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En défense des nationalisations en Bolivie
Actualité des règles internationales, des politiques des nationalisations et du contrôle des activités des transnationales(PNG)
par Hugo Ruiz Diaz
5 août 2006
Introduction
L’Amérique latine est un continent en ébullition. Les tendances politiques actuelles, suite aux élections des deux dernières années, confirment un virage à gauche amorcé dans la région depuis 2000. Le changement du paysage politique latino-américain — suite aux protestations et aux grandes mobilisations à l’échelle continentale et à l’articulation de ces mouvements avec un programme politique — constitue un rejet explicite des politiques libérales qui ont marqué les décennies 1980-1990.
La vague de nationalisations totales ou partielles de l’industrie d’exploitation pétrolière et d’autres ressources qui balaie l’Amérique latine, suscite de vives réactions de la part des États-Unis, de l’Union européenne et de ses États membres.
Par referendum, le peuple uruguayen s’était prononcé en faveur de la re-nationalisation de l’eau et de son retour au domaine public en 2004. Le gouvernement de Kirchner a re-nationalisé les secteurs clés de l’économie comme les télécommunications, les postes, et plus récemment, le service d’accès à l’eau.
Le Venezuela a récemment obligé les entreprises pétrolières étrangères à s’associer à l’entreprise nationale PDVSA dans le cadre de joint-ventures. Exxon Mobile a refusé et a revendu sa participation à Repsol.
En Bolivie, quelque 26 sociétés transnationales (y compris Petrobras) sont visées par le décret de nationalisation du 1er mai 2006 qui leur impose de remettre la propriété des gisements et l’exploitation à la compagnie publique YPFB.
Dernièrement, c’est le tour de l’Equateur qui a annulé le contrat d’exploitation pétrolière avec la compagnie américaine Occidental Petroleum (Oxy), fait qui a provoqué l’ire de Washington qui a immédiatement suspendu les négociations pour un accord de libre-échange avec l’Équateur.
En même temps, on observe sur tout le continent des mobilisations contre les traités de libre-échange signés par les États-Unis avec les gouvernements latino-américains, ce qui risque de contrarier les plans de Washington mais aussi ceux de l’Union européenne qui se place dans la même logique. Les mobilisations en Amérique centrale ont empêché l’entrée en vigueur du CAFTA et aujourd’hui, les mobilisations des indiens et des paysans en Colombie contre le traité de libre-échange signé avec les États-Unis parlent des luttes des peuples en vue de l’autodétermination.
Plus récemment, le Venezuela s’est retiré du CAN et dénonçait - pour la première fois - le traité de libre-échange signé avec le Mexique et la Colombie. Rappelons aussi le bloc entre le Brésil, le Venezuela, le Paraguay, la Bolivie et l’Uruguay qui a fait capoter en novembre 2005, au milieu de fortes mobilisations, l’ALCA. C’est cet ensemble de facteurs qui font l’objet de la présente réflexion
Prima facie, tout cela a des répercussions directes sur l’ordre juridico-politique international, fruit de contradictions d’intérêts qu’il tente de traduire et de matérialiser en normes afin de les surmonter ou de les dépasser [1]. Force est de constater que la nature de la mutation de ce droit dépend de la nature même des contradictions [2] et de l’état des rapports des forces. Les mesures prises dernièrement reflètent l’état des contradictions d’intérêts. Va-t-on vers un changement des rapports de force sur le plan continental ? Vers de nouvelles constructions alternatives en transition et de mise en place de politiques de développement endogènes ? L’agonie des doctrines économiques néo-libérales prônant une ouverture totale des frontières au bénéfice du capital privé ? Vers un changement radical du modèle économique dans la région ?
Le point essentiel dans ce débat est celui de savoir si les États, les gouvernements, les pouvoirs publics, ont effectivement la volonté politique d’affronter les pressions et problèmes que la mondialisation a fait surgir et s’ils sont capables de mettre en place des politiques nationales, locales et régionales de développement économique social.
Au-delà de ces interrogations, on voit bien que les questions des nationalisations - celles concernant la récupération des biens publics bradés dans la foulée des privatisations ainsi que celles relevant de l’ordre juridique interne et international (interdiction ou droit à la nationalisation) - traduisent une opposition idéologico-politique entre les gouvernements latino-américains cités et les pays du Nord et les institutions financières internationales.
Certains gouvernements latino-américains, soucieux de garantir l’exercice du droit à l’autodétermination et du droit des États et des peuples sur leurs ressources naturelles, ont pris ces mesures qui vont à l’encontre des règles et du cadre juridique international libéral dominant. Ces mesures remettent à l’ordre du jour l’ordre international dans son ensemble, et probablement ouvriraient la voie à un processus de démocratisation des relations internationales et vers des nouvelles formes de démocratie.
La notion centrale de souveraineté dans ce débat apparaît clairement. Elle est essentielle pour la revendication des relations internationales démocratiques, d’un nouvel ordre international démocratique et pour l’exercice plein et entier du droit des États et des peuples sur leurs ressources naturelles.
Ainsi, contrairement aux prédictions et aux souhaits des idéologues du libéralisme, la souveraineté, au lieu de disparaître au profit des sociétés transnationales et des pays du Nord, revient avec force sur le plan international en tant qu’élément moteur où l’État jouera son rôle de régulateur social. Les nationalisations se trouvent ainsi étroitement liées à cet élément de base de la société internationale qui est la souveraineté.
1- L’attaque contre le rôle social de l’État et contre la souveraineté
L’un des aspects le plus frappant de la mondialisation libérale est l’attaque frontale contre le rôle social de l’État et contre les compétences des pouvoirs publics en matière de contrôle et régulation du capital, de commerce, des investissements, services publics, ressources naturelles, etc. La mondialisation libérale n’est pas un processus purement économique. Elle englobe des aspects politiques, idéologiques, sociaux, environnementaux et juridiques qui ont une incidence négative directe sur le plein exercice de tous les droits de l’homme [3], des droits des peuples et sur les droits et devoirs des États [4].
Selon la Banque mondiale, le moteur essentiel pour le fonctionnement correct de l’appareil étatique est la concurrence qui le rendra beaucoup plus performant [5]. De plus, « ... le développement économique des États ... exige la libre circulation de tous les facteurs...la libéralisation des investissements... » [6].
C’est le secteur privé qui devient le moteur de l’économie et les pouvoirs publics doivent lui donner les garanties nécessaires à son fonctionnement. Ainsi « pour que le secteur privé puisse tirer le meilleur parti des nouvelles possibilités qui s’offrent à lui dans le domaine de la fourniture des services d’infrastructure et des services sociaux, il faudra souvent qu’il existe un cadre réglementaire solide » [7]. Les pouvoirs publics doivent se rendre à l’évidence : « .. l’État s’acquitte médiocrement des missions aussi essentielles que l’ordre public, la protection de la propriété...Pour les investissements, il (l’État) est pas crédible, ce qui nuit à la croissance et à l’investissement... » [8].
L’organisation de la société internationale contemporaine repose sur la domination, la discrimination, le pillage des ressources naturelles du Sud et l’imposition d’un ordre international anti-démocratique. Elle est essentiellement basée sur un droit international et des règles qui se confondent avec les intérêts des pays riches et du capital privé [9]. Dans ce nouvel ordre international libéral, les institutions internationales économiques et financières jouent un rôle principal en vue de la destruction et de l’anéantissement de tout projet local alternatif de développement.
Les pouvoirs publics doivent en conséquence se limiter à « gérer les privatisations » par des règlements bien conçus et par d’autres interventions de l’État en faveur du secteur privé pour stimuler le développement du marché [10]. Cette attaque contre l’État et les pouvoirs publics a été le cheval de bataille des institutions financières internationales comme le FMI et la Banque mondiale, piliers, avec l’OMC, de la mondialisation libérale et de la création et consolidation des règles corporatives exclusivement favorables aux sociétés transnationales du Nord et aux pays du Nord. Le rôle des pouvoirs publics se réduit à réguler juridiquement les privatisations et la vente des biens publics aux transnationales (entreprises d’État rentables), à gérer les « restructurations » qui entraînent le licenciement des employés et ouvriers, etc. Les pouvoirs publics perdent ainsi la maîtrise des politiques économiques, sociales et financières. Notamment, en tant que facteur politique et social de régulation, l’État a perdu et son rôle de re-distributeur de richesses par la politique fiscale et celui de la mise en place des politiques d’emploi... En un mot, l’État est réduit au rôle de gardien des intérêts privés. L’État ne joue plus son rôle social, mais est devenu un acteur à part entière dans le processus destiné à faciliter la mondialisation capitaliste [11].
Le Rapport 2006 sur les Perspectives de l’économie mondiale du FMI, attire l’attention sur l’instabilité et l’incertitude politiques dans la région, instabilité entendue dans le sens de l’arrivée au pouvoir de gouvernements de gauche, dont certains ont déjà pris des mesures de nationalisation et de contrôle des activités des sociétés transnationales ainsi que la re-nationalisation des ressources naturelles [12].
Nous assistons à une vraie confiscation de la souveraineté des États ; à un processus qui escamote, érode et affaiblit le rôle social du pouvoir étatique. Il s’agit d’une re-formulation de la nature même de l’État et des fonctions des pouvoirs publics : rétrécissement de compétences étatiques dans le domaine social, crise de légitimité démocratique, crise des pouvoirs publics, discrédit de la démocratie, violations des droits humains, autant de conséquences d’un système qui consacre la primauté de l’espace économico-commercial sur l’espace politique et démocratique, bafouant en même temps les normes internationales concernant les droits humains. Dans l’état des rapports de force au sein des relations internationales, le libéralisme envisage l’existence de l’État réduite à son rôle de gendarme dont la fonction essentielle consiste « à garantir la liberté et le profit pour une minorité d’exploiter les autres » [13]. C’est ainsi que, sous couvert de la « concurrence » et du « libre jeu des forces du marché », sous la contrainte des obligations concernant la protection des investissements et des obligations internationales commerciales parmi d’autres, les États et, en conséquence, les pouvoirs publics et les citoyens sont mis à l’écart des décisions économiques et politiques [14].
A cela, il faut ajouter les politiques imposées par le FMI et la Banque mondiale qui fonctionnent selon la logique des entreprises financières privées et du capitalisme mondial, sans grande considération pour les résultats sociaux et politiques de leurs actions et en constituent l’organe exécutif des pouvoirs de facto [15].
En réalité, ces institutions et les programmes qu’elles élaborent et mettent en place constituent « ...l’expression d’un projet politique, d’une stratégie délibérée de transformation sociale à l’échelle mondiale, dont l’objectif principal est de faire de la planète un champ d’action où les sociétés transnationales pourront opérer en toute sécurité. Bref, les programmes d’ajustement structurel (PAS) jouent un rôle de "courroie de transmission" pour faciliter le processus de mondialisation qui passe par la libéralisation, la déréglementation et la réduction du rôle de l’État dans le développement national » [16]. Somme toute, elles font partie « de la contre- révolution néo libérale » [17].
Dans ce contexte, l’ONU, conçue originellement pour prévenir l’éclatement de conflits ouverts entre les États, contribue à l’application de la stratégie de mise en place du nouvel ordre mondial libéral. Fortement dépendante des puissances dominantes et en particulier des États-Unis, l’ONU y a désormais souscrit, oubliant même la revendication de base d’un NOEI (Nouvel Ordre économique international promus par le mouvement des non alignés après la conférence de Bandoung).
Le Secrétaire général actuel, M. Kofi Annan, a accéléré le processus de subordination des Nations unies aux sociétés transnationales. Dans son rapport à l’Assemblée générale, intitulé "L’esprit d’entreprise et la privatisation au service de la croissance économique et du développement durable" [18], le Secrétaire général a pris position sans ambiguïté en faveur d’un "modèle économique et social international unique". Ce "modèle" consiste en fait à imposer un système économique unique qui renforce la domination des pays riches et de leurs élites économiques et financières sur la majorité des peuples et des nations du monde [19]. Le Secrétaire général affirme dans son rapport que "dans tous les pays, développés et en développement, ’dérégulation’ est devenu le mot d’ordre de la réforme de l’État" [20].
Le rapport intitulé "Business and Human Rights : a Progress Report" (Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, janvier 2000) confirme on ne peut plus clairement cette stratégie. Il y est dit : "À l’aube du XXIe siècle, l’un des changements les plus significatifs intervenus dans le débat sur les droits de l’homme est la reconnaissance accrue du lien entre les milieux d’affaires et lesdits droits" ("At the dawn of the 21st century, one of the most significant changes in the human rights debate is the increased recognition of the link between business and human rights").
A contre-courant de cette tendance générale, l’Assemblée générale de l’ONU a récemment rappelé la nécessité de respecter l’autodétermination des peuples et l’égalité souveraine des États [21] ainsi que l’obligation de respecter les règles contenues dans la Charte des Nations unies [22]. De la même manière, l’AG de l’ONU insiste sur l’obligation de respecter le droit des peuples de choisir leurs propres systèmes politiques, économiques sociaux et culturels et de déterminer entièrement tous les aspects de leur existence [23] .
2- Les traités de libre-échange et les traités sur la protection des investissements : éléments de désintégration sociale et continentale.
Jeu 17 Aoû - 18:29 par Tite Prout