Le Devoir
LES ACTUALIT�S, lundi 11 septembre 2006, p. a1
Analyse
11-Septembre: apprendre � vivre avec le risque
Vallet, �lisabeth
Cinq ans apr�s le 11-Septembre, le monde n'est plus le m�me: la carte g�opolitique du Moyen-Orient est redessin�e, l'administration Bush fragilis�e, les �tats-Unis plus frileux, le Canada engag� dans une mission de guerre. Pourtant, � moins d'un nouvel attentat en sol am�ricain qui consacrerait l'obsolescence des analyses actuelles, la diplomatie onusienne regagne du terrain, les soci�t�s civiles occidentales retrouvent les relais n�cessaires pour progresser dans le domaine des droits et libert�s individuels, l'Am�rique du Nord para�t avoir appris � vivre avec un nouveau risque, et les litiges commerciaux demeurent au coeur des relations am�ricano-canadien
Les failles de la m�moire
Avant le 11-Septembre, en Europe, les ann�es 1970 et 1980 avaient �t� le th��tre des actions sanglantes de groupes terroristes comme Action Directe, les Brigades rouges, l'IRA, ETA ou le FLNC... Y compris du fait du terrorisme international, avec l'attentat de la rue des Rosiers � Paris en 1982, le massacre des Jeux olympiques � Munich en 1972, l'explosion du vol d'Air India au-dessus de l'Atlantique en 1985 ou de celui de la Pan Am au-dessus de Lockerbie en 1988, ou encore des attentats orchestr�s par le GIA en France en 1995. Le proc�d� m�me du 11-Septembre avait �t� �test�: en 1994, le d�tournement - avort� - du vol d'Air France entre Alger et Paris avait semble-t-il pour vocation de s'�craser sur un monument parisien. Dans les ann�es 1990, aux Philippines, des essais avaient eu lieu pour d�jouer la s�curit� a�roportuaire et ouvraient la voie au complot de Bojinka en 1995: d�jou� au hasard d'un incendie dans un appartement et foment� par al-Qa�da, il pr�voyait notamment de faire exploser 11 avions de ligne en vol en Asie du Sud-Est... Ainsi, outre le fait qu'il s'agissait de frapper le coeur de l'hyperpuissance, le 11 septembre 2001 a donc ceci de spectaculaire qu'il constituait le premier aboutissement de ce type de complot, de surcro�t retransmis en direct sur les t�l�visions du monde entier, mobilisant les m�dias comme jamais depuis la premi�re guerre du Golfe. D�multipli�s � l'infini par cet extraordinaire porte-voix, les attentats du 11-Septembre ont dot� l'administration Bush d'un v�ritable blanc-seing. En effet le 10 septembre au soir, la pr�sidence Bush �tait envisag�e comme l'une des plus falotes de l'histoire am�ricaine. Les historiens des grandes universit�s am�ricaines accordaient la note la plus faible de leur classement � un pr�sident effac�, que l'on voyait lisant The Pet Goat aux enfants d'une �cole primaire de Sarasota le 11 septembre � 9 heures du matin...
L'h�r�sie du �complot�
De l� � croire que le gouvernement am�ricain avait orchestr� cette mise en sc�ne pour redorer son blason, il n'y avait qu'un pas, qu'ont all�grement franchi les Messan, Moore, et autres Gretch�nevski... Le groupe Carlyle, le Pentagone, la Maison-Blanche, Halliburton pour ne citer que les moins fantaisistes auraient donc mont� un complot impliquant des membres d'al-Qa�da, le silence du FBI, de la CIA et des agents du terrain, celui des bureaucrates de plusieurs minist�res, des conseillers et du personnel de la Maison-Blanche. Il y a un singulier paradoxe � penser l'administration Bush capable de constituer de toutes pi�ces un complot plan�taire, et � la regarder comme nous la voyons le plus souvent: inepte, inapte � prendre des d�cisions coh�rentes et de toute �vidence, divis�e.
Comment penser que c'est cette m�me pr�sidence (ou ces m�mes groupes industriels ou bureaucraties) qui ait pu mener un complot d'une telle complexit� (faire sortir les gens appropri�s � temps, sommer les �initi�s� de faire les transactions financi�res, former les pilotes, r�duire au silence les bureaucraties) et ne pas trouver le moyen d'enterrer quelques armes nucl�aires dans le d�sert irakien pour justifier l'intervention de 2003... Malheureusement pour les �complotistes�, il y a au 11-Septembre une explication plus prosa�que et sans doute d�cevante: l'incomp�tence et la fragmentation du pouvoir. Le syst�me d�cisionnel am�ricain est articul� autour d'un enchev�trement de poids et de contrepoids.... o� chaque acteur a, quelque part dans le syst�me, un contre-pouvoir, susceptible de le mod�rer ses exc�s...
L'inertie de ces m�canismes est cependant grande, et il aura fallu trois ans aux membres du Congr�s, aux quotidiens nationaux et aux juges de la Cour supr�me pour s'�lever contre les abus d'une administration devenue omnipotente. Mais c'est pour cela que les scandales finissent par �tre d�voil�s, m�me lorsque la pr�sidence cherche � les couvrir (on conna�t les Watergate, Irangate, et autres Plamegate). Ainsi, la th�orie du complot cherche une intelligence sup�rieure l� o� il n'y a que des humains, faillibles, opportunistes et vaniteux. Il n'y a donc, avec le 11-Septembre, que des attentats singuli�rement r�ussis, l'opportunisme d'un groupe de conseillers engonc�s dans la guerre froide - les n�o-conservateurs - et la peur de toute une population p�trifi�e dans sa vuln�rabilit�. Par contre, il y a eu apr�s le 11-Septembre des mouvements convergeant vers une limitation des droits de la personne que les th�ories du complot pourraient occulter: sous les coups de boutoir d'une pr�sidence renforc�e, l'�volution du droit pourrait avoir chang� le monde.
Le sacrifice du droit
En effet, pour l'administration Bush, le 11-Septembre conduit � un retournement sans pr�c�dent. D'une l�gitimit� inexistante en raison de la bataille judiciaire Bush-Gore, le pr�sident a soudain trouv� une approbation sans faille, bipartisane, atteignant des sommets in�gal�s jusqu'alors, bondissant � 90 %..... La riposte en Afghanistan, l'invasion de l'Irak, la lutte contre l'axe du Mal et ses francs-tireurs devaient constituer les fondements de la lutte pour la libert�. Las, cette derni�re a �t� le premier dommage collat�ral de la lutte contre le terrorisme. Car, en d�mocratie, le droit et les libert�s individuelles sont souvent sacrifi�s sur l'autel de la s�curit� nationale, comme les deux conflits mondiaux en attestent. Aux �tats-Unis - et ailleurs - les ann�es 40 ont �t� marqu�es par les d�portations et expropriations des populations d'origine asiatique de la c�te ouest. La guerre du Vietnam a justifi� des mesures particuli�res, conf�rant de fait � la Maison-Blanche le titre de �pr�sidence imp�riale�. Des Pentagon Papers au Watergate, Nixon est devenu le symbole contemporain des d�rives de la pr�sidence... Est-ce pour cela - ou peut-�tre pour des raisons plus �lectoralistes - que des congressmen appellent aujourd'hui � la destitution du pr�sident Bush? Car le droit a, en quelques ann�es, �t� particuli�rement mis � mal. La notion de guerre pr�ventive (preemption) a port� un coup fatal au droit international. Guantanamo, Abou Ghra�b, et les prisons secr�tes � l'�tranger dont le pr�sident Bush vient d'admettre l'existence, ont r�duit les conventions de Gen�ve � bien peu de choses. Le USA Patriot Act a ouvert une large br�che dans le socle constitutionnel des libert�s fondamentales aux �tats-Unis m�mes, modifiant des lois f�d�rales relatives par exemple � la proc�dure criminelle, donnant au FBI (notamment) un droit de regard sur les informations personnelles, autorisant l'arrestation, l'expulsion et la mise � l'isolement de suspects ainsi que les perquisitions et les �coutes t�l�phoniques sans autorisation pr�alable d'un magistrat. Les r�pliques du s�isme du 11-Septembre vont plus loin encore, du Canada � l'Europe, o� la plupart des �tats se sont empress�s de durcir des dispositifs pourtant d�j� r�pressifs. La violence d'�tat devient alors le plus grand risque de la lutte contre le terrorisme. Et c'est bien l�, �crivait Michael Ignatieff en 2004, alors qu'il dirigeait le Carr Center for Human Rights Policy � l'Universit� Harvard, que l'Am�rique pourrait perdre jusqu'� son identit�.
Cinq ans plus tard...
Que dira-t-on en 2031 du 11-Septembre?, demande l'historien Niall Ferguson qui s'imagine enseigner ces �v�nements � une g�n�ration qui ne les aura pas connus. Car, d�j�, aujourd'hui, se tourne une page de l'histoire... ouvrant une �re o� 54 % des Am�ricains se sentent en s�curit�, o� l'Am�rique du Nord apprend � vivre avec le terrorisme, o� le remodelage du Machrek amorc� par les �tats-Unis prend un tournant p�rilleux. Cinq ans plus tard, le monde a chang�. Non parce que le risque terroriste est plus grand, mais bien parce que l'hyperpuissance a jou� aux apprentis sorciers en remodelant une partie du monde... Et la rh�torique s�curitaire aura encore de beaux jours devant elle durant la campagne �lectorale du Congr�s. Mais nombre de choses demeurent. Et � moins d'un autre �v�nement de m�me ampleur, l'histoire retiendra peut-�tre seulement de ces �v�nements que nous avons appris � vivre avec un risque...
Collaboration sp�ciale
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�lisabeth Vallet est chercheuse � la Chaire Raoul-Dandurand en �tudes strat�giques et diplomatiques, coauteure du livre
Le 11-Septembre, cinq ans plus tard paru chez Septentrion
Illustration(s) :
George W. Bush et son �pouse Laura ont d�pos� une couronne de fleurs hier � �Ground Zero�.
Cat�gorie : La Une; Actualit�s
Sujet(s) uniforme(s) : Politique ext�rieure et relations internationales; Terrorisme et assassinats politiques
Type(s) d'article : Article
Taille : Long, 1033 mots
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Doc. : news�20060911�LE�117858
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