Faut-il avoir honte d'être français ? par Eric Conan (Express 21-9-06)
http://www.lexpress.fr/info/societe/dossier/colonisation/dossier.asp?ida=451693
L'Express du 21/09/2006
Faut-il avoir honte d'être français ? par Eric Conan
La France doute! Les défenseurs des «bienfaits» de la colonisation s'opposent à
ceux qui s'estiment victimes de celle-ci par hérédité. Un procès à la va-vite
est lancé contre Napoléon, accusé d'avoir perpétré un génocide en rétablissant
l'esclavage. Le film Indigènes reproche à la République d'avoir sacrifié les
troupes coloniales avant de les oublier. Des associations demandent à l'Etat une
repentance tous azimuts. De leur côté, les responsables politiques n'ont plus le
courage de commémorer les grandes dates du passé et se réfugient dans un
ocuménisme hypocrite. En réaction, des intellectuels dénoncent le mea culpa
permanent. Dans La Tyrannie de la pénitence (Grasset), Pascal Bruckner veut en
finir avec le «masochisme national». Le respect de l'autre doit-il conduire au
lessivage de la mémoire nationale et à la culpabilité générale?
Le hasard est parfois bon metteur en scène: la coïncidence de la sortie du film
Indigènes, de Rachid Bouchareb, et de La Tyrannie de la pénitence, le nouvel
essai de Pascal Bruckner, nous offre un nouvel épisode d'un psychodrame mémoriel
qui n'en finit pas d'obséder la France. Son histoire, de plus en plus résumée à
une succession de crimes, est rejetée, à l'image de l'errance pathétique, au
printemps dernier, du porte-avions Clemenceau, réduit à un dangereux tas de
ferraille polluée par l'amiante et dont plus personne ne veut.
Relatant l'épopée de quatre soldats d'un régiment de tirailleurs algériens
engagés de 1943 à 1945 dans les combats de la Libération (campagne d'Italie,
débarquement de Provence, bataille d'Alsace), Indigènes relève plus de l'hommage
militant que de la création cinématographique, bien qu'il ait obtenu au Festival
de Cannes le prix d'interprétation masculine. «Si l'on s'en tenait strictement à
la qualité du film, de sa mise en scène et de son scénario, il n'est pas sûr
qu'Indigènes ferait autant parler de lui», a écrit Libération, regrettant «un
film étouffé sous les bons sentiments». Mais c'est parce qu' «on est au-delà du
cinéma», explique son réalisateur, Rachid Bouchareb: Indigènes veut rendre
justice au rôle et au sort de ces milliers de soldats originaires des colonies
et dont beaucoup périrent pour libérer le sol français. D'un épisode complexe où
se mêlent gloire et injustice, héroïsme et ingratitude, surtout après guerre, du
fait des turbulences de la décolonisation, Rachid Bouchareb, qui dit vouloir
«dépasser l'Histoire», a récrit un récit simpliste, accusant la France.
«C'est l'histoire de tirailleurs qui se sont battus pour la mère patrie mais
qui, le jour de la victoire, n'ont pas eu le droit de défiler sur les
Champs-Elysées», résume Jamel Debbouze, qui joue l'un des rôles principaux.
Mais, contrairement aux premières images du film,qui enjolivent paradoxalement
leur sort, ces soutiers de la Seconde Guerre mondiale ne se sont pas tous portés
librement volontaires, mus par le désir ardent de «libérer la patrie de
l'occupation nazie». Pris dans les rets de l'aliénation coloniale, du
paternalisme militaire (fidélité à un sous-officier) et parfois de l'enrôlement
forcé, beaucoup furent ballottés d'unité pétainiste en troupe gaulliste au gré
des revirements de leurs chefs, avant d'être jetés dans des combats qu'ils
n'avaient pas toujours choisis. En revanche, et contrairement à ce qu'affirme
l'acteur, ils ont bien défilé sur les Champs-Elysées, où la population leur a
rendu hommage à plusieurs reprises, le 11 novembre 1944, le 8 mai et le 14
juillet 1945.
Autre caricature, Indigènes nous présente des héros qui sont systématiquement
envoyés à la boucherie par des officiers blancs se délectant à distance du
spectacle de leur décimation. Pour ceux que l'Histoire intéresse, il faut savoir
que la campagne d'Italie fut l'une des plus meurtrières pour les officiers
français. Or tous les gradés du film sont de belles ordures, à la seule
exception d'un sergent pied-noir dont on découvre qu'il a du sang algérien. L'on
pourrait aussi reprocher à un scénario qui veut faire ouvre de justice de ne pas
avoir pensé à inclure au moins un soldat noir dans le quatuor des héros
d'Indigènes censé symboliser les troupes coloniales.
Mais l'exactitude historique n'est pas le souci d'une ouvre qui veut surtout
peser sur le présent. «Si je fais ce film, c'est contre Fabius», précise Jamel
Debbouze, estimant que l'ex-ministre des Finances est le principal complice des
injustices concernant le niveau des pensions des anciens soldats coloniaux. Et
Samy Naceri, qui interprète un autre rôle d'Indigènes, ajoute que le film va
permettre «d'économiser des milliards sur les budgets de prévention et
d'intégration».
Cet espoir fait écho à l'appel des Indigènes de la République, lancé en janvier
2005 par des associations et des chercheurs enjoignant les «filles et fils de
colonisés» à lutter contre les «discriminations de la République postcoloniale»,
selon une idée qui n'a cessé de s'imposer depuis quelques années: plus la France
aura honte de ses crimes, plus les problèmes actuels de ceux qui s'identifient à
ses victimes du passé se résoudront. Car il est plus confortable de considérer,
comme Jack Lang, que les émeutiers de banlieue de novembre 2005 sont les
«enfants ou les petits-enfants de la colonisation» que de reconnaître qu'il sont
victimes de vingt-cinq ans de politiques urbaine et scolaire qui les ont reclus
dans des ghettos abandonnés.
De la déportation des juifs à la colonisation en passant par l'esclavage et
Napoléon, les revendications mémorielles communautaires se sont multipliées. Au
détriment d'un récit commun devenu impossible, comme l'a montré la récente
polémique sur l'article de la loi du 23 février 2005 recommandant - à la demande
des pieds-noirs, qui se voyaient évincés des manuels d'histoire - que «les
programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence
française outre-mer, notamment en Afrique du Nord». Jacques Chirac a exigé la
suppression de ce texte alors que lui-même honorait encore, il y a dix ans,
«l'importance et la richesse» de «l'ouvre civilisatrice de la France» en
Algérie. En revanche, il ne réagit pas quand des nostalgiques de l'OAS érigent
des monuments dédiés aux «martyrs de l'Algérie française» qui rendent hommage à
des putschistes ayant tenté d'assassiner de Gaulle. Car, dans cette grande
Bourse des mémoires communautaires, certaines sont orphelines, qu'on ne défend
plus. Ainsi, en avril dernier, le monument en bronze de Craonne, élevé à la
gloire des 200 000 morts de la bataille du Chemin des Dames de 1917, a été
détruit par des récupérateurs de métaux sans que cela émeuve le moindre
ministre.
Rivalisant les unes avec les autres, ces mémoires victimaires poussent à la
surenchère. Ne s'intéressant qu'aux ombres de l'Histoire, elles finissent par
les noircir. Seul le crime les intéresse, au détriment de l'héroïsme. Accabler
Vichy en oubliant l'occupant nazi. Ne plus voir dans la Résistance qu'un panier
de crabes. Ne s'intéresser qu'à l'esclavage européen - aboli - sans dire mot de
celui qui existe encore, ailleurs, dans le monde. Faire de la colonisation
l'essence de la République. Il n'y a plus de limites, toutes les provocations
étant prises au sérieux au détriment de la vérité historique.
Cette dérive perverse avait suscité la colère du regretté Pierre Vidal-Naquet,
anticolonialiste s'il en fut, qui dénonçait, quelques semaines avant sa mort,
l'entreprise «frauduleuse» d'un ouvrage, Coloniser. Exterminer, d'Olivier Le
Cour Grandmaison, faisant de la colonisation la matrice de l'extermination de
masse nazie. Et Pierre Nora a dénoncé l'écho accordé à un opuscule, Le Crime de
Napoléon, de Claude Ribbe, présentant l'Empereur comme l'inventeur des chambres
à gaz. Usant de la même précision méthodique que Pierre Vidal-Naquet avec les
négationnistes, l'historien Daniel Lefeuvre a relevé le caractère fantaisiste de
nombre d'ouvrages militants dans Pour en finir avec la repentance coloniale
(Flammarion).
Le philosophe Peter Sloterdijk voit dans cette transformation de l'Histoire en
«spectacle immonde» une diversion: aider «les sociétés contemporaines à ne pas
résoudre leurs véritables problèmes en les entraînant dans des débats
artificiels». Cela avec la complicité d'une partie des élites, qui se donne
bonne conscience en se repentant sur le dos des générations précédentes. Avec
une ivresse qui confine à l'irrationnel: elle aboutit à coloniser non plus
l'espace mais le passé, en imposant les valeurs morales du présent à des
événements anciens que l'on ne cherche plus à comprendre mais à juger. Ce
complexe de supériorité transforme toutes les grandes figures de l'histoire de
France en suspects. Le courage des poilus? On préfère ne voir en eux que des
victimes contraintes, plutôt que de faire l'effort de comprendre ce que fut le
patriotisme. Les cheminots résistants fusillés? Que n'ont-ils fait pour arrêter
les trains de déportés? Cet anachronisme dévore tout, et bientôt l'on reprochera
à Jean Moulin de ne pas avoir institué la parité dans la Résistance.
L'histoire nationale finit par devenir insupportable. Dominique de Villepin a
donc eu honte de faire commémorer la victoire d'Austerlitz alors que
l'Angleterre a célébré avec faste celle de Trafalgar et la Belgique celle de
Waterloo. François Mitterrand même semble déjà lointain, lui qui, en 1987, ne
craignait pas d'assister à la messe pour le millénaire de la dynastie
capétienne, avant de commémorer avec faste la Révolution française.
La connaissance historique est de plus en plus contestée par une logique
judiciaire qui n'a plus de limite, comme le montre, aujourd'hui, la mise en
cause du dictionnaire Le Robert, sommé par une association raciale et une
association antiraciste de remplacer, sous leur dictée, sa définition de la
colonisation, qui y figure depuis quarante ans, par une condamnation de ce
«crime contre l'humanité». A quand l'interdiction des écrits de Senghor,
coupable d'avoir estimé que «la colonisation est un phénomène universel, qui, à
côté de ses aspects négatifs, a certains aspects positifs»? Et ceux de
Marguerite Duras, qui évoquait ces «pays lointains et sauvages où tout était à
faire».
C'est contre cette réécriture du récit national en réquisitoire permanent que
s'élève aujourd'hui, avec colère, Pascal Bruckner, dans un essai à paraître le 3
octobre, chez Grasset. Il appelle à en finir avec cette Tyrannie de la pénitence
et n'hésite pas à renverser la situation pour prôner une fierté française. Il
montre, d'abord, que ce «masochisme» est une particularité occidentale récente
dont la France offre une caricature. «Comme il y a des prêcheurs de haine dans
l'islamisme radical, il y a des prêcheurs de honte dans nos démocraties, surtout
chez les élites pensantes.» Il voit dans ce masochisme une forme de prétention:
«La décolonisation nous a privés de notre puissance, notre poids économique ne
cesse de décliner, mais, dans une colossale surestimation, nous continuons à
nous voir comme le centre de gravité maléfique dont dépend l'Univers.»
Or, selon lui, nous ne sommes pas coupables. D'abord, parce qu'il «n'y a pas de
transmission héréditaire du statut de victime et de bourreau», sauf à renouer
avec l'essentialisme dont Maurras fut en France le dernier représentant. Et,
surtout, parce que si «toutes les civilisations, les Perses, les Mongols, les
Chinois, les Aztèques, les Incas, les Ottomans, ont été colonisatrices», seul
l'Occident s'est amendé. L'esclavage? L'Occident n'a fait que prendre «le relais
des Arabes et des Africains», mais il a «engendré l'abolitionnisme et mis fin à
l'esclavage avant les autres nations».
Refusant le rôle de bouc émissaire que l'on veut nous faire jouer, Pascal
Bruckner ajoute que nous ne sommes pas responsables de la situation actuelle des
pays décolonisés. Déjà, d'anciens vrais tiers-mondistes comme Gérard Chaliand et
Yves Lacoste estimaient que, après quarante ans d'indépendance, les dictatures
d'Afrique, saignées par la corruption ou les guerres tribales, devaient être
tenues pour responsables de leurs malheurs. L'économiste Daniel Cohen ajoute que
l'Occident ne s'est pas développé en pillant le tiers-monde et que les
puissances coloniales se sont développées moins vite que les puissances non
coloniales. Cinquante ans après son célèbre Portrait du colonisé, Albert Memmi
pose donc la question dans Portrait du décolonisé: «Qu'avez-vous fait de votre
liberté?»
Pascal Bruckner va plus loin: si nous ne devons pas nous sentir coupables, nous
avons de quoi nous sentir plus fiers. Il n'hésite pas à revendiquer une
supériorité historique: «L'Europe a plutôt vaincu ses monstres, l'esclavage a
été aboli, le colonialisme abandonné, le fascisme défait, le communisme mis à
genoux par KO. Quel continent peut afficher un tel bilan?» Alors que nous avons
conscience de nos vices passés, pratiquant l'autocritique au point d' «exhiber
nos plaies en public», le reste du monde demeure dans l'archaïsme de la
recherche du bouc émissaire: le juif, l'Amérique, le Blanc. Pascal Bruckner
propose donc d' «inverser notre rapport au passé: ne pas y voir une source de
déploration mais de fierté». Retourner «l'accusation contre les accusateurs»,
les «soumettre à leur tour au feu roulant de la critique», «accuser plutôt que
s'accuser»: «Il y a des mosquées à Rome mais y a-t-il des églises à La Mecque, à
Djedda, à Riyad? Ne vaut-il pas mieux être musulman à Düsseldorf ou à Paris que
chrétien au Caire ou à Karachi?»
Pascal Bruckner montre que l'enjeu n'est pas seulement symbolique mais
politique: ce masochisme est fatal en France, nation politique qui s'est forgée
autour d'une histoire fédératrice que n'osent plus assumer aujourd'hui que des
naturalisés récents. Derniers en date, Chahdortt Djavann (Comment peut-on être
français?) ou André Makine (Cette France qu'on oublie d'aimer) défendent mieux
les valeurs universelles françaises que certains intellectuels baignés par un
relativisme culturel à un niveau rarement atteint depuis l'époque coloniale.
Associant déclinistes contempteurs d'une France «nulle», rappeurs subventionnés
exhortant «à la baiser et à l'épuiser comme une garce» et céliniens mondains se
délectant de la «France moisie», l'actuelle francophobie dominante dans les
milieux médiatico-politiques est un facteur de la crise de l'intégration.
Celle-ci ne peut fonctionner sur la détestation de la société accueillante,
comme le rappelait Jean Daniel, en contestant le slogan retenu par la future
Cité nationale de l'histoire de l'immigration («Leur histoire est notre
histoire») alors qu'il convenait, selon lui, de préférer au contraire «Notre
histoire est leur histoire», plus conforme à la tradition française.
«L'anticolonialisme nous a conduits au culte de la différence tolérée»,
ajoutait-il, alors que l'on doit plutôt «exiger la recherche de la
ressemblance».
Ressemblance dont le souvenir de la victoire de la France lors de la Coupe du
monde, en 1998, reste la métaphore la plus forte et la plus appréciée des
Français: une équipe de semblables, d'origines et de couleurs différentes,
soudés par les mêmes maillots, le même langage, les mêmes règles du jeu et le
même objectif.