesure de sa promesse sous conditions, et cède aux pressions turques et américaines. Tout en espérant réellement obtenir grâce à cette carotte d'indispensables évolutions démocratiques de la part de ce grand voisin.
Moyennant quoi la question de l'appartenance géographique est alors totalement occultée. Or c'est pourtant la première qu'il faut se poser. Alors que le monde, libéré de la division bipolaire, se restructure en grands ensembles, l'Europe attire évidemment. Depuis sa création c'est un modèle qui assure la paix, la prospérité et la stabilité. Mais l'Europe n'a pas de vocation universelle à s'étendre au-delà de ses limites géographiques. Le reconnaître est même une condition première de sa survie et de l'approfondissement de son projet politique. Selon ce critère purement géographique, la Turquie n'est pas européenne. Si l'on affirme le contraire, il faut être prêt à accueillir le Maroc ou Israël et se perdre dans une fuite spatiale. La question de l'appartenance future de deux états à majorité musulmane, la Bosnie et l'Albanie, quand ils rempliront les conditions politiques et économiques, n'est pas aussi controversée. Ce qui prouve l'inanité du procès d'intention fait au soit! -disant club chrétien européen qui refuserait d'accueillir un pays d'une autre culture religieuse.
Si l'Europe s'est donc trompée en donnant un faux espoir à la Turquie, elle doit maintenant le reconnaître et lui proposer un partenariat approfondi, plus encore que celui qui existe avec la Russie. De l'autre côté de l'Atlantique il existe ainsi une zone de libre échange entre les Etats Unis, le Mexique et le Canada, sans que l'on songe à fusionner davantage les destins politiques de ces pays. Bien sûr il ne saurait exister de pire moment pour ce changement de cap. Puisque la Turquie s'apprête à faire l'expérience d'un islam démocratique qui pourrait servir de contre-feu au développement de la vague islamiste et apaiser la menace d'un conflit entre l'Occident et le monde musulman. Reste donc à l'Europe à inventer un modèle de relation qui conforte la Turquie dans la voie qu'elle s'est choisie sans pour autant se fragiliser elle-même.
La question des frontières de l'Europe
Jusqu'où l'Europe va-t-elle s'élargir? Le big bang, de 15 à 25, officialisé à la fin! de la semaine est à peine annoncé pour mai 2004 que la Turquie fait le forcing pour obtenir une date d'ouverture de sa négociation et donne le vertige. Vingt-cinq c'est sûr, 27 également puisque la Bulgarie et la Roumanie, simplement en retard sur leurs voisins d'Europe orientale, devraient adhérer en 2007. Vingt-huit avec la Turquie à qui les Quinze donneront évidemment à Copenhague soit une date de démarrage du processus soit un rendez-vous pour la fixer. Restent les cinq pays des Balkans occidentaux, quatre issus de l'ex-Yougoslavie plus l'Albanie, auxquels l'Europe a donné une perspective d'adhésion. C'était au sommet de Zaghreb en 2000. Et ils espèrent bien en obtenir confirmation à Copenhague. Le président macédonien a écrit en leur nom et en ce sens à la présidence danoise. La Croatie, la plus avancée sur la voie, se prépare d'ailleurs à poser sa candidature au printemps de l'année prochaine. Au total donc 33 pays peuvent prétendre raisonnablement faire partie! de l'Union européenne dans les décennies qui viennent.
Une extension qui pose évidemment la question des frontières. Car au-delà de ces 33 pays à qui l'Europe a déjà dit peu ou prou oui, d'autres candidats peuvent encore se présenter. L'Europe n'a pas posé d'autres limites, d'autres bornes à son élargissement que le respect de deux critères, la démocratie et l'économie de marché. On a vu ce qu'il en était de l'aspect géographique puisque la Turquie majoritairement en Asie va rentrer. Le Maroc qui a ainsi déjà fait acte de candidature en 1988 sans être reçu pourrait être tenté de renouveler sa demande. On parle aussi d'Israël. Et sur la frontière orientale, il y a encore au moins trois candidats naturels, l'Ukraine, la Moldavie et le Belarus. Les Moldaves par exemple qui sont aux deux tiers originaires de Roumanie peuvent obtenir un passeport roumain et la double nationalité. Au nom de quoi devrait-on ou pourrait-on à l'avenir leur interdire une perspective assurée à leurs voisins roumains? Sans oublier la Russie elle-même dont c! ertains dirigeants comme Boris Eltsine se plaisaient à imaginer un futur au sein de l'Union européenne... Depuis la chute du communisme, l'Europe est engagée dans une fuite en avant qu'elle n'a pas su contrôler. Il est urgent qu'elle élabore de nouveaux repères, dise son projet politique et arrête ses frontières.
'est un petit immeuble moderne de six étages qui se dresse en plein coeur d'Istanbul, à quelques centaines de mètres de la populeuse grande place de Taksim. Depuis bientôt cinq ans, il est sous scellés sur décision de justice après que l'association Kurdkav a tenté d'y organiser des cours privés de langue kurde, misant sur des flous juridiques de l'ancienne législation. La loi a changé et l'association devrait, ces prochaines semaines, récupérer le bâtiment. «Nous, nous sommes prêts à démarrer les leçons tout de suite, mais la situation au niveau légal reste encore assez confuse», témoigne Fehmi Izik, secrétaire général de cette association qui s'active pour la défense de la culture kurde.
Le 3 août dernier, les députés du précédent Parlement avaient voté sous la pression des Européens un certain nombre de réformes fondamentales pour les droits de l'homme et ceux des minorités, dont la possibilité d'un enseignement de la langue kurde hors des structures publiques. «C'est un tournant historique puisque le kurde, jusqu'ici seulement toléré, est finalement reconnu par l'Etat. Mais il est absurde que les autorités continuent de considérer l'apprentissage de la langue maternelle d'un tiers des citoyens du pays comme une affaire exclusivement d'ordre privé», souligne Umit Firat, essayiste et écrivain kurde. Ce même jour d'août, les parlementaires avaient voté l'abolition de la peine de mort. Quelques semaines avant, ils avaient toiletté la Constitution, instaurée en 1982 après le coup d'Etat militaire, et modifié certains des articles les plus liberticides.
Réformes. Grand vainqueur des élections du 3 novembre, le Parti de la justice et du développement (AKP, islamiste) promet haut et fort d'accélérer encore le mouvement. «Nous allons préparer une nouvelle Constitution participative et fondée sur les libertés pour remplacer celle qui restreint notre nation», a affirmé le nouveau Premier ministre, Abdullah Gül. Une nouvelle série de 36 réformes législatives, instaurant notamment des sanctions plus efficaces contre la torture dans les commissariats, est examinée depuis hier par le Parlement où l'AKP dispose d'une confortable majorité de 362 sièges sur 550.
Une des mesures, soumise au dernier moment, malgré l'opposition de l'armée, permettrait même la réouverture de certains procès dont les verdicts ont été jugés irrecevables par la Cour européenne des droits de l'homme. Les premiers bénéficiaires devraient en être Leyla Zana et les anciens députés kurdes, lourdement condamnés pour complicité avec les «rebelles séparatistes» du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). Le nouveau pouvoir veut à tout prix convaincre les Quinze de sa bonne volonté avant le sommet de Copenhague.
«Kurdologie». Mais beaucoup des nouvelles lois ne sont toujours pas entrées en vigueur, faute de décrets d'application. L'exemple des cours de kurde est à cet égard révélateur. «Pour enseigner cette langue, il me faut un certificat. Mais qui peut me le donner, car jusqu'ici cette langue n'existait pas officiellement ? Et quelle institution est à même de décider si je suis compétent ou non ?», s'interroge Mustapha, parti étudier pendant six mois la «kurdologie», à Uppsala, en Suède, avec dix-neuf collègues de l'association Kurdkav pour se préparer à être professeur.
Le texte de la loi est, en outre, très restrictif. Les cours privés de kurde ne peuvent avoir lieu que le samedi et le dimanche et ne doivent pas durer plus de six heures. Seuls y sont admis des élèves ayant déjàÊobtenu leur diplôme de fin d'études primaires. Les autorités craignent que l'enseignement de la langue ne soit le vecteur du «séparatisme» et elles comptent bien contrôler étroitement ce renouveau culturel. Tout aussi encadrées seront les émissions télévisées en kurde, autorisées par la nouvelle législation sur l'audiovisuel. Deux heures de programmes en kurde, sous-titrés en turc, seront diffusées chaque semaine par la télévision publique - quatre heures à la radio - et ces émissions «respecteront l'unité indivisible de la Turquie et les principes de la République». Le kurde restera en revanche proscrit sur les ondes des très nombreuses télévisions et radios privées.
Procédures absurdes. L'actuel flou législatif crée une certaine confusion, par exemple à propos des prénoms kurdes. Certains officiers d'état civil ferment les yeux, d'autres refusent toujours de les enregistrer, et dans certaines villes, les juges continuent à lancer des procédures qui confinent à l'absurde. L'été dernier, un père de famille d'Ardahan (Nord-Ouest) avait été poursuivi pour «séparatisme» après avoir appelé sa fille Berivan (bergère, en kurde), en hommage au titre d'une très populaire série télé.
Les diplomates occidentaux à Ankara reconnaissent volontiers l'ampleur du chemin parcouru depuis trois ans, après l'acceptation de la candidature turque au sommet d'Helsinki, en 1999, et saluent la bonne volonté affichée par la nouvelle équipe au pouvoir. Les défenseurs des droits de l'homme restent, eux, plus prudents, soulignant que «trop souvent les réformes se sont limitées à un toilettage législatif qui ne change rien sur le fond». Et ils ne se font pas trop d'illusions sur l'AKP. «En matière de libertés, ce parti me semble surtout intéressé à se battre pour ce qui concerne directement sa base islamiste, comme le droit de porter le foulard dans les universités ou les administrations. En revanche, à lire son programme, il ignore la question kurde et se garde bien d'évoquer le problème du rôle de l'armée dans la politique, qui reste la question majeure», affirme Yavuz ÷nen, président de la Fondation des droits de l'homme.
Geste fort. Intellectuel unanimement respecté pour son indépendance, cet architecte espère néanmoins un geste fort des Européens au sommet de Copenhague : «Nous avons besoin que l'Union européenne nous tire vers elle au lieu de nous rejeter vers les ténèbres.».