Objet : Howard Zinn
Une histoire populaire des États-Unis. De 1492 à nos jours
La synthèse d’Howard Zinn
THIERRY DISCEPOLO
ÉDITEUR de l'ouvrage (Agone).
Ce texte est une version écourtée des conférences de présentation données par
l'éditeur à la sortie de l'ouvrage.
ous les livres ont leur petite histoire, qui n’intéresse le plus souvent que
ceux qui les ont fait. Mais la petite histoire de ce livre d’histoire est un peu
plus longue déjà. Et certains de ses éléments nous ont paru mériter la
publicité.
L’histoire de ce livre en France est d’abord celle de son absence. Édité en
1980 aux États-Unis, il a fait l’objet en 22 ans de 5 rééditions. Le titre
existe en version courte (seulement le xxe siècle) ; et en version lue par Matt
Damon, jeune star du cinéma américain. Vendu à plus de 950 000 exemplaires aux
États-Unis (et 65 000 en Angleterre), ce livre est traduit depuis 20 ans en
espagnol, en russe et en japonais ; les éditions turques, arabes, roumaines et
grecques sont en cours ; l’Italie et l’Allemagne boudent semble-t-il plus encore
que la France.
Sa parution, en 1980 donc, a aussitôt fait l’objet d’une recension de deux
pages dans Le Monde diplomatique. Et puis le livre a attendu 20 ans que les
éditions Agone soient assez solides pour envisager la traduction et l’édition
d’une somme de 812 pages – qui a mobilisé une équipe de six personnes. Une chose
est certaine, l’acquisition des droits de ce livre auprès de l’éditeur américain
ne s’est pas faite dans une ambiance de concurrence.
Pourquoi une si longue négligence ? Les États-Unis sont-ils un pays qui compte
pour si peu dans l’histoire politique et sociale, économique et commerciale,
intellectuelle et artistique du monde contemporain ?
Personne n’a dit aussi bien que Pierre Nora, directeur de la collection «
Bibliothèque des histoires » chez Gallimard, les raisons pour lesquelles
l’édition française répugne à publier de tels ouvrages – il s’agissait alors de
L’Âge des extrêmes, d’Éric Hobsbawm, mais rien n’a changé depuis : « Tous les
éditeurs, bon gré mal gré, sont bien obligés de tenir compte de la conjoncture
intellectuelle et idéologique dans laquelle s’inscrit leur production. Or, il y
a de sérieuses raisons de penser qu’un tel livre apparaîtra dans un
environnement intellectuel et historique peu favorable. D’où le manque
d’enthousiasme à parier sur ses chances. La France ayant été le pays le plus
longtemps et le plus profondément stalinisé, la décompression, du même coup, a
accentué l’hostilité à tout ce qui, de près ou de loin, peut rappeler cet âge du
philosoviétisme ou procommunisme de naguère, y compris le marxisme le plus
ouvert. Cet attachement, même distancié, à la cause révolutionnaire [conclut
Nora], Éric Hobsbawm le cultive certainement comme un point d’orgueil, une
fidélité de fierté, une réaction à l’air du temps ; mais en France et en ce
moment, il passe mal. »
Conjoncture intellectuelle et idéologique des plus défavorable en effet. Mais
disons-le autrement : celle de l’amalgame entre recul de la critique marxiste du
capitalisme et effondrement de l’Union soviétique. Un amalgame bien utile au
nouvel ordre néolibéral pour invalider toute croyance en la possibilité d’une
organisation sociale qui se fonde sur le bonheur du plus grand nombre décidé par
eux-mêmes plutôt que sur la liberté individuelle de faire des profits et de
s’accomplir dans la seule consommation.
C’est la raison pour laquelle, justement, dans notre pays où la parole
publique la mieux autorisée et la plus bavarde semble celle de renégats
communistes, maoïstes ou trotskistes, il nous a paru particulièrement urgent de
donner à lire l’attachement de Howard Zinn à une cause révolutionnaire qu’il «
cultive comme un point d’orgueil, une fidélité de fierté, une réaction à l’air
du temps ». Une attitude d’autant plus singulière qu’elle débarque d’un pays qui
ne nous a plus trop habitués à de telles exportations.
« Une autre histoire » aurait pu donc être le titre de ce livre. Un livre qui
rassemble d’ailleurs à peu près tout ce qui fait la ligne éditoriale d’Agone,
notamment dans ce travail d’éducation populaire qui doit plus à la contre
information qu’à la vulgarisation. Car Zinn ne livre pas seulement une synthèse
de la connaissance historique disponible sur le pays qui prend le plus de place
dans le quotidien de bien des gens qui s’en priveraient volontiers… On trouve
déjà sur le marché une telle production savante et semi-savante. Mais il s’agit
là des versions officielles d’une histoire des dominants par leurs clercs –
telles que déclinée par un universitaire de presse comme Nicole Bacharan
(attachée au Monde et à France Inter), avec son Good morning America : ceux qui
ont inventé l'Amérique (paru en 2001) –, qui installent le lit sur lequel peut
croître et se développer la production d’une vieille ganache réactionnaire comme
Jean-Francois Revel – son L’Obsession anti-américaine : son
fonctionnement, ses causes, ses inconséquences vient de paraître, aussitôt loué
par le quotidien du soir Le Monde.
Plutôt donc qu’une actualisation de ces histoires du point de vue du pouvoir,
Zinn en propose comme le contre-modèle, l’antidote qui nous permet de nous
soigner de l’histoire écrite par les dominants pour désespérer les dominés de
tout changement.
Au moment de chercher comment illustrer en quelques phrases cette chose, «
l’histoire écrite par les dominants », n’étant en rien historien des États-Unis
ni de quelqu’autre territoire ou période que ce soit, je me suis trouvé bien
embêté. Mais on peut toujours faire confiance en la brutalité bestiale de
quelque journaliste pour nous fournir régulièrement des illustrations comme sur
un plateau. Ainsi Jean-Marie Colombani, directeur du Monde, expliquait-il le 11
septembre dernier à un interlocuteur africain que la destruction du World Trade
Center était « un événement historique » tandis que le génocide rwandais n’était
qu’une « guerre civile africaine ». Autrement dit, que le premier concernait
l’histoire du monde et pas le second ; que l’un est une leçon d’histoire et
l’autre un détail de l’histoire. Au moins, c’est clair. Déclinaison d’un réflexe
du sujétion totale au puissant que le même patron de presse avait ramassé le
lendemain des attentats dans la formule : « Nous sommes
tous américains. » Autrement dit, la douleur des dominants ne nous concerne pas
au même titre que celle de dominés. On ne porte que le deuil des maîtres et
seule la mort des maîtres est inscrite dans les chroniques. Voilà comment
l’histoire avance en oubliant le plus grand nombre.
On voit bien toute la difficulté de raconter cette histoire des oubliés de
l’histoire. Et notamment dans l’usage des sources, celles que, justement, Zinn
invoque : sources non officielles, ignorées ou sous-utilisées, telles que récits
d’esclaves, confessions de prisonniers, correspondance de soldats, journaux de
femmes, biographies et autobiographies, auditions publiques et autres documents
de la tradition orale. (Ce qui n’empêche pas Zinn d’utiliser également des
pièces majeures telles que les Pentagon Papers, rédaction de l’histoire du
Vietnam par le département de la Défense, document confidentiel de 7 000 pages
qui fut rendu public par deux employés scandalisés par leur expérience directe
de la guerre et horrifiés par ce que l’Amérique faisait subir au peuple
vietnamien. Ils photocopièrent le document en juin 1971 avant d’en envoyer copie
à quelques membres du Congrès et au New York Times. Ce fut, vous l’imaginez, un
tollé général.)
Zinn ne tient pour histoire que l’histoire du plus grand nombre. Il prend acte
du fait que seule la mémoire des défaites (souvent) et des victoires (rares) des
dominés nous enseignent correctement le monde tel qu’il va. Au contraire de la
mémoire des États, qui n’est qu’une mémoire déformée selon les exigences
idéologiques (ou les modes publicitaires), version aplatie d’un présent toujours
renouvelé qui nie l’impact du passé sur le présent et le futur, Zinn propose de
rendre à l’histoire son potentiel de subversion, forçant le lecteur à tirer les
leçons du passé. Pour croire qu’un autre monde est possible, ça aide bien de
savoir que d’autres en ont rêvé avant, et que leur échec n’a rien d’inéluctable
mais, au contraire, qu'il fut l’objet d’une mobilisation de tous les instants
par ceux qui avaient des intérêts rien moins que théoriques à ce que rien ne
change : des questions d’argent, de pouvoir, de confort dans un ordre social
soutenu par les lois, la manipulation de l’opinion et
la force physique.
La synthèse que constitue cette histoire populaire s’appuie sur les recherches
hétérodoxes accomplis depuis les années 1970 sur l’esclavage, sur la période
révolutionnaire, sur la formation du capitalisme d’État, sur l’expansion
territoriale – que l’on connaît sous le nom poétique de « conquête de l’Ouest »
mais qu’il convient de voir comme la première étape de l’impérialisme américain.
Une synthèse qui exprime clairement le point de vue – habituellement occulté –
de l’opprimé, que l’histoire officielle traite en figurant : l’Indien, le Noir,
le Chicano, le Portoricain, le simple soldat, le prisonnier politique, le
gréviste, le sans-travail et la femme.
Et puisqu’il ne s’agit que de faire l’histoire du plus grand nombre, Zinn
tisse principalement son récit du portrait des mouvements populaires et de leur
mode d’action : grèves paysannes et ouvrières, boycottage par des locataires et
des consommateurs, formes multiples de désobéissance civile (notamment dans
l’armée), organisations de base, alternative au bipartisme
démocrate-républicain, luttes syndicales, actions communautaires, etc.
Voyons comment Zinn s’y prend pour inverser cette image d’une histoire tissées
de figures héroïques et de hauts faits d’armes, de scènes édifiantes et de
personnalités exemplaires.
Pour la plupart d’entre-nous, parmi les événements les plus lyriques de
l’histoire américaine en ses débuts de constitution territoriale figure sans
doute le drame héroïque de la chute de Fort Alamo… À propos de cette période,
Zinn raconte comment, en 1836, après un soulèvement organisé avec le soutien des
États-Unis, le Texas se sépare du Mexique avant d’être intégré à l’Union ;
comment l’envoi d’un détachement sur la frontière sud du Texas provoque, au
printemps 1846, l’incident militaire qui déclenche la guerre de conquête tant
souhaitée par les élites américaines, leur permettant d’annexer la moitié du
Mexique et d’acheter le Nouveau-Mexique et la Californie – ce qui autorisa la
conclusion : « Nous ne prenons rien par conquête, Dieu merci. » Mais pas de Fort
Alamo dans cette histoire-là…
Soit dit en passant, les amateurs de western vont être déçus, la chose tant
représentée à l’écran ne semble pas même avoir existé… Sur la période et le
territoire concerné, Zinn n’expose qu’une lutte des classes entre fermiers et
propriétaires terriens sous le titre « L’autre guerre civile ». Non que des
shérifs n’aient jamais exercés « au nom de la loi », pistolets à la ceinture ;
et que des indiens aient scalpés de pauvres colons ; et que la cavalerie ; etc.
Mais tout cela n’est que la partie pittoresque pour l’accaparement d’un
territoire suivant le même ordre depuis l’indépendance : celui de l’augmentation
des richesses des plus riches.
De la même manière, pour la période moderne, les passionnés de guerre des
gangs resteront sur leur faim : le mot même de « mafia » est absent du livre.
Non que toute organisation occulte gérant sur une base raciale ou ethnique les
jeux, la prostitution, les trafics, le raquet, etc. aient jamais existé, mais,
encore une fois, il ne s’agit que de la surface du processus d’intégration
violente des derniers arrivants dans un pays où le formalisme de la loi a
toujours inscrit l’injustice sociale dans le quotidien du plus grand nombre.
Non que l’histoire que raconte Zinn ne soit pas haute en couleurs ! Elle se
déroule au contraire dans le bruit et la fureur. D’autres couleurs toutefois.
Moins de cartes postales.
Mar 24 Oct - 23:21 par mihou